écritures contemporaines

1. Il y a dans les livres de la col­lec­tion un goût du voyage, un souci d’obser­va­tion des formes ani­ma­les et un souci du décen­tre­ment géo­gra­phi­que que vous avez en par­tage. On a ainsi le sen­ti­ment que la col­lec­tion incarne ou pro­longe un projet de vie per­son­nel, est-ce bien le cas ?

Oui, l’idée de la col­lec­tion est née en partie d’un goût per­son­nel pour le ter­rain et l’obser­va­tion fré­quente du vivant qu’il sur­gisse de façon ino­pi­née ou qu’on aille le cher­cher. Un voyage aux Everglades (en Floride) il y a une quin­zaine d’années révéla de façon ful­gu­rante cette incli­na­tion latente – qu’il fau­drait cer­tai­ne­ment cher­cher dans l’enfance – dans toute enfance selon Wilson, mais cette réflexion nous entraî­ne­rait trop loin. Dans un parc pro­tégé, sorte de cloche de verre à l’échelle d’un bio­tope donné, le visi­teur est tout à la fois bou­le­versé par la splen­deur du vivant comme par sa fra­gi­lité. Il peut aussi être sur­pris, voire agacé, par son igno­rance. C’est ainsi que la pas­sion de l’iden­ti­fi­ca­tion, comme le bon­heur de contem­pler « ce monde qui existe », là, dehors, et se renou­velle à chaque regard, comme un grand texte dont on n’épuise pas la poly­pho­nie, ne nous ont plus quit­tés, au retour, comme ne nous a plus quitté la cons­cience, assez souf­frante, faut-il l’avouer, de la catas­tro­phe en cours.

Le second « déclen­cheur » de cette col­lec­tion, et c’est peut-être un para­doxe, fut lié à un tra­vail poé­ti­que tou­jours en cours (FR) et pres­que tout entier tourné vers ce qu’on pour­rait défi­nir comme une mélan­co­lie de l’espèce, une espèce fas­ci­née par ce qu’elle est en train de perdre, à mesure qu’elle l’étudie et le détruit. La docu­men­ta­tion avant l’écriture joue un rôle capi­tal. La lec­ture de Jay Gould, de Dominique Lestel, ou de Vinciane Despret, par exem­ple, nous a révélé que cer­tains textes fon­da­teurs étaient inconnus ou non tra­duits. C’est d’ailleurs à Dominique Lestel que Biophilia doit la publi­ca­tion de Paul Shepard et de Edward O. Wilson.

Quant à l’ins­tal­la­tion de Corti sur le Causse du Quercy, vous ne pou­viez trou­ver terme plus adé­quat que « décen­tre­ment géo­gra­phi­que ». Si nous n’avons pas immé­dia­te­ment perçu la portée sym­bo­li­que de notre choix, plutôt mus par un souci concret de « recen­tre­ment » sur le cœur de notre métier éditorial dif­fi­ci­le­ment com­pa­ti­ble, à deux, avec le main­tien d’horai­res contrai­gnants de vente en librai­rie, elle nous saute lit­té­ra­le­ment aux yeux, à pré­sent. Nous répon­dons à vos ques­tions, fenê­tre ouverte sur un bout de France encore à peu près pré­ser­vée, où la main de l’homme aurait même eu plutôt ten­dance à favo­ri­ser cette fameuse bio­di­ver­sité, avant que le terme, aujourd’hui rabâ­ché, ne soit inventé (par celui-la même d’ailleurs qui inventa celui de Biophilie, Edward O. Wilson).

Alors, oui, projet de vie, projet pour Corti aussi, tout cela est inti­me­ment lié.

2. Il existe bien des col­lec­tions consa­crées au deve­nir de la pla­nète qui vont vers le mili­tan­tisme. Pourtant la col­lec­tion Biophilia semble résis­ter à la ten­ta­tion du mili­tan­tisme. Est-ce que la col­lec­tion excède tout de même le geste éthique ou le décen­tre­ment du regard pour pro­po­ser un hori­zon poli­ti­que ?

Il y eut cinq des­truc­tions de masse avant celle que nous pré­ci­pi­tons au cœur de l’holo­cène. On sait bien depuis Jay Gould et sa théo­rie de l’équilibre ponc­tué, que l’évolution n’a jamais été ce long fleuve tran­quille, elle se mani­feste par à-coups ; les extinc­tions par­ti­ci­pent de ces nou­veaux bras­sa­ges de cartes, mais l’asté­roïde qui a décimé tous les dino­sau­res (à l’excep­tion des oiseaux !) et, pour aller vite, permis que se déve­loppe la classe des mam­mi­fè­res, n’avait pas plus de mains qu’il n’avait d’yeux.

