écritures contemporaines

Matérialité et goût de l’archive

Dans trois cha­pi­tres, inti­tu­lés « Sur la porte d’entrée », « Elle vient d’arri­ver » et « La salle d’inven­taire est sépul­crale », et qui se dis­tin­guent par l’usage de l’ita­li­que du reste de l’essai, Arlette Farge mène son lec­teur aux archi­ves et dépeint, non sans humour, ces lieux sin­gu­liers que sont salles de lec­ture, salles de cata­lo­gues ou salles des inven­tai­res. Microcosmes régis par des codes et des rituels (choix des places, sys­tème de fiches et de cartes en tous genres) et habi­tés par une faune sin­gu­lière que les néo­phy­tes décou­vrent à leurs dépens. Elle nous emmène donc au plus près des archi­ves, sur les pas de l’his­to­rien habi­tué des Archives de France ou des archi­ves de la Bastille.

Arlette Farge ne s’inté­resse pas en effet pas seu­le­ment au contenu des archi­ves qu’elle étudie – en l’occur­rence des archi­ves judi­ciai­res du XVIIIe siècle – mais à leur maté­ria­lité, voire à leur sen­sua­lité. « Glacée », « abîmée » et « pous­sié­reuse », l’archive s’offre d’abord au regard et au tou­cher de l’his­to­rien penché sur elle. La pra­ti­que de l’archive est avant tout un geste, un rituel : c’est un dos­sier que l’on ouvre avec pré­cau­tion, que l’on feuillette, que l’on reco­pie – c’est en une sorte de moine copiste qu’Arlette Farge dresse le por­trait de l’his­to­rien. Parfois, l’archive crée la sur­prise : le tra­vail mono­tone de col­lec­tion et de copie peut lais­ser place à une archive dif­fé­rente ; et cette sin­gu­la­rité, dans l’exem­ple choisi par Arlette Farge (une lettre polis­sonne d’un com­mis­saire à un de ses col­lè­gues), se signale d’abord par un papier « dif­fé­rent au tou­cher ». Elle décline dans son essai un kaléi­do­scope de ren­contres pos­si­bles avec l’archive, de l’accès maté­riel à l’appa­ri­tion de petits cas, qui confronte l’his­to­rien à ce qui reste tou­jours sin­gu­lier. Dans une sorte de féti­chisme – qui peut sem­bler au pre­mier abord naïf – du docu­ment, Arlette Farge évoque d’autres « cadeaux d’archi­ves » (une plainte au sujet d’une affaire impli­quant le mar­quis de Sade par exem­ple). Le « goût de l’archive » passe, pour l’his­to­rienne, par cette « appro­che immé­diate du maté­riau, cette sen­sa­tion pré­hen­si­ble des traces du passé ». Le plai­sir pris à son contact appa­raît dans les dif­fé­ren­tes formes lit­té­rai­res qui sous-ten­dent son essai et le tein­tent tour à tour d’une dra­ma­tur­gie roma­nes­que, d’un lyrisme pres­que roman­ti­que ou d’une atten­tion aux vies minus­cu­les. Mais le titre de l’ouvrage met en avant une vision uni­taire de l’archive, à tra­vers l’usage du sin­gu­lier qui la per­son­ni­fie et sou­li­gne la volonté d’Arlette Farge de penser le trai­te­ment que l’his­to­rien fait de ce docu­ment.

