Chercher au présent Journée d’études des jeunes chercheurs, le jeudi 1e décembre, à l’amphi de la MILC à Lyon, en présence d’Arno Bertina et Laurent Demanze
L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Philosophe et écrivain, Vincent Delecroix croise de plus d’une manière les savoirs et la littérature, en donnant à ses récits des allures de paradoxes philosophiques ou en prenant comme figure de rêverie Kierkegaard. Mais depuis la parution de son premier roman en 2003, cette œuvre oscille surtout entre mélancolie et ironie. Car qu’il compose des essais, invente des romans ou rédige la biographie d’Achille, au croisement des genres et des disciplines, il montre la puissance de dérision et de sarcasme de la mélancolie. Elle n’est alors ni un abattement ni un découragement, mais un décalage amusé ou une sécession anachronique pour dire les incongruités et les bizarreries du monde.
Comment faire le deuil de « ce qui est perdu » : telle est la question lancinante et toujours modulée que pose ce roman de Vincent Delecroix. Elle est d’abord soulevée par le narrateur, victime d’un deuil amoureux qui dure et qui l’amène à rédiger à l’intention de la femme qui l’a quitté, et à qui il s’adresse en permanence, une biographie de Kierkegaard. A cette entreprise d’écriture s’associe une démarche orale : il s’agit pour lui d’exprimer sa douleur sur le fauteuil d’un salon de coiffure, au fur et à mesure que tombent sur le sol les mèches de l’endeuillé. Alors chacun des personnages qui se manifestent autour de lui viennent à reprendre cette interrogation, contant leur propre histoire et leur manière propre de combler ce vide laissé dans l’existence et qui donne lieu au deuil.
Dans un vertigineux effet de kaléidoscope, le narrateur convoque donc différentes figures qui ne cessent de réfracter sa peine et suscitent une poétique du ressassement : l’histoire principale se module et se métamorphose de personnage en personnage, mais pour permettre au narrateur de maîtriser sa peine et s’approprier ce qui est perdu. Ces multiples voix, qui répondent à celle du narrateur comme dans une chambre d’échos, charrient de nombreuses histoires aux tonalités mêlées, tantôt tristes et tantôt incongrues. Elles fournissent constamment un contrepoint, une variation sur un même thème : elles oscillent entre le lyrisme –ainsi, l’histoire du gérant de l’hôtel, ou celle de M. Møller, vieil homme que le narrateur accompagne en pèlerinage dans les rues de Paris–, le cocasse –l’histoire d’un philosophe qui chemine de Husserl aux Stoïciens, en passant par l’exercice physique et le javelot– ou le sarcastique –dans les commentaires de certains clients du salon de coiffure–.
Par ces contrepoints, le récit défait avec ironie les emphases de la perte, en décelant les clichés et moquant les stéréotypes – le héros endeuillé qui sacrifie sa chevelure à celle qu’il aime est ici un client d’un salon de coiffure, aux cheveux de plus en plus à mesure qu’il ressasse sa perte. Ce faisant, Vincent Delecroix constitue l’autodépréciation du mélancolique, analysée par Freud, en principe esthétique, qui use du dédoublement et du contrepoint ironique. lOn traverse ainsi un texte fait des entrelacs de ces voix endeuillées, et donc profondément composite, aussi bien dans les tonalités mises en place que dans la variété qu’emprunte la fiction pour dire cette peine et l’errance qu’elle provoque.
A force d’échos narratifs et de glissements énonciatifs, il peut arriver que le lecteur se perde dans cette polyphonie déroutante ; il ne fait plus alors qu’écouter ce concert de voix mêlées –tenues ensemble par un « je » qui pourrait avoir Shéhérazade comme figure tutélaire– et dirigé tout entier vers un creux : celui qu’a laissé la femme qui manque et à qui le narrateur s’adresse in absentia ; celui d’un essai biographique inachevable, devant prouver la valeur d’un biographe qui se consacre à un philosophe danois pour y trouver son possible alter ego ; celui enfin des spectres qui nous rappellent sans cesse ce qui est perdu. Jusqu’à ce que le narrateur, abruptement, se rende compte que le deuil est fini. Et que lecteur parvienne ainsi à la dernière page. Car la mélancolie ne connaît pas de dialectique, ni d’étapes dans sa guérison : elle est seulement une prise de conscience qu’elle a disparu.
