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L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Depuis l’éclatement des Belles Lettres, la littérature est entrée dans la modernité, un temps de doute qui met fin à la croyance dans une valeur absolue de la littérature. La valeur est peu à peu pensée comme une construction tributaire des idéologies de son temps. Les critères esthétiques n’auraient pas de valeur en soi mais en tant qu’ils s’énoncent à un moment et dans une société spécifiques. L’approche du philosophe Jean-Joseph Goux permet ainsi de lire, dans cette nouvelle façon de penser la valeur comme contingence, l’influence du modèle boursier (lieu de la fluctuation et de l’instabilité) qui s’impose dans les années 1870. Le modèle économique est un moyen de penser le geste arbitraire qui préside à l’établissement d’une valeur. Le domaine littéraire entre à partir de là dans une ère du soupçon vis-à-vis de la valeur. Soupçon qui porte sur trois niveaux, définis ainsi par Dominique Vaugeois : valeur partagée par une société et ordonnant de fait l’expérience littéraire ; valeur littéraire du texte ; valeur de la littérature elle-même. La littérature contemporaine se présente aujourd’hui comme un champ d’études possible pour dépasser ce soupçon tripartite sans l’évacuer. Elle ne peut se baser sur les critères classiques d’évaluation : le temps n’ayant pas fait son travail de sélection entre les œuvres ; l’auteur n’ayant pas livré son dernier mot et donc ne donnant pas son œuvre comme achevée ; le rapport aux modèles littéraires n’étant plus celui du canon esthétique à imiter. Elle met cependant en place de nouveaux critères, peut-être plus conscients d’eux-mêmes et de leur rôle dans la constitution d’une histoire littéraire. À ce titre, le roman Ravel de Jean Echenoz relance ce questionnement de l’évaluation. Publié en 2006 aux Éditions de Minuit, le roman retrace les dix dernières années de la vie du compositeur français Maurice Ravel. Si le roman s’apparente aux fictions biographiques analysées par Dominique Viart , Jean Echenoz se singularise cependant de deux tendances propres au genre ; la première qui voit en la fiction biographique l’occasion de s’intéresser au moment de basculement d’un individu dans la reconnaissance de son être et de son œuvre ; la deuxième, qui exhume les « oubliés » de l’histoire littéraire, mettant ainsi en scène l’arbitraire de celle-ci.
Ravel est la première excursion de Jean Echenoz dans la pratique de la fiction biographique. Comment expliquer cet intérêt pour une personnalité de la part d’un écrivain qui aime jouer avec la mise en scène de personnages archétypaux, de pure fiction ? De l’aveu d’Echenoz, c’est « son visage, sa pose, son dandysme » qui valent à Ravel d’intriguer l’écrivain. Si le compositeur peut être écrit à la manière d’un personnage de roman, c’est parce qu’il est lui-même personnage public, qui se donne en représentation avec un plaisir évident. Le roman est, dès le départ, substitution d’une attente : c’est l’individu Ravel, et non le compositeur, qui est le véritable sujet du roman. Ravel non pas en train de composer ses œuvres, mais son personnage. C’est ce qui lui donne, du coup, une valeur en tant que personnage dans une fiction, qui semble excéder le genre de la vie d’artiste. Ravel est d’abord pur spectacle de l’individu qui se veut singularité ; son dandysme est moins celui d’un paraître pour soi qu’un mode de comparaison par rapport aux autres. Pour sa première sortie dans le monde extérieur, Echenoz le décrit comme « moins soucieux de son yearling que de se démarquer des jaquettes grises classiques ou des blazers en lin » (p. 11). L’individu ne prend sa mesure que par rapport à l’écart qu’il creuse avec le reste du monde. Cet écart pourrait être celui qui est accordé d’office au génie, figure d’élection qui dépasserait le commun des mortels. Or, l’activité créatrice n’est pour Ravel que source d’ennui et de pessimisme, l’amenant à « amèrement reprocher à ses parents, dans ces moments, de ne pas l’avoir mis dans l’alimentation » (p. 65). Par ce renversement de perspectives qui est facétie, Echenoz congédie la figure de l’élu créateur en en faisant le résultat hasardeux d’une orientation professionnelle. A contrario de cet ennui, Ravel éprouve un plaisir évident à paraître en public, non pour recevoir l’admiration suscitée par son œuvre mais pour la mise en scène de lui-même qu’elle permet. L’œuvre la plus composée qu’il propose, c’est sa garde-robe présentée « compte tenu du principe de la partie pour le tout » (p. 26), là où Ravel pense le Boléro comme « un ballet, pas besoin de forme à proprement parler ni de développement » (p. 75). En privilégiant la figure de l’individu à l’activité du créateur, Echenoz relativise sans cesse celle-ci, qui ne devient que commande scandant le quotidien du personnage, devenant ainsi activité banale parmi les autres. Ici se fait sentir l’entreprise de démontage des codes qui anime l’écriture d’Echenoz ; son Ravel dandy est une dépréciation de la prétendue aura qui entourerait les personnages d’exception. Mais cette dépréciation se fait sur le mode du jeu, il s’agit de s’emparer de la désinvolture du personnage pour en faire principe d’écriture ; transformer un principe critique en outil d’écriture, et lui donner ainsi une valeur propre, qui ne soit pas seulement mise en question.
