écritures contemporaines

La collection « Biophilia »

« Biophilia » est une col­lec­tion des éditions José Corti, créée en 2012 par l’éditrice et poète Fabienne Raphoz : elle a une voca­tion trans­dis­ci­pli­naire pour saisir les mul­ti­ples facet­tes du vivant. Cette col­lec­tion ras­sem­ble des auteurs venant d’hori­zons dis­ci­pli­nai­res divers : éthologues, phi­lo­so­phes, zoo­lo­gues, eth­no­lo­gues, sys­té­ma­ti­ciens, natu­ra­lis­tes, folk­lo­ris­tes s’y livrent à des réflexions diver­ses axées sur la place de l’homme dans son envi­ron­ne­ment et la reconnais­sance des autres formes de vie qui l’entou­rent. Collection impli­quée pour éditeur engagé, « Biophilia » fait le lien entre la tra­di­tion de la maison et les renou­veaux de son projet éditorial à l’aube du XXIe siècle.

« Biophilia » et les éditions Corti : une collection pivot

C’est en 2012 que Fabienne Raphoz, qui a rejoint Bertrand Fillandeau en 1996 au sein des éditions Corti, fonde la col­lec­tion « Biophilia ». L’inté­rêt de l’éditrice pour la ques­tion ani­male est ancien et s’exprime à tra­vers la notion de « Rencontre » comme étant, selon elle, à la fois l’occa­sion du « sur­gis­se­ment ino­piné du sau­vage » et l’ins­tant où « l’expres­sion tra­duit exac­te­ment le cœur, la pen­sée1 ». Dès lors, de nom­breux points com­muns se tis­sent entre son acti­vité d’éditrice, d’écrivain et sa pas­sion pour la nature, ses voya­ges et ses visi­tes de « sanc­tuai­res de la vie sau­vage ».

La col­lec­tion a pu naître de cette ren­contre entre la tra­jec­toire per­son­nelle de l’éditrice et les pos­si­bles d’un champ éditorial de plus en plus atten­tif à la ques­tion de l’envi­ron­ne­ment. La pro­gres­sion de la pensée écologique et les mena­ces pesants sur la bio­di­ver­sité, le déve­lop­pe­ment de la réflexion sur l’ani­ma­lité, mar­quée par les scan­da­les sani­tai­res, les actions mili­tan­tes en faveur de la cause ani­male, la média­ti­sa­tion des trai­te­ments réser­vés aux bêtes dans l’indus­trie ali­men­taire cons­ti­tuent un contexte favo­ra­ble à un tel projet éditorial, tout comme, dans le domaine plus cir­cons­crit de la recher­che, le déve­lop­pe­ment des « Animal stu­dies » depuis quel­ques années.

« Biophilia » est deve­nue une col­lec­tion cen­trale au sein des éditions Corti. Elle figure le point d’équilibre entre un héri­tage assumé et un inflé­chis­se­ment impor­tant du projet éditorial. Témoignant d’une impli­ca­tion forte des éditeurs, à la fois éthique et économique, « Biophilia » s’ins­crit dans la tra­di­tion d’enga­ge­ment des éditions Corti, durant la seconde guerre mon­diale notam­ment. Elle pro­longe à sa manière les sen­si­bi­li­tés lit­té­rai­res cen­tra­les dans l’his­toire de la maison. À l’héri­tage sur­réa­liste, qui marqua la nais­sance de la maison, elle emprunte la cri­ti­que d’un ratio­na­lisme étroit. Elle pro­longe la veine roman­ti­que, atten­tive à réins­crire l’indi­vidu au sein de la nature, par un croi­se­ment des savoirs et une déprise envers l’objec­ti­va­tion d’un savoir mathé­ma­ti­que. Elle s’ins­crit au confluent de la rêve­rie et des scien­ces, comme le dési­rait Gaston Bachelard. L’impor­tance de Julien Gracq n’est pas en reste, tant l’écrivain-géo­gra­phe est sen­si­ble aux pay­sa­ges et aux cours d’eau, au cœur de ses pré­fé­ren­ces sen­si­bles, comme de sa poé­ti­que. Il va jusqu’à décen­trer les repré­sen­ta­tions et en rabat­tre sur les pré­ten­tions de l’homme, en pen­sant l’indi­vidu comme « une plante humaine ».

