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Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Comme une bête, paru le 30 août 2012 aux éditions Gallimard, est le septième roman de Joy Sorman, publié deux ans avant La Peau de l’ours. C’est le récit de formation d’un jeune adolescent qui décide de faire un CAP boucherie. Or la quatrième de couverture nous annonce : « Comme une bête est l’histoire d’un jeune homme qui aime les vaches au point de devenir boucher ». Ce jeune homme va en effet lier une relation toute particulière à la viande et essayer de se frayer un chemin dans la dialectique entre le fait d’aimer et de manger les animaux : « nous aimons les bêtes et aussi nous les mangeons ». Ce sont deux termes a priori incompatibles : peut-on aimer et tuer en même temps ?
La première réponse que l’on pourrait faire s’ancre dans le contexte actuel de l’industrie agroalimentaire où les processus de l’élevage, de l’abattage et du travail de la viande ont été segmentés et les animaux invisibilisés : celui qui mange le steak ne voit pas la vache dans son assiette. Pim, héros du roman, remonte de la matière morte jusqu’à la matière vivante tout au long du récit, durant trois étapes clefs de son apprentissage –la boucherie, la visite de l’abattoir et le stage à la ferme– et va donc essayer de trouver une nouvelle voie qui rende l’amour et le meurtre compatibles : il va renouer le lien perdu avec les animaux. Cette communication rétablie va passer par un apprentissage en plusieurs temps.
Un récit d’initiation ?
Le roman est un récit d’initiation composé de trois étapes clefs : Pim se fait embaucher comme apprenti dans une boucherie, puis son école propose une visite annuelle d’un abattoir, et enfin, parce qu’il réussit haut la main sa formation, il est accepté en stage dans une ferme. On va suivre Pim de son apprentissage en tant que boucher : c’est la première progression du roman. Il y a également une deuxième progression, qui nous fait remonter jusqu’à l’origine de la viande : Pim est boucher, c’est-à-dire celui qui est « en bout de parcours » et justement, le lecteur remonte ce parcours avec Pim jusqu’à l’origine de la viande. Mais une fois découverte l’origine de la viande, le personnage reprend sa place à la fin du récit, dans un cheminement circulaire, au point de remettre en question la réalité de cet apprentissage.
De l’innocence à la folie : la folie de Pim ou la folie de la société Au début du roman, Pim est un jeune adolescent : il va grandir tout au long de l’œuvre jusqu’à devenir un boucher renommé. Mais dès le début c’est un personnage ambivalent car il n’a pas beaucoup de personnalité, si ce n’est un comportement étrange : il a des crises de larmes sans aucune raison apparente. Ces crises surviennent plus particulièrement à l’occasion de la visite d’un abattoir, le lieu de « fabrique » où « la vache devient un steak, attention les yeux » (p.66). Ce processus nous est dit de façon mécanisé : démonter les vaches. « Sur la chaîne Renault on fabrique des voitures avec des bouts de tôle. Ici c’est l’inverse, on produit des morceaux avec des vaches vivantes. ». L’émotion de Pim surgit aussi brusquement que le sang sort de la plaie dans le roman. Mais est-ce que cette émotion va lui faire remettre en cause l’acte de tuer un animal puis de manger sa viande ? Pas vraiment : ces crises de larmes cessent une fois qu’il est devenu boucher.
Pim va faire un double apprentissage de la chair : celle des animaux et celle des femmes. Dans la scène de la relation avec la fille, Pim ne peut pas s’empêcher de lui citer sur son corps les parties « animales ». Le vocabulaire cru ne nous épargne jamais les réalités de la chair dans tous les sens du terme : c’est une exhibition constante et quasiment sexuelle. Pim est un être insolite et obsessionnel, un personnage sans presque d’intériorité, dont les seules émotions sont purement mécaniques.
Il est tellement focalisé sur son métier qu’il ne fait rien d’autre, au point que la question de la viande apparaît comme un fétichisme : qui est le véritable héros du roman ? Est-ce Pim, qui n’a pas de sentiments et semble n’être réduit qu’à une enveloppe, une coquille vide, ou est-ce les animaux et la viande, qui eux sont incarnés au sens propre ? Le roman pose la question p. 135 : « Pim est un homme décentré, un homme qui ne joue pas le rôle principal de sa propre vie, qui n’occupe qu’une place secondaire dans cette existence qui est pourtant la sienne. La viande tient le premier rôle ».