De la fiction biographique, Jean Echenoz tire une série de codes à déconstruire. La fiction biographique est un genre traité comme les autres par l’auteur, sur le mode du démontage, même si elle est encore en pleine expérimentation sous l’impulsion d’autres auteurs contemporains. Il s’agit de la mettre à l’épreuve de l’ironie et du détournement : l’évaluation d’un genre passe-t-elle par son établissement ou les possibilités qu’il ouvre en terme de réappropriation ? Ici, le détour ironique passe par une série de refus assumés comme tels : refus d’un récit de formation – la naissance et l’enfance de Ravel sont expédiés en une allusion à l’atmosphère « amniotique » (p. 8) du bain et les pas hésitants qu’il faut faire pour en sortir – ; refus de décrire un triomphe ou une consécration – le rapport à la célébrité est celui du désenchantement – ; refus d’exhumer le portrait d’un oublié de l’histoire – le seul qui oublie petit à petit Ravel, c’est Ravel lui-même – ou de rendre hommage à une personnalité du champ artistique français. Une fois de plus, l’attitude de Ravel semble être un modèle d’écriture pour Echenoz, ou en tout cas un double dans lequel lire sa propre position de désinvolture : une posture de distance amusée, une manière d’apprécier les tentatives esthétiques qui se font sans les prendre au sérieux, pour éviter qu’elles ne deviennent normes et prescriptions. Ce décalage par rapport au modèle est ce qui fonde la valeur d’une œuvre. C’est ainsi, en tout cas, qu’il s’agit de lire le traitement réservé au Boléro par Echenoz. Si le lecteur garde en tête des critères classiques de valorisation d’une œuvre, le chef-d’œuvre de Ravel tombe immédiatement du piédestal que la postérité lui accorde. À commencer par le titre, garant de cette postérité, qui apparaît sous la forme d’un détail insignifiant dans la description du caractère excessif de Ida Rubinstein – « sans jamais oublier ses pyjamas en tissu d’or, ses turbans d’aigrette ni ses boléros semés de gemmes » (p. 73) – , à l’initiative du projet. La structure du Boléro elle-même, qui fera son succès, ne découle en fait que d’un mouvement d’humeur : « Bon, ils veulent qu’on répète, ils tiennent vraiment à ce qu’on répète, eh bien d’accord, on répètera. Ils en auront, de la répétition » (p. 77). Ce qui pourrait fonder un intérêt du lecteur – le dévoilement du processus de création – devient en fait monstration de tout ce qui est hasard et caprice, effets du quotidien entrant dans ce processus. D’où un effet déceptif, par rapport à la représentation canonique d’une œuvre comme expression du génie et de l’individualité, porteuse de sa vérité. Pourtant, à l’instant même où Echenoz dénie au Boléro sa qualité exemplaire de création parfaite, il fonde un autre critère pour l’évaluer. Si Ravel reste ancré dans une tradition classique de la musique, l’auteur propose au contraire de lire son œuvre comme éminemment moderne et révolutionnaire, dépassant le simple succès commercial – « ça marchera cent mille fois mieux que la Madelon » (p. 76)– pour s’inscrire dans un champ d’expérimentation musicale qui n’est pas sans rappeler les travaux des futuristes sur le bruit, ceux de Russolo entre autres, mis en place une dizaine d’années auparavant. La genèse du Boléro s’inscrit précisément dans ce mouvement : « Il a toujours bien aimé les automates et les machines, visiter les usines, les paysages industriels, il se souvient de ceux de Belgique et de Rhénanie quand il passait par là (...), les villes hérissées de cheminées, les dômes cracheurs de flammes et de fumées rousses et bleues, les châteaux de fonte, les cathédrales incandescentes, les symphonies de courroies, de sifflets et de coups de marteaux sous le ciel rouge » (p. 78) renvoie aussi bien à la musique qu’à l’art pictural des futuristes. « Voilà : il est en train de composer quelque chose qui relève du travail à la chaîne. Chaine et répétition, la composition s’achève en octobre (...) juste du rythme et de l’arrangement. Bref c’est une chose qui s’auto-détruit, une partition sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son » (p. 79) : ce qui guide le Boléro, c’est une négation de tout principe musical classique, ce que Ravel vit comme une simple provocation, mais qui fonde en fait la qualité de son œuvre. Autrement dit, Echenoz pose comme critère d’évaluation d’une œuvre le fait justement qu’elle échappe à tous les critères posés jusque là pour l’évaluer. Le roman devient cette chambre d’écho d’une modernité qui échappe à son créateur ; parce que cette modernité est intégration dans une œuvre des innovations de l’époque, ce qui n’est jamais lisible qu’après-coup, une fois l’époque vécue transformée en époque historique.