Marges et excès de l’archive

Mais ce « maté­riau vivant » qu’est l’archive permet-il d’ouvrir une brèche entre passé et pré­sent ? Est-ce dans cette sen­sa­tion de « tou­cher le réel » que l’his­to­rien peut avoir l’impres­sion d’ouvrir une fenê­tre sur le passé et de créer le sen­ti­ment d’une ren­contre avec le défunt et le loin­tain ? Arlette Farge refuse de voir dans l’archive une source his­to­ri­que abso­lu­ment tan­gi­ble : elle ne s’inté­resse pas seu­le­ment aux ren­sei­gne­ments four­nis par les docu­ments (regis­tres, listes, rap­ports, procès-ver­baux...), mais aussi aux marges de ces docu­ments, à ce qu’il y a à côté, ou der­rière les mots cou­chés sur le papier. En effet, si l’his­to­rien doit se pen­cher sur ce que signi­fient les mots, c’est pour y déce­ler ce que, en creux, « ces dis­cours ina­che­vés, contraints par le pou­voir à se dire » disent du réel et y enten­dre la poly­pho­nie du lan­gage, où s’ins­cri­vent dif­fé­rents dis­cours – une langue popu­laire, une pra­ti­que cultu­relle, un désir de convain­cre, une résis­tance à un pou­voir... Il s’agit d’aller au-delà de l’archive, de saisir ce qui réside en elle mais la dépasse et la déborde, cet « excès de sens » qui som­meille dans ces phra­ses que l’his­to­rien copie et met patiem­ment en ordre. Le sens n’est pas immé­dia­te­ment donné par l’archive ; il est à cher­cher « sous le désor­dre appa­rent des récits, des faits et des évènements ».

Arlette Farge se posi­tionne contre une réi­fi­ca­tion de l’archive et du docu­ment his­to­ri­que, elle s’inté­resse au « trem­blé de l’archive », à ce qui fait écart. À une his­toire des­crip­tive et figée, qui cher­che dans l’archive les preu­ves irré­fu­ta­bles d’une hypo­thèse de départ pos­si­ble­ment fal­la­cieuse, elle oppose une his­toire qui laisse place à des véri­tés qu’il faut ques­tion­ner, et s’inté­resse à l’écart, à l’ « espace blanc » qui sépare l’indi­vidu et son image (celle qu’en des­sine la société, celle qu’il donne de lui-même), son dis­cours, ses actes. Cette démar­che his­to­rio­gra­phi­que prend part au cou­rant de la micro storia, : il ne s’agit pas de faire une his­toire totale tour­née vers la longue durée et les fonc­tion­ne­ments macro­struc­tu­rels de la société mais plutôt de se pen­cher sur l’anec­dote, le récit, sur ce que Carlo Ginzburg appelle « le para­digme de l’indice ». L’ana­lyse de l’his­to­rien se déplace alors de don­nées économiques et démo­gra­phi­ques de large échelle aux indi­vi­dus d’impor­tance mineure, à la façon dont un destin sin­gu­lier peut éclairer le monde qui l’entoure. Elle s’ins­crit dans la lignée de Michel Foucault, et de la dis­tinc­tion qu’il met en avant dans L’Archéologie du savoir entre une his­toire glo­bale, qui « res­serre tous les phé­no­mè­nes autour d’un centre unique », et une his­toire géné­rale, qui « déploie­rait au contraire l’espace d’une dis­per­sion » . Le phi­lo­so­phe insiste sur la notion de dis­conti­nuité et Arlette Farge l’intè­gre dans son dis­cours d’his­to­rienne en s’atta­chant à la fois à sou­li­gner des séries dans les archi­ves qu’elle étudie mais aussi ce qui s’en démar­que.

Archives judiciaires : spécificités

Arlette Farge entraine ainsi son lec­teur dans les méan­dres des archi­ves judi­ciai­res du XVIIIe siècle : les dis­cours qu’elles recè­lent sont pour la plu­part des dis­cours contraints (par les sys­tè­mes poli­ti­que, judi­ciaire et poli­cier du Paris du XVIIIe siècle, par la néces­sité pour les accu­sés de se défen­dre...), qui ne ren­sei­gnent par seu­le­ment l’his­to­rien sur les divers crimes, délits et conflits qui agi­tent le peuple pari­sien. Ils l’infor­ment également, de manière indi­recte, sur la manière dont ce peuple se dit et se posi­tionne – vis-à-vis du pou­voir, des autres mem­bres de la société...