Le lien perdu avec l’animal
En effet, un lien s’est perdu avec les animaux dans la mécanisation constante du processus d’abattage. À un seul moment, le roman évoque les végétariens comme étant ceux qui arrivent à faire le lien entre la viande et l’animal. L’homme n’a pas faim lorsqu’il voit une vache ou un cochon vivants devant ses yeux, mais il a faim lorsqu’il a un steak dans son assiette : c’est le travail de la matière qui l’a rendue mangeable. En se rendant à la visite de l’abattoir, Pim va à « la rencontre des invisibles, les gardiens de la viande », p. 55-56. Par un collage documentaire, on nous explique aussi l’histoire de l’abattoir-usine comme un processus qui rend invisible l’animal et déresponsabilise l’individu : « En réalité plus personne ne tue vraiment les bêtes depuis que l’abattage est à la chaîne : le travail robotique est inattentif, il est irresponsable, et la mort est fractionnée ». Le boucher au contraire, figure individualisée, qui assume cette mort, apparaît alors comme un artiste : p.77 « Le boucher n’est pas celui qui abat et dépèce à la sauvage, son œuvre est une longue succession d’opérations de déconstruction et reconstruction de la carcasse […] chapeau l’artiste ». Au sein d’un roman qui s’ouvre sur la publicité et les caméras et qui met en avant la question du regard au travers des vitrines notamment, il y a tout lieu de souligner la spectacularisation évidente d’une telle scène.
Le boucher se confronte pourtant toujours au problème de l’individualisation de l’animal : lorsque Pim reconnaît dans l’abattoir le cochon qui s’appelle René, il veut le sauver : « il n’est plus un morceau des 35 kg de porc que chaque Français ingurgite chaque année, il est le cochon de Pim qui l’aurait bien sauvé de l’élevage industriel pour lui donner une vie meilleure ». Cet épisode est à mettre en lien avec l’individualisation du cochon qui a tenté se s’échapper de l’abattoir, baptisé Steve McQueen, qui devient alors « imbouffable » (p.75). Les deux passages documentaires ont donc bien un statut particulier dans la mesure où ils créent un effet de cadre, de discordance et de variété au sein du récit.
Vers une communauté animale
Dans sa quête d’une voie pour renouer avec l’animal, Pim va se demander ce que c’est qu’être un animal. Il veut « voir comment ça fait de faire la bête » p.68. En effet, animaux et hommes ont un destin en commun et il y a l’idée d’une communauté que forment ensemble animaux et hommes, mais force est de constater que le chemin pour y parvenir n’est pas le même : p.58 dans l’abattoir, hommes et animaux n’empruntent pas le même chemin. Pim lui, veut y retourner, il « complote des projets d’intrusion nocturne ». Dans sa quête, il va aller jusqu’à se fondre dans la masse des cochons et subir le même traitement qu’eux, pour ensuite s’enfuir avant l’étape de la saignée. Deux écueils apparaissent alors : l’anthropomorphisation des animaux d’une part, et l’animalisation de l’homme. D’une part, prêter des qualités humaines aux animaux apparaît comme une erreur : lors du deuxième collage documentaire du cochon tueur, le cochon est pendu à titre d’exemple pour ses congénères. Mais là où les animaux sont anthropomorphisés, les hommes apparaissent également comme des bêtes : ils viennent chercher à l’abattoir tous les matins leur verre de sang frais, comme des vampires.
À la fin du livre, Pim tue une vache, la dépèce et reconstitue sur le sol son puzzle morceau par morceau : il y a bien l’idée d’une création, d’une reconstitution de l’animal par l’homme, et il réussit cette reconstitution à la fin de l’œuvre. Recouvrir le lien perdu avec les animaux tués de ses propres mains dans la nature l’animalise et il devient comme une bête. L’homme n’est pas à part la nature, il n’est pas une catégorie différente de l’animal.Vouloir retrouver le lien entre les deux, c’est vouloir retrouver le point de séparation, mais existe-t-il ? Le point de séparation qui a fait que l’homme s’est pensé en dehors de la nature et de la catégorie de l’animal a peut-être son origine dans le langage : en effet, il manque la parole à la vache. En ce sens, le récit du parcours régressif d’un personnage voulant retrouver la concrétude d’une bête est toujours filtré par des souvenirs livresques, qui nous conduisent à lire cette scène comme une scène typique de rencontre amoureuse.