Et c’est bien là sur­tout, pour nous du moins, que réside le scan­dale : l’ins­tru­ment de cette extinc­tion en est aussi le témoin. Comme il y a urgence, la ten­ta­tion est forte de verser dans le mili­tan­tisme, ce dont d’excel­len­tes col­lec­tions se char­gent effec­ti­ve­ment (comme par exem­ple Anthropocène, créée au Seuil en 2013 par l’his­to­rien Christophe Bonneuil).

Mais, Biophilia n’a peut-être qu’une seule ambi­tion, dont nous assu­mons l’appa­rente naï­ve­té  : se situer dans cette ten­sion entre la simple des­crip­tion de ce qui fut et ce qui est, arche païenne scien­ti­fi­que et/ou sen­si­ble, à l’échelle du temps de notre espèce. Si nous sommes dému­nis face à la catas­tro­phe en marche, dont seuls quel­ques cri­mi­nels nient encore l’immi­nence, il nous reste quel­ques nano­se­condes (à l’échelle des temps géo­lo­gi­ques) pour chan­ter ce monde et en pré­ser­ver quel­ques miet­tes. La terre s’en sor­tira cer­tai­ne­ment, mais res­tera-t-il encore un cor­beau ou un dau­phin pour en avoir cons­cience – et nous ne choi­sis­sons pas ces ani­maux au hasard ?

« Tant de mains pour trans­for­mer ce monde, et si peu de regards pour le contem­pler » : cette cita­tion de Gracq a fait le tour du monde du web. Tous ceux que nous publions ont cette cons­cience, cer­tains, depuis plu­sieurs siè­cles (Bartram, Thoreau, Muir).

Ceci étant, quel­ques numé­ros de la col­lec­tion sont par­ti­cu­liè­re­ment mili­tants, qu’on songe notam­ment aux textes d’Aldo Leopold, tra­duits par Anne-Sylvie Homassel, Pour la santé de la terre. Véritable mani­feste concret pour la ges­tion des sols et la pré­ser­va­tion du vivant, cet ensem­ble témoi­gne de sa « contri­bu­tion essen­tielle à la struc­tu­ra­tion de l’écologie comme science et pra­ti­que. » De même, dans Nous n’avons qu’une seule terre, tra­duit par Bertrand Fillaudeau, Paul Shepard, un autre pré­cur­seur de ce qu’on nomme aujourd’hui l’écologie pro­fonde, avance, entre autres intui­tions génia­les, cette idée, révo­lu­tion­naire à l’époque, selon laquelle, là encore pour aller vite, la catas­tro­phe écologique est née au néo­li­thi­que (avec la thé­sau­ri­sa­tion des sols et l’aug­men­ta­tion de la popu­la­tion).

3. En par­cou­rant les titres de la col­lec­tion, on passe à mesure de tra­duc­tions de textes fon­da­teurs de la cons­cience envi­ron­ne­men­tale à des textes iné­dits en langue fran­çaise, d’une affir­ma­tion d’iden­tité de la col­lec­tion à des explo­ra­tions contem­po­rai­nes. Cet inflé­chis­se­ment est-il le signe de l’impor­tance crois­sante de la col­lec­tion dans le cata­lo­gue Corti ?

Tout démar­rage néces­site une visi­bi­lité. Il en va de même pour une nou­velle col­lec­tion éditoriale, aussi confi­den­tielle soit-elle.

Cette col­lec­tion est impor­tante pour Corti, dans la mesure où elle est la der­nière créée, mais elle cor­res­pond de toute évidence à des préoc­cu­pa­tions que vous avez d’ailleurs sou­li­gnées, déjà pré­sen­tes dans le cata­lo­gue : dans le Domaine Romantique (dirigé par Bertrand Fillaudeau) des grands Allemands (Friedrich, Novalis etc…) aux lakis­tes anglais (Wordsworth, Coleridge), chez les grands pro­sa­teurs ou poètes amé­ri­cains « fon­da­teurs », de Thoreau à Dickinson, ou à Whitman comme à tra­vers cer­tains essais (Michel Collot).