L’une des spé­ci­fi­ci­tés de l’archive judi­ciaire est sa dimen­sion frag­men­taire : elle donne à voir de minus­cu­les éclats de réel, des événements sou­vent déri­soi­res. Et les dis­cours qui les rap­por­tent sont également lar­ge­ment lacu­nai­res (phra­ses ina­che­vées, mal rap­por­tées, illi­si­bles, sans oublier les silen­ces et les men­son­ges qu’impli­quent témoi­gna­ges, plain­tes, accu­sa­tions) et néces­sai­re­ment défor­més par, on l’a dit, les contrain­tes de toutes sortes qui s’exer­cent sur les dif­fé­rents pro­ta­go­nis­tes, mais aussi par des fac­teurs moins iden­ti­fia­bles comme la honte, la peur... La poly­pho­nie de l’archive judi­ciaire entraîne l’his­to­rien dans un véri­ta­ble tra­vail archéo­lo­gi­que du lan­gage au sens où Foucault l’emploie dans L’Archéologie du savoir  : il s’agit au creux de ces dis­cours de retrou­ver « le mou­ve­ment secret de la pensée » de celui qui s’exprime.

Ces inci­dents, quoi­que minus­cu­les, n’en font pas moins événement, et les récits qui en sont faits et que consi­gne l’archive judi­ciaire sont eux aussi des événements : la parole, si contrainte soit-elle, fait, tant par sa forme que par son contenu, adve­nir quel­que chose. Derrière les phra­ses pro­non­cées, les ren­sei­gne­ments fac­tuels, et les détails futi­les en appa­rence, se des­si­nent l’hori­zon et l’actua­lité de celui qui parle. Le lan­gage nous dit quel­que chose de l’indi­vi­duel, mais également du col­lec­tif ; le parler d’un homme nous ren­voie à son vécu, à son savoir, mais nous informe également sur les com­por­te­ments, la culture, sur un moment his­to­ri­que, un milieu social...

Ainsi, l’archive judi­ciaire, si frag­men­taire et déri­soire soit-elle – elle isole des mor­ceaux de vie, et rap­porte sou­vent des inci­dents minus­cu­les –, dit quel­que chose de l’his­toire et du tra­vail de l’his­to­rien, et de leur com­plexité : le docu­ment ne déli­vre pas un sens uni­vo­que et l’his­toire n’énonce en aucun cas un « dis­cours de vérité ». Le docu­ment est également cons­ti­tué de ce qu’il oublie, de ce qu’il dit mal ou ne dit pas : l’his­to­rien doit, dans sa démons­tra­tion et son argu­men­ta­tion rigou­reu­ses de savant, lais­ser leur place aux silen­ces et aux incer­ti­tu­des. Dans cette saisie de l’archive, une « Vérité » intan­gi­ble n’a pas sa place : c’est bien plus un ordon­nan­ce­ment des figu­res de la réa­lité qui est la visée de cette pers­pec­tive his­to­rio­gra­phi­que, ce qui laisse une plus grande marge de liberté à l’his­to­rien.

La question de l’écriture : récit de l’historien vs. fiction du romancier ?

S’il s’adresse peut-être en pre­mier lieu à l’his­to­rien ou à l’ama­teur d’archi­ves, l’essai d’Arlette Farge inté­resse également le lit­té­raire, notam­ment lorsqu’elle évoque la ques­tion de l’ « écriture de l’his­toire ». En effet, le texte pro­duit par l’his­to­rien à partir de l’archive ne doit selon elle être ni « glose ennuyeuse » ni « com­men­taire posi­ti­viste » ; il est un véri­ta­ble récit qui, loin de répé­ter l’archive, doit être en déca­lage par rap­port à elle : l’his­toire convo­que l’archive pour mieux la mettre à dis­tance, pour mieux penser à partir d’elle. Ainsi, la pra­ti­que de la cita­tion, par exem­ple, ne doit jamais appa­raî­tre dans le tra­vail de l’his­to­rien comme un argu­ment d’auto­rité ou une preuve. La cita­tion ne se suffit pas à elle-même, elle met sa force et son expres­si­vité au ser­vice du récit, elle lui donne son rythme en créant une sur­prise, une rup­ture.