Ainsi, lorsque Pim échange un regard avec Culotte, la vache dont il s’occupe, il fait ce constat cruel de l’impossibilité d’une communication réussie avec les animaux. Pourtant, il y a bien quand même une communication qui s’établit, mais par un moyen détourné, une parole muette : le regard. D’ailleurs à ce jeu, la vache est gagnante : p.91 « il est regardé, elle a l’ascendant, elle a pris le pouvoir ».
Pim en chaman de la viande
Finalement, dans l’échange de regards avec la vache, ou le duel de regard, Culotte n’est pas la seule gagnante : Pim se transforme en vache l’espace d’une seconde. Il fait alors l’expérience d’une empathie complète avec la vache qui ne passe pas par le langage, mais par le regard. Pim va réussir à trouver sa voie qui va lui permettre d’aimer les animaux et de continuer à les manger, et cette voie passe par une justification surnaturelle. À la manière des tribus indigènes qui mangent leurs ennemis pour s’approprier leurs qualités guerrières, Pim peut poursuivre la relation intime nouée précédemment avec la vache par son absorption. Il s’agit d’une conception très religieuse et christique : p.144 « Pim est ce grand prédateur, le jaguar Tupinamba qui mange le corps de son ennemi quand d’autres mangent le corps du Christ. »
Les processus d’irréalisation dans l’œuvre
L’utilisation à la fois du chamanisme, du réalisme magique et du fantastique sont autant de procédures d’irréalisation qui permettent de maintenir une indécision auctoriale. Ces différents outils qui teintent le roman d’irréel sont aussi la source de ce retrait de l’auteur, qui n’est pas totalement impliquée dans son texte. En effet, ce réalisme magique se décèle de prime abord au niveau du choix du prénom du héros, que Joy Sorman voulait d’abord appeler Paul, avant de l’appeler Pim car « c’est un nom que l’on pourrait retrouver dans des contes pour enfants ». Mais ici, exit l’innocence : Pim est un personnage vide de ses émotions, qui apparaît aussi monstrueux qu’humain, et on a du mal à s’identifier à lui. S’il y a certes tout un travail documentaire, notamment par le travail historique sur les dates mais également les deux collages documentaires de l’histoire de l’abattoir-usine et du cochon tueur, la fiction qui elle se déroule dans les mailles de ce tissage documentaire nous apparaît davantage comme irréaliste, surnaturelle.
Certes Pim est ancré dans la réalité : dès le début, il suit une formation de CAP boucherie, il vit à Ploufragan (en Bretagne), les lieux nous sont donnés. Pourtant, force est de constater que justement cette fiction est ancrée dans une terre de légendes : précisément, la Bretagne est le point de pivot entre ce qui est réaliste dans l’œuvre et ce qui ne l’est pas. D’ailleurs, l’ascension de Pim vers le métier de boucher est presque une chanson de geste : il devient un « chevalier viandard », et la viande serait alors « jeune et tendre comme le cœur d’une princesse », à mi chemin entre le conte pour enfants et la légende Arthurienne. On voit même apparaître la forêt de Brocéliande, lors de la dispute entre Pim et un de ses camarades p.29 : « on combattra dans une clairière reculée de la forêt de Brocéliande », « le combat doit commencer », « Maître Morel arbitre le duel », « On aiguise les lames avec grandiloquence ». Ce combat ne se fait pas corps d’homme contre d’homme, mais chacun des deux devant prouver ses qualités de boucher et réaliser la meilleure découpe de la viande. Le vocabulaire guerrier est donc bien présent comme dans toutes les chansons de geste et l’écriture loue les exploits de ces chevaliers viandards et autres moines de la viande, allant même jusqu’à un registre héroï-comique qui n’est pas dénué d’ironie.