Yannick Balant
La présence incongrue d’une chaussure abandonnée sur le toit d’un immeuble d’un quartier populaire du nord de Paris, voilà ce qui lance chacun des dix récits qui composent La Chaussure sur le toit, qui oscille entre roman aux narrations imbriquées et recueil de nouvelles.
Non-coïncidence. Chaque récit propose une réponse distincte à la présence de cette chaussure, comme une énigme qu’il s’agit à chaque fois d’élucider. Cependant la présence de cet objet unique et singulier est expliqué par dix raisons différentes et inconciliables. L’objet commun à tous les personnages est donc celui aussi qui les distingue les uns des autres : cette non-coïncidence des récits fait de chaque personnage une monade leibnizienne, un atome isolé et solitaire mais qui exprime à sa manière le monde. Chaque récit centré sur un personnage propose en effet une perspective singulière et développe une explication différente à la présence de cet objet insolite. Au lieu de conforter l’univers fictionnel, les récits s’additionnent alors pour mieux se contester.
Hétérogénéité et juxtaposition. L’organisation des textes retranscrit formellement cette solitude collective, puisque elle juxtapose des récits aux narrateurs et aux tons très hétérogènes. La première personne du singulier se fait tour à tour la voix d’un père de famille, d’une jeune fille amoureuse, d’une vieille dame, d’un présentateur de télévision reconverti dans la philosophie, d’un écrivain mélancolique, d’un ange, et même d’un chien... Si le ton est le plus souvent oral et généreux en traits d’esprit comiques, les figures mélancoliques de la perte et de l’abandon hantent également le recueil, comme l’histoire émouvante de cet écrivain frappé d’une incurable mélancolie, et rapportée par son chien, ce qui permet un original décentrement du point de vue. Chaque « je » est fortement caractérisé, et cette singularité tonale accentue l’hétérogénéité des récits. À l’inverse d’un enchâssement logique, donc, la juxtaposition de variations narratives différentes et incompatibles révèle une communauté de textes autonomes, qui se croisent sans se correspondre véritablement. Les personnages déjà rencontrés réapparaissent plus ou moins furtivement, venant parfois compléter, mais le plus souvent troubler l’histoire des autres.
Microfictions. Le recueil propose ainsi une construction fractale, au point d’anéantir toute possibilité d’un narrateur omniscient, qui occuperait une position de surplomb sur l’histoire. La multiplicité des « je » narrateurs, qui nous offrent chacun une courte narration autonome, interdit toute compréhension totalisante du recueil : les récits n’ont point de dimension métonymique qui réfèrerait à une seule et unique histoire générale. L’auteur lui-même, d’ailleurs, ne revendique aucune maîtrise sur son texte : il n’apparaît même que furtivement dans les notes de bas de page, en limitant son rôle à celui d’un collecteur critique des dix récits, et parfois ironique dans ses remarques.
Vertige narratif. Cette pluralité des instances énonciatives suscite chez le lecteur un effet de vertige, dès que l’on considère l’infini de ces possibles narratifs. On retrouve chez Vincent Delecroix des conceptions modernes de la logique, influencées notamment par les avancées de la physique quantique, dans l’architecture du recueil : la chaussure, tout comme le chat de Schrödinger, semble contenir tous les possibles et battre en brèche toute logique. Car ce volume « sature l’explication » en juxtaposant un à un tous ces possibles, d’où le vertige du lecteur pour qui les « je » de référence et les réalités possibles se démultiplient sans cesse, ignorant l’incohérence.
Une Shéhérazade énigmatique. Comme Shéhérazade, le narrateur prend soin de différer la chute pour tenir le lecteur en haleine : tous les narrateurs jouent de l’attente, et remettent à plus tard la révélation du secret. Raconter son cauchemar ou dire son histoire sont autant de mystères destinés à tenir en haleine. Et c’est à cause de ce dispositif énigmatique que l’incipit de chaque récit, in medias res se veut insolite, intrigant, pour mieux inviter à poursuivre la lecture. Les phrases d’amorce sont des appâts, les titres sont objets de curiosité et les motivations des personnages sont données tardivement. Tous ces dispositifs plongent le lecteur dans une attente comparable à celle du sultan des Mille et une Nuits. Mais au-delà de savoir d’où vient la chaussure, c’est surtout la réponse à la question « qui parle ? » que le lecteur finit donc par attendre à la fin de chaque nouvelle. Ce déplacement de l’attente fait alors de La chaussure sur le toit un jeu d’énigmes sur l’énonciation, une enquête sur la narration, sur les sources de la voix. Et détourne ainsi l’attention de la matière à la manière. Le narrateur s’amuse des effets d’attente, de mise en suspens, de chutes inattendues qui invitent à relire le récit en connaissant désormais son narrateur.