La col­lec­tion s’ins­crit dans l’évolution du projet éditorial de Corti. Elle consonne avec le choix des deux éditeurs d’adop­ter un nou­veau mode de vie et de dépla­cer le siège de la maison d’édition hors de Paris. La cou­ver­ture « Biophilia » appa­raît au moment où l’éditeur renou­velle l’offre visuelle de ses col­lec­tions : elle ren­force la cohé­rence de l’offre éditoriale et devient très vite un mar­queur d’iden­ti­fi­ca­tion de cette maison d’édition, au capi­tal sym­bo­li­que pres­ti­gieux et au capi­tal économique modeste. Biophilia est une col­lec­tion pivot aussi, dans la mesure où son impor­tance au sein de la maison ne cesse de s’accroî­tre. Alors que la maison a choisi de se recen­trer et de dimi­nuer le nombre de ses publi­ca­tions, elle reste une col­lec­tion où de nou­veaux volu­mes sont régu­liè­re­ment publiés et s’ouvre même à de nou­veaux ter­ri­toi­res, en publiant à la ren­trée 2016 un roman contem­po­rain inédit, Sanglier de Dominique Rameau.

Le projet « Biophilia »

Trois gestes éditoriaux ser­vent de pro­gramme à la col­lec­tion et nous per­met­tent d’en déplier le projet : la cou­ver­ture, le nom de la col­lec­tion et la cita­tion de Claude Lévi-Strauss en exer­gue du pre­mier livre et de la page inter­net consa­crée à « Biophilia ». Le choix de la cou­ver­ture verte annonce cette atten­tion à la ques­tion de la nature, qu’elle soit ani­male ou végé­tale. Le choix d’illus­trer chaque cou­ver­ture de la col­lec­tion par un petit dessin d’animal ou de plante crayonné en blanc confirme cette recher­che d’une visi­bi­lité sobre et, par le bes­tiaire que les cou­ver­tu­res com­po­sent ensem­ble, atteste cette vigi­lance aux formes de vie dans leur diver­sité et leur sin­gu­la­rité. Le crayonné com­pose une sil­houette vive, pres­que en mou­ve­ment, comme si elle n’était pas figée par la repré­sen­ta­tion mor­ti­fère des hommes.

C’est à cette ambi­tion d’embras­ser lar­ge­ment la ques­tion du vivant qu’invite également le titre de la col­lec­tion à tra­vers les vastes signi­fi­ca­tions du pré­fixe « bio ». Le choix d’un mot grec com­posé du suf­fixe « philia » plonge dans les raci­nes anti­ques où le savoir allait de pair avec une exi­gence éthique : ce pas de côté chro­no­lo­gi­que incite à che­mi­ner à rebours des ratio­na­li­tés occi­den­ta­les qui ont rendu l’homme « comme maître et pos­ses­seur de la nature », pour trou­ver des modes alter­na­tifs de pensée. L’expres­sion est emprun­tée à l’ento­mo­lo­giste amé­ri­cain Edward O. Wilson, dont le livre du même nom a inau­guré la col­lec­tion en 2012. Le cher­cheur y défi­nis­sait la bio­phi­lie comme

« la ten­dance innée à se concen­trer sur la vie et les pro­ces­sus bio­lo­gi­ques. (…) C’est pour autant que nous en vien­drons à com­pren­dre d’autres orga­nis­mes que nous leur accor­de­rons plus de prix, comme à nous-mêmes. »

La réfé­rence cons­ti­tue ainsi un pro­gramme éthique (souci de l’autre et de soi) et esthé­ti­que (écriture du vivant, savoirs de la des­crip­tion) qui se double d’une ambi­tion trans­dis­ci­pli­naire de la col­lec­tion. Le mot permet de ne pas sépa­rer les êtres vivants de l’homme, et de sou­li­gner que l’étude de la vie ne peut qu’aug­men­ter l’appré­hen­sion de l’homme, dans ses formes col­lec­ti­ves comme dans ses maniè­res d’être indi­vi­duel­les.