L’omniprésence du rêve dans le roman est souvent liée à cette héroïsation : « Pim se rêve déjà meilleur ouvrier de France, prix d’excellence tripière, (…) Pim se rêve chevalier viandard » (p. 28). Mais de nombreuses autres scènes sont rêvées : lorsque Pim voit à travers les yeux de la vache, il rêve. C’est d’ailleurs parfois la vache et la brutalité du monde qui le ramènent à la réalité : « Culotte se met à pisser bruyamment, le jet d’urine éclabousse Pim et le tire de sa rêverie » (p. 90). Le passage où Pim s’introduit de façon clandestine parmi les cochons est également fortement irréaliste : comment a-t-il pu passer inaperçu parmi les cochons et se faire entraîner sur la chaîne de l’abattage, même nu et à quatre patte ? Pim est un métamorphe, ou simplement un rêveur. La fin du roman est également irréaliste : alors qu’il lisait les livres sur les tribus indigènes, juste avant d’échafauder son plan, il s’endort : « Pim finit par s’endormir sur ces merveilleuses visions cannibales ». La fin est alors peut-être la continuité de ce rêve, à mi-chemin entre réalisme et onirisme.
En tout cas, Pim à la fin du roman a réussi son but : retrouver un lien avec les animaux, mais c’est un lien fortement inscrit dans une mythologie. Le roman garde tout de même un coup amer : l’énigme de la vache n’a pas été résolue, l’énigme des larmes non plus, et en tant que lecteur, la résolution qu’a trouvé Pim pour concilier amour et meurtre peut légitimement nous paraître insuffisante.
Cindy Gervolino, Olga Fedotova, Audrey Arpin-Pont
C’est en écrivant Comme une bête, son précédent roman, que Joy Sorman a eu l’idée d’écrire La peau de l’ours. Après avoir écrit l’histoire d’un boucher, elle a voulu à écrire le point de vue animal. Comme elle l’explique elle-même lors d’une interview pour La Grande Librairie : « Dans mon roman précédent, je racontais la vie d’un boucher pris de folie, qui entretenait à un moment du livre une espèce d’histoire d’amour platonique avec une vache, une vache qui s’appelle Culotte… Et en créant ce personnage de vache, dans Comme une Bête, je me suis rendu compte que les animaux étaient des personnages romanesques assez extraordinaires, souvent sous-exploités, et qui permettaient à la fois une grande liberté dans l’écriture, et surtout, qui avaient cette singularité de pouvoir porter à la fois le burlesque et la mélancolie ».
Il s’agit en effet d’inventer une écriture , des structures et des voix narratives afin de dire ce que l’humain ne devrait pas pouvoir dire. Et si Olivia Rosenthal, dans Que font les rennes après noël ?, préférait devant cette difficulté ne pas faire parler les animaux, mais nous les faire découvrir par un croisement de points de vue humains, Joy Sorman tente quant à elle une approche plus directe, et d’autant plus épineuse. Comment ne pas trahir la cause animale, comment rester au plus près de la vérité lorsque l’on humanise la bête, lorsque par anthropomorphisme, on la fait parler ?
À la fois burlesque et mélancolique, cet ouvrage semble témoigner d’une ambiguïté qui sied parfaitement à notre connaissance de l’animal. Joy Sorman mêle à l’écriture de la profusion, des énumérations et des bestiaires, aux passages burlesques remarquables (l’échec de la rencontre amoureuse entre l’ours et le panda), un parcours qui s’écrit comme un chemin de croix tragique, récit d’un ours maudit dès sa naissance qui survit malgré ses souffrances, tantôt combattant dans une arène, tantôt dans un cirque, pour finir par mourir dans un zoo, en ressassant son passé.
La Peau de L’ours emprunte au genre du conte : cette approche permet au lecteur d’aborder l’animalité selon la légende, selon une fiction convenue, faisant fi de l’invraisemblance. Ainsi, dès l’incipit, nous apprenons qu’existe une attirance mutuelle entre femmes et ours, ainsi qu’un intérêt réciproque des ours pour les enfants. Si ce dernier élément apparaît comme un jeu sur le motif de l’ours en peluche, l’attirance des femmes pour les ours peut surprendre, et est tout droit tirée d’un ouvrage de Michel Pastoureau auquel Joy Sorman dit être redevable : l’Ours. Au Moyen Âge, on enfermait les jeunes filles quand le montreur d’ours passait dans les villages, car l’ours était censé attirer sexuellement les jeunes filles… C’est cette légende qui est reprise ici, avec ironie. Joy Sorman joue de l’écriture du conte : personnages stéréotypés (les villageois, la belle jeune fille), récit à l’imparfait et au passé simple puis présent de narration dès que l’ours ravit la jeune fille, tout dans l’écriture vise à satisfaire notre plaisir de reconnaissance dans cet incipit.