Arlette Farge inter­roge également la pos­si­bi­lité de « faire vivre l’archive » par la fic­tion, de faire res­sus­ci­ter les femmes et les hommes du passé – dont cer­tains sem­blent dignes d’être des héros de roman. Mais elle dis­tin­gue bien le tra­vail du roman­cier, qui « fait œuvre de fic­tion » et celui de l’his­to­rien, pour qui « l’enjeu n’est pas la fic­tion » : s’il est par­fois ten­tant de faire de des­tins excep­tion­nels des iti­né­rai­res roma­nes­ques, l’his­to­rien ne doit pas trahir l’archive ; il doit s’en tenir à son récit, et ériger les hommes du XVIIIe siècle, non en héros, mais en « sujet[s] de l’his­toire, dans une société qui [leur] a prêté des mots et des phra­ses ». La mise à dis­tance de la part de fic­tion du dis­cours his­to­ri­que, Arlette Farge la fonde sur un cri­tère éthique : s’il y a pour elle une cer­taine jus­tice à se pen­cher sur ces vies minus­cu­les, celle-ci se doit d’être une res­ti­tu­tion de la vie de ces per­son­nes et non une répa­ra­tion roma­nes­que, qui les trans­for­me­rait en per­son­nage. En figu­rant ainsi le geste de l’his­to­rien, elle confère une dimen­sion poli­ti­que à cette rup­ture et l’his­to­rien devient celui qui permet la res­ti­tu­tion d’une voix. Elle affirme une sépa­ra­tion très nette entre l’écriture his­to­ri­que et l’écriture roma­nes­que, alors même qu’on peut voir un paral­lèle entre l’évolution his­to­rio­gra­phi­que de l’École des Annales à la micro storia et l’évolution lit­té­raire du roman natu­ra­liste de la fin du XIXe siècle aux vies minus­cu­les contem­po­rai­nes. Ces deux mou­ve­ments vers le souci de mani­fes­ta­tion de modes d’être sin­gu­liers s’affir­ment aujourd’hui et il peut être inté­res­sant de les com­pa­rer et les faire réson­ner entre eux. On peut notam­ment se pen­cher sur la repré­sen­ta­tion poli­ti­que actuelle de ce geste de saisie des archi­ves par l’his­to­rien, à l’heure où celles-ci se démul­ti­plient dans le monde infor­ma­ti­que et sur Internet, et où une défi­ni­tion stable de l’archive appa­raît de plus en plus dif­fi­cile à affir­mer...

L’his­to­rienne nous amène donc à nous inter­ro­ger sur l’uti­li­sa­tion du maté­riau his­to­ri­que qu’est l’archive au sein d’une œuvre de fic­tion : est-elle gage d’authen­ti­cité ? Vient-elle ren­for­cer l’ « effet de réel » ? Que pro­vo­que l’ « incrus­ta­tion » de l’archive dans le récit his­to­ri­que ? Dans le roman ? N’y a-t-il pas danger pour le roman­cier, comme pour l’his­to­rien, de se dis­si­mu­ler der­rière la vrai­sem­blance qu’impose l’archive, voire la véri­di­cité sup­po­sée de ce maté­riau, pour faire preuve ? Qu’impli­que le sur­gis­se­ment de l’archive dans la matière roma­nes­que, et quel sens donner à cette hété­ro­gé­néité ? Quelles sont les traces des exis­ten­ces sin­gu­liè­res contem­po­rai­nes sur les­quel­les se pen­che­ront les his­to­riens et celles que s’appro­prie­ront les écrivains ?

Pauline Cohen et Madeleine Savart