Cette défi­ni­tion de la bio­phi­lie se trouve ren­for­cée par une cita­tion de Claude Lévi-Strauss, située en exer­gue de l’ouvrage d’Edward O.Wilson et de la page inter­net consa­crée à la col­lec­tion :

« Il fau­drait plutôt poser au départ une sorte d’humi­lité prin­ci­pielle : l’homme, com­men­çant par res­pec­ter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se met­trait à l’abri du risque de ne pas res­pec­ter toutes les formes de vie au sein de l’huma­nité même. »

Ces cita­tions pro­cè­dent de la même convic­tion éthique. On retrouve dans cette « humi­lité prin­ci­pielle », ce goût du ras de terre, la marque des sages­ses extrê­mes-orien­ta­les que connaît bien l’anthro­po­lo­gue : elle s’ins­crit en effet contre un huma­nisme étroit et domi­na­teur qui hié­rar­chise et dis­cri­mine les formes de vie et les éléments de nature et de culture. Mais ce fai­sant, Claude Lévi-Strauss reven­di­que une forme d’huma­nisme élargi, et enri­chi de l’atten­tion que chacun peut porte aux formes de vie, même les plus pré­cai­res et ordi­nai­res.

Formes de vie, formes d’écriture

Ce triple geste éditorial, s’il des­sine un pro­gramme pour la col­lec­tion, n’en épuise pas la richesse et ne doit pas conduire à en homo­gé­néi­ser la récep­tion. Attentive à la plu­ra­lité des formes de vie, elle ne l’est pas moins à la diver­sité des formes esthé­ti­ques, des dis­ci­pli­nes, des écritures et des lan­gues. Ainsi, plus de la moitié des livres parus à ce jour chez « Biophilia » sont tra­duits de l’anglais. On trouve également un ouvrage tra­duit de l’ita­lien (Les Bêtes, de Federigo Tozzi) et un du sué­dois (La Troisième île, de Fredrik Sjöberg), la col­lec­tion réac­ti­vant là encore une tra­di­tion de pas­sage, de tra­duc­tion et de cir­cu­la­tion des textes qui néces­site un enga­ge­ment impor­tant de la part des éditeurs. De la même façon, la col­lec­tion affirme un désir de conci­lia­tion des champs qui réfute les dis­tinc­tions géné­ri­ques et intel­lec­tuel­les. C’est cette ambi­tion qui fonde à la fois l’hété­ro­gé­néité et l’iden­tité de la col­lec­tion. Biologistes (Fredrik Sjöberg, Edward O. Wilson), écrivains (Federigo Tozzi, Ernest Thompson Seton, Dominique Rameau), phi­lo­so­phes écologistes (Paul Shepard, Aldo Leopold) pro­po­sent dans « Biophilia » des textes qui mêlent impli­ca­tion intime et ten­ta­tive de savoir.

Dans Lobo le loup, Ernest Thompson Seton assume ainsi plei­ne­ment l’anthro­po­mor­phisme de la nar­ra­tion pour sa puis­sance d’iden­ti­fi­ca­tion qui lui permet d’inves­tir la figure de Lobo, le chef de meute, et d’autres figu­res ani­ma­les. Cette ren­contre de l’intime et du savoir se mani­feste aussi dans le genre du récit de voyage, assez bien repré­senté dans la col­lec­tion. On peut songer aux Voyages de William Bartram, natu­ra­liste amé­ri­cain du XVIIIe siècle qui nous livre des des­crip­tions très pré­ci­ses de la nature, des pay­sa­ges, de la flore et des ani­maux des deux Caroline, de la Georgie et de la Floride du Nord. Son œuvre aura une influence par­ti­cu­lière sur Chateaubriand mais aussi Emerson et Thoreau. Ces récits d’obser­va­tion sont également l’occa­sion de déve­lop­per un cer­tain nombre de réflexions sur le res­pect des Indiens, l’escla­vage et la défense des ani­maux par exem­ple. Voyage sur le Rattlesnake de Thomas Henry Huxley croise des obser­va­tions sur les côtes de la Louisiade, de la Nouvelle-Guinée et de l’Australie et des réflexions plus géné­ra­les d’ordre moral. Quelques pages qui évoquent la beauté des piro­gues et le carac­tère des méla­né­siens per­met­tront de déve­lop­per de plus amples com­men­tai­res sur le trai­te­ment inhu­main que les explo­ra­teurs armés venus d’Europe infli­gent aux Mélanésiens. Plutôt que la fic­tion, assez rare dans la col­lec­tion, à l’excep­tion de Sanglier de Dominique Rameau, la col­lec­tion pri­vi­lé­gie une écriture de la nota­tion, du frag­ment, mêlant ainsi tra­di­tions eth­no­gra­phi­que et poé­ti­que dans des textes qui don­nent à lire un savoir du vivant frotté de lit­té­ra­ture. C’est le cas des Bêtes de Federigo Tozzi qui se pré­sente sous la forme d’une série de 69 frag­ments en prose dans les­quels une figure ani­male appa­raît sys­té­ma­ti­que­ment, de manière for­tuite ou mar­gi­nale. C’est cette figure ani­male qui va faire le lien entre les dif­fé­rents récits, avec notam­ment un sys­tème d’échos entre le frag­ment inau­gu­ral et le frag­ment final qui offrent tous deux un aperçu de la figure de l’alouette. Les souris glous­sent, les chau­ves-souris chan­tent de Karen Shanor et Jagmeet Kanwal pro­pose également cette lec­ture par peti­tes tou­ches puis­que l’ouvrage regroupe un ensem­ble de décou­ver­tes scien­ti­fi­ques sur la vie, le com­por­te­ment et les apti­tu­des de cer­tai­nes espè­ces ani­ma­les comme les chau­ves-souris, les laman­tins, les éléphants, le cor­beau calé­do­nien etc. Regroupés par thé­ma­ti­ques telles que « Espionner et trom­per », « Flirter, faire la cour et s’accou­pler », les cha­pi­tres abor­dent les capa­ci­tés insoup­çon­nées de cer­tains ani­maux et nous invi­tent à reconsi­dé­rer la notion de « nature humaine » que nous tenions pour acquise.