Il nous plaît aussi, dans le cadre plus stric­te­ment lit­té­raire, de déni­cher des sen­si­bi­li­tés nou­vel­les quant à la vision radi­ca­le­ment chan­gée que l’auteur-e du XXIe siècle peut – ne peut qu’ ? – avoir de la notion de nature : existe-t-elle même encore ? (Cette ques­tion était d’ailleurs déjà sous-jacente dans toute l’œuvre bou­le­ver­sante d’Ernest Thompson Seton – artiste, natu­ra­liste, auteur, défen­seur des Indiens et de leur mode de vie comme de la nature et de tous ceux qui la peu­plent, Seton, qui est mort en 1946, est tou­jours notre contem­po­rain.) Ceci étant, même si notre sen­si­bi­lité est bio­phi­li­que, tout livre n’a pas voca­tion à être publié dans cette col­lec­tion. Prenons l’exem­ple concret d’une nou­velle poète, Aurélie Foglia, qui entrera en 2018 au cata­lo­gue avec un livre très nova­teur : Grand Monde, où la thé­ma­ti­que de l’arbre est cen­trale. Nous avons tenu à la publier dans le Domaine fran­çais, espé­rant qu’il s’agit là non d’un texte isolé, mais de toute une œuvre en cours, notion qui entre donc dans la caté­go­rie plus géné­ri­que d’une « poli­ti­que d’auteur ». L’édition aussi fonc­tionne par clade !

Enfin, nous publions très peu de livres par an et la « vague verte » chez Corti n’en est que plus visi­ble, mais il se peut, dans les années à venir, que les paru­tions soient plus équilibrées par col­lec­tion. Si nous sommes évidemment maî­tres de nos pro­pres recher­ches et tra­duc­tions, nous sommes aussi tri­bu­tai­res de ce que l’on nous pro­pose, cette évidence est à pren­dre tout sim­ple­ment en compte.

4. Au-delà d’un inté­rêt commun pour le vivant, la col­lec­tion Biophilia témoi­gne d’un réel éclectisme, à la fois géné­ri­que, formel et thé­ma­ti­que : quels cri­tè­res rete­nez-vous pour sélec­tion­ner les ouvra­ges ? Recevez-vous désor­mais des manus­crits pro­po­sés spé­ci­fi­que­ment pour la col­lec­tion ?

Les pre­miers livres de la col­lec­tion cor­res­pon­daient, comme nous le disions, à des idées que nous avions eues en décou­vrant les œuvres ori­gi­na­les et leurs biblio­gra­phies (Shepard, Wilson), à des pro­jets per­son­nels (l’édition natu­ra­liste des Voyages de Bartram, la tra­duc­tion de l’œuvre de Seton, etc.) ou à des œuvre sug­gé­rées (Les bêtes de Tozzi ont été pro­po­sées par Philippe di Meo, le tra­duc­teur ; le projet de La troi­sième île, de Sjöberg, est né d’une dis­cus­sion avec une amie, Bernhild Boie, qui l’avait lu en alle­mand au moment même où nous finis­sions le pre­mier livre du Suédois, Piège à mou­ches, dans une tra­duc­tion d’Elena Balzamo, tra­duc­trice avec laquelle nous avons sou­vent tra­vaillé).

Parmi les der­niè­res paru­tions, et cela est tou­jours très réjouis­sant, trois textes sont tout sim­ple­ment arri­vés par la poste.

– Gwenn Rigal, Le temps sacré des caver­nes : un tra­vail de syn­thèse remar­qua­ble parce que lim­pide et com­plet sur les Cro-magnon et leurs art. Ce livre est arrivé à point nommé : nous recher­chions un ouvrage simi­laire qui ana­ly­se­rait le bes­tiaire des grot­tes ornées.

– Dominique Rameau, Sanglier  : un récit très poé­ti­que où la nature n’est plus per­son­ni­fiée, mais per­son­nage à part entière.

– Armand Farrachi, La Tectonique des Nuages  : un ensem­ble d’essais (au sens où l’entend Montaigne) sur la lit­té­ra­ture et l’obser­va­tion du vivant.

Aucun des trois ne connais­sait la col­lec­tion Biophilia, voire même, pour deux d’entre eux, le cata­lo­gue des éditions Corti.

Nous n’avons reçu à ce jour que deux ou trois pro­po­si­tions sérieu­ses direc­te­ment ciblées pour Biophilia, le nombre devrait évidemment aug­men­ter au fil des publi­ca­tions, nous l’espé­rons ; nous conti­nuons évidemment à cher­cher et res­tons ouverts à toute pro­po­si­tion dans ce domaine, confiants dans l’étrangeté quasi mira­cu­leuse des aiman­ta­tions : un livre arrive sou­vent quand il faut. S’il n’y a pas à pro­pre­ment parler de cri­tè­res objec­tifs de sélec­tion en amont, au fond, notre vœu serait qu’au fil du temps, cette nébu­leuse pour l’amour – et au ser­vice – du vivant, par­ti­cipe à sa manière au néces­saire chan­ge­ment d’enten­de­ment qui nous semble d’ores et déjà en cours.

Tous nos remer­cie­ment à Fabienne Raphoz et Bertrand Fillaudeau pour leurs répon­ses.