Cependant le conte est par essence un récit qui se joue de la chronologie, dans une temporalité hors temps. Mais ici Joy Sorman nous propose une traversée temporelle historique, produisant une figure qui porte en elle la mélancolie d’un monde perdu, comme si on lisait un récit ethnographique, à travers le point vue de l’un de ses derniers témoins. Le récit se joue du temps, utilisant une structure itérative : sur le mode de la répétition, l’ours est à chaque introduit dans un nouveau lieu, une nouvelle communauté, avant d’en sortir. C’est la portée symbolique du conte qui permet également une vision d’ensemble : l’ours passant du statut de bête de foire, à celui d’animal de combat pour une arène, puis transporté sur un navire, vendu à un cirque et enfin à un zoo, semble vivre étape par étape dans sa courte vie le destin de son espèce à travers les siècles, depuis ses premières interactions avec l’homme. Le conte permet alors de rassembler par ses péripéties les différentes situations dans lesquelles l’homme s’est retrouvé confronté à l’ours. Le conte permet encore, lorsqu’il s’agit de réfléchir sur l’animalité, d’introduire une réflexion difficilement abordable, sinon de manière oblique, grâce à son invraisemblance assumée. L’épisode de la traversée en bateau en est un bon exemple : qui n’a pas reconnu ici une réécriture de l’arche de Noé ? En réécrivant une version dystopique du confinement des animaux sur un navire, Joy Sorman nous montre efficacement que l’Homme (Noé) n’est pas le sauveur des animaux, mais plutôt leur bourreau. On sent aussi à la lecture du passage que le conte sert la philosophie : la fiction est belle et bien asservie à une visée pédagogique. C’est ce que rappellent avec humour les invraisemblances ici soulignées avec ostentation : « tandis que l’équipage s’affaire, je flâne sur le pont », nous dit ainsi l’ours. Cette pointe d’ironie semble un clin d’œil entre l’auteur et le lecteur. En effet, pour les besoins de la narration, l’ours-narrateur doit déambuler sur le navire, découvrir dans quelles conditions sont détenus tous ses congénères, et ne peut donc pas être enchaîné comme les autres bêtes. La fiction devient un artifice ingénieux portant la réflexion.
Ce roman est évidemment bien documenté. Tout comme l’ouvrage d’Olivia Rosenthal, autre roman moderne, ce texte ne cherche pas à cacher l’abondant travail de recherche qu’il a suscité en amont pour son auteur. Au contraire, cette documentation est réincorporée dans le récit, notamment lors de l’épisode du zoo. L’organisation du zoo, les tâches quotidiennes des soigneurs sont décrites avec minutie : « le rituel prend chaque matin la forme d’une succession mécaniques : prise de sang, thermomètre dans l’oreille, gouttes dans les yeux. Pour soigner les parasites, l’eczéma et les pelades il m’enduit d’une crème collante et âcre », etc… (p149).
Cependant, la documentation n’est pas dissociée du récit, comme il l’est parfois dans un autre ouvrage de Joy Sorman (Comme une bête), ou dans Que font les rennes après Noël ?. Le travail de recherche de l’écrivain est en effet ici constamment réintroduit dans la fiction. Si un effet de réel s’en dégage, notamment lorsque Joy Sorman essaie de décrire la nuit au zoo telle que peuvent la voir et l’expérimenter les animaux, en se basant sur une étude sensorielle (leur spectre de vision, leur odorat, etc…), fort est de constater que la porosité entre information scientifique et invention propre au conte entraîne parfois une certaine confusion, programmée par le texte.