Empathie. Les évocations des difficultés des sans-papiers et des drames liés aux expulsions sont une constante dans les œuvres de Vincent Delecroix, que l’on songe par exemple à l’épisode du vendeur de maïs dans Ce qui est perdu. Malgré l’ironie habituelle avec laquelle sont traités ces personnages, on peut penser toutefois qu’au-delà de leur aspect stéréotypé, dont joue constamment le texte, ils se distinguent des autres personnages par une simplicité du lieu commun qui, s’il faire rire, fait rire jaune. La troisième nouvelle de notre recueil, « le chant de l’absence », qui se caractérise par un travail sur les stéréotypes du style littéraire tragique, donne voix à une jeune femme séparée de son amant sans-papiers. Cette alliance du topos du chant tragique et de la réalité pathétique mais courante des expulsions et des séparations entraîne alors, du côté de la réception, au-delà de la distance ironique, une véritable empathie.
Mixité sociale en terre de littérature. Juxtaposer des récits incompatibles, c’est aussi juxtaposer des personnages dont les réalités sociales semblent incompatibles dans notre réalité. Ainsi, le recueil se fait un lieu géographique, une utopie peut-être, dans lequel cohabitent l’élite intellectuelle guindée des salons parisiens, une bande de voyous, une grand-mère et un immigré clandestin. La littérature devient alors un geste d’engagement et de dérangement des catégories sociales rigidement établies, en mêlant aussi les tons et les styles, et en faisant d’un objet quotidien la matière à des récits tragiques ou des méditations philosophiques.
Divertissement et solitude. Paradoxalement, si La chaussure sur le toit révèle, comme on l’a vu, l’existence d’une « communauté négative » par la non-coïncidence de ses récits, elle lutte également contre ce désœuvrement de la communauté. En effet, quel rôle tient l’introduction de cette chaussure sur le toit, sinon de permettre aux hommes « d’inventer toutes les histoires qu’ils voudraient afin de se divertir de leur solitude ». Elle permet aux récits de s’imbriquer, elle permet aux personnages de se croiser, et au lecteur de rencontrer l’imaginaire d’un auteur. Cet objet anecdotique les divertit de leur solitude et crée l’espace d’une communauté littéraire.
Pauline Franchini et Mathilde Roussigne
Vincent Delecroix renoue avec l’ancienne tradition du tombeau pour célébrer la figure d’Achille et donner à voir ce qui la constitue au-delà des réinterprétations successives et des déformations qu’elle a subies. Par un geste archéologique, l’écrivain débarrasse le héros des scories du temps et des gloses entassées pour mieux saisir ce qui fait sa spécificité, mais cherche aussi à se dire à travers son rapport personnel au héros qui l’a inspiré.
Découvrir Achille. Tombeau d’Achille tente de redonner chair à un héros sur lequel on a déjà tant écrit. Si Vincent Delecroix ressuscite cette figure mythique, c’est en la débarrassant de la carapace de gloses pour retrouver un corps perdu. Car l’essence de ce héros n’est révélée qu’en le délestant des textes accumulés : il faut faire disparaître les lectures hasardeuses et historiquement datées pour dévoiler la simplicité et la brutalité d’Achille, mais aussi dénoncer la modernisation anachronique du mythe. La figure achilléenne est alors envisagée comme une ruine fertile qu’il ne faut pas chercher à reconstruire, mais bien à découvrir. Cependant, dans son entreprise pour découvrir Achille, Vincent Delecroix a conscience d’ajouter un texte supplémentaire, et de proposer une autre interprétation alors même qu’il voulait les effacer. C’est donc une entreprise critique de résurrection du héros, et la verve ironique de l’auteur ne cesse de dénoncer son propre geste.