Ces textes témoi­gnent ainsi de l’atten­tion portée au sin­gu­lier, du souci du cas. « Chaque espèce est un puits magi­que » affirme Edward O. Wilson dans Biophilia. La per­cep­tion aguer­rie de l’ento­mo­lo­giste lui permet de cons­ta­ter l’impor­tance vitale de cha­cune des espè­ces qui l’entou­rent et leurs spé­ci­fi­ci­tés, leurs carac­té­ris­ti­ques pro­pres. De même que Karen Shanor et Jagmeet Kanwal s’atta­chent à décrire la minu­tie de l’écureuil qui gri­gnote une noix, que Paul Shepard ana­lyse pré­ci­sé­ment le fonc­tion­ne­ment de l’œil des singes, Edward Wilson exa­mine avec minu­tie l’asso­cia­tion des four­mis à un cham­pi­gnon par­ti­cu­lier qu’elles pro­tè­gent et qui les nour­rit en dis­tin­guant le rôle des ouvriè­res qui tran­chent les feuilles, des jar­di­niè­res qui pren­nent soin des fila­ments fon­gi­ques et des sol­dats, qui assu­rent la défense. L’atten­tion aux détails accom­pa­gnée de des­crip­tions très pré­ci­ses semble être un trait par­tagé par de nom­breu­ses œuvres de la col­lec­tion. Une éthique de la pré­ser­va­tion de la nature s’y des­sine, que théo­ri­sent les essais d’Aldo Leopold, Pour la santé de la terre, et de Paul Shepard, Nous n’avons qu’une seule terre. Au fil de consi­dé­ra­tions sur des phé­no­mè­nes comme la défo­res­ta­tion des cam­pa­gnes, l’érosion des terres pau­vres, la des­truc­tion des marais chez Leopold, ou les quatre étapes de la méta­phy­si­que his­to­ri­que poé­tico-évolutionniste de Shepard qui expli­que la façon dont nous avons pro­gres­si­ve­ment expulsé l’envi­ron­ne­ment de nous-mêmes pour le rendre invi­si­ble, le lec­teur obtient à la fois des expli­ca­tions scien­ti­fi­ques de phé­no­mè­nes natu­rels et les germes d’une réflexion sur le monde qui l’entoure.

Cette atten­tion aux formes de vie et d’écriture, à l’alté­rité en somme, expli­que le pos­si­ble inflé­chis­se­ment de la col­lec­tion depuis sa créa­tion, tou­jours plus hos­pi­ta­lière à de nou­vel­les écritures, comme le roman contem­po­rain avec Sanglier de Dominique Rameau, ou à de nou­veaux ter­ri­toi­res, à l’image du Temps sacré des caver­nes de Gwenn Rigal por­tant sur l’homme de Cro-Magnon.

Cindy Gervolino et Jean-Marc Baud