Peut-on vraiment écrire le point de vue de l’animal ? La narration à la première personne est encadrée d’un prologue et d’un épilogue assurés par une voix humaine, comme si l’auteur devait fournir des conditions de vraisemblance pour la réception de la parole hybride, comme si donner la parole à l’animal nécessitait une série de protocoles introductifs, de points d’accommodements de l’écoute et du regard. Si Joy Sorman n’est pas la première à avoir ainsi écrit directement le point de vue animal son ouvrage s’impose comme un réponse inédite à la question de l’écriture de l’animalité. Cette gageure n’est en effet possible pour Sorman, que grâce à une écriture inventive, parvenant, par des emprunts au conte, et par une recherche documentaire fournie, à sceller un pacte d’un nouveau genre avec le lecteur, qui, tout en abandonnant tout vraisemblable, cherche tout de même encore une Vérité. Roman, conte philosophique, La peau de l’ours est un récit, qui, tout en se dénonçant comme fiction, tout en désignant ses propres invraisemblances, propose une véritable réflexion sur le monde animal, qui n’en est alors que plus réussie.
Si l’habituelle suspension d’incrédulité est à multiples reprises raillée dans le récit, certains passages cherchent à dire au plus près la réalité animale : c’est le cas lors des quelques pages consacrées au suicide du singe et aux mauvais traitement que doivent subir les animaux du zoo. C’est aussi le cas lorsque l’ours-narrateur décrit son tête à tête avec l’homme qui va l’acheter, page 64. La description de l’humain du point de vue de l’animal, notamment grâce à une forte sollicitation des sens, est en effet très réussie. Si Joy Sorman, tout en réussissant ce genre de passages, véritables gageures, exhibe à d’autres endroits l’artificialité du récit, proche de la légende, n’est-ce pas alors que le texte, en maintenant une ambiguïté, refuse de trancher ?
Ce roman exhibe son artifice. Si l’objectif est de faire parler un ours, de dire le point de vue de l’animal, cet ours est vite présenté comme un hybride, en partie humain. Son point de vue est aussi celui d’un homme, et qui plus est, celui d’un homme de lettres. Tout ceci n’est que littérature… Voilà ce que semble nous dire avec humour Joy Sorman dès le début de son roman : voici un ours qui va nous raconter l’histoire de sa vie, de sa malheureuse vie… Au fond, cela n’a rien de si différent de ce que faisait déjà Musset dans ses Confessions. Le pastiche est d’ailleurs là, indéniable, dès que l’ours entame son récit (p32) : « j’appris l’histoire glorieuse de mes ancêtres alors que la soumission et la défaite avaient déjà paralysé mon cœur. Comment aurais-je pu concevoir une telle renommée alors qu’autour de moi on s’esclaffe ou qu’on me jette des pierres ? (…) Je suis venu trop tard dans un monde trop humain. ». Le lecteur reconnaît les mêmes clichés, la même posture que celle de Musset qui clamait d’ailleurs « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ». Musset regrettait un passé idéal, placé sous le signe de l’action et des luttes, le passé de la Révolution française et de Bonaparte, à l’heure de la passivité sous la restauration… Après tout, l’ours ne dit pas autre chose, lui qui regrette le passé glorieux des ours à l’état sauvage, le passé des ours pleins d’entrain, à l’heure de la passivité et de la captivité. Cette posture du narrateur las, sur le point de nous raconter sa triste vie, est exhibée comme un pastiche évident d’un texte canonique, et suscite une lecture ironique et réfléchie de la part du lecteur. Le mot ironique doit aussi être compris selon son étymologie grecque : le texte interroge. Sans cesse, nous nous posons la même question : est-ce bien le point de vue de l’ours ? Et nous doutons, décelons l’artifice, corrigeons notre impression première.
L’originalité de ce roman est ce pacte passé avec le lecteur : roman-conte philosophique, légende à la recherche d’une vérité sur l’animal, le texte nous demande de faire la part des choses. Le roman La peau de l’ours est écrit comme un parcours que doit emprunter le lecteur pour se forger une opinion. Et il n’est pas dit que le lecteur parviendra jamais à trancher. C’est notamment ce que nous laisse entendre la dernière page, dont il serait aisé de faire une lecture méta-poétique : ces scientifiques qui s’aperçoivent trop tard que notre ours était peut-être homme, qui ne savent si cet ours était véritablement un ours, sont en effet une possible figuration du lecteur. La question principale qui nous taraudait pendant toute la lecture demeure sans réponse, et le dernier mot du roman, « indéchiffrable », semble le résumer tout entier.