Mythe et fiction. Dans l’œuvre, la figure achilléenne semble pensée comme paradigme de l’héroïsme. Le genre littéraire du tombeau ici convoqué lui rend hommage, doublé de la métaphore du tombeau matériel qui dirige la composition de l’œuvre, avec les trois chapitres sous-titrés « la statue », « les bas-reliefs » et « la frise ». Le projet ambitieux de Vincent Delecroix de faire revivre le mythe débarrassé du poids des interprétations n’est pas le signe que cette figure appartient au passé : l’auteur la réactualise, et le mythe d’Achille se mêle ainsi à la réalité du monde vécu. Le texte est ainsi parcouru d’une tension entre mythe, fiction et réalité. Vincent Delecroix ne distingue pas les différents plans puisque le réel se superpose au mythe, ce qui fait d’Achille une figure tout sauf lointaine. S’il y a une insistance sur la dimension archaïque d’Achille, ce n’est pas pour la rejeter dans un temps révolu, mais pour en faire une réalité présente. En superposant Achille à la réalité, Vincent Delecroix révèle la porosité des deux mondes.
Le composite et l’épure. Les strates du mythe, les gloses multiples et les réinterprétations successives de la figure achilléenne composent un texte composite. C’est Achille lui-même qui à son tour est proposé en morceaux, dans un deuxième chapitre aux allures de traité anatomique. Mais ce texte composite n’est pas disparate, car en dépouillant Achille de toutes les gloses qui l’alourdissent, Vincent Delecroix ne garde de la figure qu’une épure physiologique : son élan. Il y a en effet dans ce livre toute une physiologie d’Achille qui fait progressivement apparaître sa caractéristique essentielle : sa vitesse, sa légèreté, la fougue d’un héros au mode de vie tendu, uniquement intéressé par l’instantané et menacé par la mort. La vitesse d’Achille est rendue par une écriture tout aussi élancée, empreinte d’accélérations. Les périodes de la phrase et l’attention extrême au rythme de l’écriture évoquent la course de la figure achilléenne.
Récit d’Achille, autobiographie et mytho-biographie. Suivant le principe de la collection « L’un et l’autre », qui propose aux écrivains de se raconter en évoquant un alter ego dans une sorte d’autobiographie indirecte, l’auteur évoque une vision d’Achille empreinte de souvenirs personnels. Vincent Delecroix n’est pas loin de composer une mytho-biographie, à la façon de Claude Louis-Combet, quand il envisage son existence à partir d’un mythe fondateur, fantasmé aussi : le récit du héros se double d’une quête de l’enfance perdue et prend alors une tonalité mélancolique, et la biographie de l’un touche à l’autobiographie de l’autre. Dans ce dispositif qui travaille sur le lien qui unit deux êtres, temps intime et temps mythique se mêlent et se répondent.
Enfance et mélancolie. Le texte est construit sur la relation qui unit les souvenirs de l’enfance et la jeunesse d’Achille. Malgré des tonalités nostalgiques, l’enfance ne peut être retrouvée, car elle était d’emblée minée par la perte et la conscience de sa fragilité. Il en de même d’Achille, qui est aussi le héros lucide qui porte un regard dessillé sur sa propre mort. Le texte acquiert alors une tonalité crépusculaire, notamment dans le dernier chapitre qui est une descente aux Enfers. Néanmoins cette mélancolie n’est pas une asthénie ni un épuisement, elle est au contraire colère et refus. Achille et le narrateur ont cette colère en partage : elle pousse le premier au combat, et le second vers l’écriture comme autant de façons de ne pas se résigner devant l’oubli.
Rompre la clôture solipsiste. Ce lien de l’auteur à son modèle est si intime qu’il pourrait risquer d’exclure le lecteur. Pourtant, le mode énonciatif de l’adresse, avec un « vous » omniprésent, réussit aussi bien à faire entendre la dimension affective qui lie l’auteur à ce héros qui le hante depuis l’enfance qu’à interpeller le lecteur, lui proposer de se reconnaître dans l’expérience décrite : il le lie à son tour à Achille. L’adresse possède sur le lecteur un véritable pouvoir de captation, en lui permettant de s’approprier à son tour cette silhouette héroïque. C’est enfin par le détour de ce « vous » que prend naissance le « je » de l’auteur, qui parvient à la fin de son œuvre, grâce à Achille, à employer la première personne.
Damien Blanchard et Cécile Chatelet