Or cette question de l’époque est primordiale pour comprendre un des enjeux de Ravel par rapport au principe d’évaluation. Quand il retrace la genèse de son roman, Echenoz reconnaît que son idée première était de faire d’une époque, les années 30, le sujet de Ravel . C’est d’abord pour reconnaître, dans les noms propres, ceux qui seront restés : « il y a là pas mal de gens que vous ne devez pas connaître comme René Kerdyck, Suzy Welty ou Pierre-Octave Ferroud, mais aussi d’autres dont avez peut-être entendu parler comme Arthur Honegger, Léon-Paul Fargue ou Jacques Ibert » . Ce que ce dispositif met en place, c’est un soupçon énoncé à l’encontre du lecteur qui se tournerait vers la fiction biographique non pour ses enjeux esthétiques, mais par désir de retrouver le nom célèbre. Désir dont Ravel lui-même n’est pas exempt, notamment en lisant le livre d’or du France, il « avise des noms plus ou moins connus de lui, et qui appartiennent aux sphères les plus en vue de la société française » (p. 46). C’est le passage de l’admiration pour l’artiste à celui pour la star. Ce phénomène de la « starisation » n’est pas encore mis en place dans les années 30, mais il est déjà esquissé dans Ravel. Le passage décrivant les signatures en est un exemple précis : prélude à la survalorisation de l’autographe, les signatures sont ici caractérisées ironiquement par l’intention de les auteurs qui « s’en donnent à cœur joie comme s’ils voyaient là, pour une fois dans leur vie, une occasion enfin donnée de faire l’artiste » (p. 47). Cette tournure, faire l’artiste, renvoie prospectivement à toute la réflexion warholienne tournant autour de la fabrique de l’artiste (sa Factory) et des fameuses quinze minutes de célébrité, qui ne donnent que le temps d’être un nom connu, et non de créer une œuvre. Ravel, au contraire, finit par être incapable de signer, puis de reconnaître sa propre musique. De cette incapacité découle l’illisibilité de Ravel qui fait l’intérêt du personnage : si Ravel reste illisible, il est impossible de construire une biographie qui serait révélation d’un être, d’une essence Ravel. Le doute préside en effet les énoncés : « on est pas obligé de croire à cette histoire » (p. 109), « cette fois c’est lui qu’on est pas obligé de croire » (p. 113). Si cette mise en doute est possible, c’est parce qu’il n’existe pas d’enregistrement de Ravel, excepté celui décrit par Echenoz, d’une bande d’actualités cinématographiques : « C’est la seule fois où on le voit à peine, de dos, on n’aperçoit en fait que son bras gauche pendant qu’il dirige » . En clôturant son roman sur la phrase « il ne laisse pas de testament, aucune image filmée, pas le moindre enregistrement de sa voix », Jean Echenoz prend la mesure de l’écart irréversible qui le sépare des années 30 : celui de l’avènement de la télévision et du cinéma parlant, qui emprisonnent l’individu dans ses faits, gestes et paroles enregistrés à l’infini et convoqués à la moindre occasion. Ravel est le dernier à pouvoir dire « Je n’ai rien écrit, je ne laisse rien, je n’ai rien dit de ce que je voulais dire » (p. 117). Aveu d’un échec, celui d’une conception de l’œuvre comme signification, mais aussi liberté de l’individu au souvenir qu’il laissera, voire liberté de l’oubli.
Les deux perspectives de la fiction biographique - réparer une injustice ou étudier ce qui fait qu’un nom n’est pas oublié- ne remettent finalement jamais en cause la mémoire comme critère d’évaluation. Malgré la volonté de sortir d’un système de normes esthétiques prescriptives et de la confiance en un jugement objectif de l’Histoire où le temps élirait les figures dont il faut se souvenir, il semblerait que ce critère de mémoire sélective opérant dans le champ littéraire reste de mise. Mais l’avènement d’une société de l’enregistrement généralisé (évènements, images, sons) problématise à son tour ce système de sélection : le temps peut-il opérer aussi efficacement cette sélection à partir du moment où chaque individu, même le moins « mémorable », voit ses faits et gestes potentiellement enregistrables et livrables à la postérité ? En esquissant, par allusions, les prémisses de la révolution technologique à venir (évocation de la TSF, de la télévision, de l’avion etc.), Jean Echenoz prend la mesure de ce que notre époque a perdu : le droit à l’oubli. Même Ravel, à la fois célébrité en son temps et l’un des grands compositeurs du XXe siècle, semble pouvoir y prétendre lorsque s’achève le roman. L’oubli ne serait plus une sanction du temps sur les œuvres et auteurs, mais une liberté aujourd’hui potentiellement disparue. Ravel, au poids trop léger pour s’engager dans la réalité, serait –à l’image d’un Conrad présenté comme amoindri, puis mort, presque déjà évanoui – un des derniers à s’autoriser l’oubli.
Jeanne Evrard