Cependant, si le lecteur s’interroge sans cesse, ne sachant jamais vraiment s’il est confronté au point de vue de l’animal, si la question de l’animalité se pose toujours, le lecteur parvient aisément à déceler certains autres messages de l’auteur. La dénonciation de la cruauté des hommes envers les animaux est en effet évidente tout au long du roman, tout comme les accents féministes du récit. Le suicide du singe cherche à nous faire prendre conscience du traitement contre-nature réservé aux animaux du zoo qui se retrouvent d’ailleurs « désanimalisés » : Joy Sorman montre très bien leur perte de repères, et la perte de leurs instincts. L’ours et la femme sont des êtres en partie semblables, ce sont des êtres rejetés, en marge, incompris. L’un des thèmes fondamentaux de ce roman est d’ailleurs la marginalité, ici aussi synonyme de bizarrerie. Si les femmes apparaissent en marge, si les animaux sont en marge, le roman ne s’arrête pas là, et prend plaisir à décrire des individus de plus en plus excentriques. Influencée par le film Freaks de Todd Browning, Joy Sorman développe, lors de l’épisode du cirque, de longues descriptions de personnages monstrueux, comme l’homme-serpent ou la femme à barbe. Mettre à l’honneur ces freaks, voilà l’un des objectifs de ce roman, qui aime jouer de la bizarrerie. Il serait d’ailleurs intéressant de relever en ce sens toutes les occurrences de noms d’animaux, les énumérations et bestiaires qui n’ont d’autre but que de susciter à la lecture un sentiment d’incongruité. Lion, taureau, tigre, chevaux, sangliers, éléphant, rhinocéros, singes, « bandicoots à pieds de cochon », chat, gecko, lynx, sont des exemples d’animaux parfois évoqués au détour d’une phrase. Le lecteur se retrouve devant ces signifiants qu’il a perdu l’habitude d’entendre, et dont l’étrangeté est alors mise en lumière de façon toute à fait nouvelle. La marginalité est célébrée à travers ces énumérations parfois rabelaisiennes.
Se pose également la question de l’hybridité, de l’entre-deux : notre personnage est toujours à double distance des communautés, ni humain ni ours, « ourson métisse ». La tristesse et la mélancolie viennent de cet effet d’exclusion. Le langage marque également cette marginalité : dans le face-à-face avec l’ours indéchiffrable, l’homme possède les mots, instrument de pouvoir. Ici on peut noter le hiatus entre l’usage du langage et la mise en évidence de ses dysfonctionnements dans la confrontation entre l’homme et l’animal. L’exclusion de la communauté humaine permet également de marquer la présence d’autres communautés particulières : il ne s’agit pas d’imposer un modèle de société, mais de jouer avec des contre-modèles alternatifs. L’univers du cirque par exemple, est une communauté hybride, d’une part artistique, d’autre part tendue vers la spectacularisation. Chaque individu y porte différentes identités, y est pluriel, hybride. Ainsi, malgré la solitude de l’ours, le texte est tendu vers la possibilité de rencontres, d’alliances secrètes, de liens avec l’autre.
Burlesque et mélancolique, invraisemblable et philosophique, humain et animal, ce roman dual semble avoir pour mission d’interroger. Et si notre question principale –Qu’est-ce que l’animal ? Peut-on le connaître ?– peut tendre vers l’aporie, la question tout aussi épineuse de la possible écriture du point de vue animal semble quant à elle avoir trouvé une nouvelle réponse soutenable. Cette écriture ambiguë, ouverte, jouant des contraires, permet d’aborder le point de vue de l’animal sans le trahir.
Méline Dumot et Anne-Laure Lesage
Bibliographie sélective :
Joy SORMAN, La Peau de l’ours, éditions Gallimard, coll. Blanche, 2014
Joy SORMAN, Comme une bête, éditions Gallimard, coll. Blanche, 2012
Michel PASTOUREAU, L’Ours. Histoire d’un roi déchu, Le Seuil, 2007
Joy Sorman, le portrait, France 5, La Grande Librairie du 4 septembre 2014
Tod BROWNING, Freaks, 1932.