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L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
La collection « Fiction & Cie » fondée par Denis Roche au Seuil aime à publier des œuvres à la croisée des genres qui viennent brouiller les frontières traditionnelles entre réel et fiction. C’est pourtant pas la guerre de Maryline Desbiolles, qui y est publié en 2007, n’échappe pas à la règle. Succession d’entretiens menés dans l’Ariane – quartier sensible de la banlieue de Nice voué à une destruction partielle – le livre est loin d’en constituer une simple compilation. Curieusement sous-titré « 10 voix+1 recueil », le récit est en effet marqué par une multiplication des perspectives et une liberté de ton qui rendent sa catégorisation difficile. Entre collecte de témoignages et enquête de terrain, réflexion urbanistique et rêverie mythologique, le livre affiche une certaine hybridité formelle. Une structure se dessine pourtant dans ces dix chapitres de taille relativement égale et divisés eux-mêmes en deux (voire trois) parties : la première consacrée à faire entendre la voix de chacune des personnes interrogées et la ou les suivante(s), plus court(es) donnant libre cours à celle de la narratrice.
Ce qui frappe d’abord à la lecture du texte, c’est le désir de faire entendre les voix collectées, et ce dès le titre : C’est pourtant pas la guerre, parole recueillie auprès de celle que la narratrice appelle « Andrée » et qui place d’emblée le livre sous le signe de l’autre et de l’oralité. Ce souci se retrouve dans l’attention portée aux accents et aux manières de parler des personnes interrogées : que ce soit l’accent lyonnais d’Andrée ou le fait qu’« elle braille », les « mots nacrés » de M. Boup ou les « formules […] toutes faites » de Madame Rosette, le « parler de vraie Niçoise » de Geneviève ou bien encore le « beau langage » de A., la narratrice témoigne d’une réelle gourmandise pour la sonorité des voix entendues. Par ailleurs, les paroles des personnages s’entremêlent à celles de l’auteur, se percutant parfois au sein d’une même phrase : « elle a essayé un an, j’étais seule au monde » ou « il m’a cassé des dents, les dents de son joli sourire ». La plupart du temps, l’auteure se passe ainsi d’incises, jouant d’une écriture chorale qui oblige à chercher « le fil entre les voix » :
Le carnet noir est un immeuble, toutes les paroles sont empilées, des appartements de paroles les uns sur les autres. Le carnet noir est un immeuble mal insonorisé, les paroles se chevauchent, se contaminent, se recouvrent.
Dans cette polyphonie revendiquée et en l’absence d’un dispositif clair de transcription, la frontière qui sépare les paroles de « l’interrogée » de celles du « scribe » est mince et pose des questions éthiques. Quelle doit être en effet la place de ce cet « écrivain public » sur les « épaules compatissantes » duquel les personnes interrogées viennent déposer leurs « doléances » ? Si les personnes témoignent volontairement, connaissent le projet de l’auteure et « parlent afin que leurs paroles deviennent un livre », Maryline Desbiolles semble cependant chercher la place juste à occuper vis-à-vis d’elles. Remerciant ainsi « les dix personnes qui [lui] ont confié leurs voix », elle parle d’un « colis d’histoires et de mots confiés » en précisant un peu plus loin : « il ne s’agit pas de confession mais de don, les paroles me sont confiées afin que j’en fasse bon usage ». Or, il semble difficile de dégager un usage homogène de ces voix tant leurs saisies varient et font l’objet de commentaires contrastés, de degrés d’empathie et d’identification radicalement éloignés.
À l’inverse de l’élan empathique que l’on pourrait attendre de celui qui récolte la parole d’autrui – méthode préconisée dans La misère du monde par Pierre Bourdieu – le texte offre des degrés d’adhésion très variés : alors que le livre s’ouvre sur la confrontation avec Andrée, à laquelle la narratrice n’offre pas vraiment d’ « épaules compatissantes » puisqu’elle ne cesse de douter de son récit, la dixième voix donne à lire la rencontre avec son « exacte contemporaine », elle-même « écrivain public ». Entre ces deux extrêmes, le texte oscille entre sympathie et prise de distance, de M’Boup l’écrivain manqué à l’émotion pour la beauté de A., en passant par Jahida qui, bien qu’elle ressemble à la narratrice, lui reste étrangère. Par ailleurs, son attitude de « scribe » peut sembler désinvolte : à la fois dans la restitution des récits entendus, puisqu’elle omet de noter ce qui compte aux yeux d’Andrée, de même que les notes prises au contact de Rosette, atteinte de la maladie d’Alzheimer, s’avèrent particulièrement décousues ; mais aussi dans la complexité du rapport au nom de l’autre : la trajectoire du récit traduit un malaise croissant face à la promesse de changer les noms, comme lorsqu’elle fait mine d’accepter le nom de Laëtitia que lui propose la neuvième voix pour finalement la nommer Apolline, tandis que la dernière voix reste anonyme. Mais cette posture, la narratrice la revendique : « l’écriture n’a-t-elle pas à voir avec la trahison, le louvoiement ? ». Loin donc de ces figures de collectionneurs de voix fidèles qui, à la manière de Svetlana Alexievitch ou de Jean Hatzfeld, enregistrent les témoignages au magnétophone avant de les retranscrire, Maryline Desbiolles déjoue vite cette attente. Le « carnet noir » où la narratrice prend des notes est déjà un lieu d’écriture, de transformation de la parole recueillie. Le détour continuel qu’opère le récit du côté du mythe l’éloigne en outre un peu plus encore des écritures enregistreuses du réel à l’esthétique documentaire.
Cette tension entre proximité et distance à l’égard des voix se retrouve en effet dans l’hésitation du livre entre la volonté de coller à la réalité du quartier de l’Ariane et la force d’attraction qu’exerce le mythe du même nom sur l’ensemble du texte. Une hésitation que l’on retrouve dès la quatrième de couverture, où le désir d’être au plus proche (« il faut s’approcher » martèle-t-elle à quatre reprises) va de pair avec une transfiguration des habitants en « héros » de « tragédie ». D’un côté : l’attention minutieuse aux voix et aux corps (qui marque aussi le goût de l’oralité, au sens de présence du corps dans l’écrit selon Meschonnic) à travers la langue rose d’A., les mains malades de Bruno ; un intérêt documenté pour leur passé, de l’histoire de la Somalie pour A. aux traditions gitanes de Bruno ; l’enquête sur l’histoire, la géographie, voire la géologie du quartier de l’Ariane. De l’autre, une référence constante au mythe d’Ariane qu’elle commente parfois sur plusieurs pages :
Trop de frères à l’Ariane, trop de sœurs compatissantes qui délivrent, parfois à leur corps défendant, une pelote de fil pour cheminer dans l’obscurité, trop de sœurs aimantes. […] Il arrive, et c’est sans doute injuste, que ce soit Thésée que je plaigne, Thésée cherchant sa route sur les mers, condamné à se battre à prouver sa vertu, cependant que dort Ariane pleine de son magnifique abandon
Le quartier lui-même se voit transfiguré, tantôt labyrinthe ou île bordée par un Paillon mythique dont les trottoirs sont comparés à la mer Égée : « L’Ariane est un polder. Et dans l’image que je tente d’inventer, je ne peux m’empêcher de coller par-dessus le marché l’amoureuse endormie, l’amoureuse abandonnée ». Les personnes interrogées deviennent quant à elles des figures mythiques : Andrée est décrite comme une déesse sur son char ou un cerbère ; Jahida est tour à tour comparée à Nausicaa, à une géante ou à une île ; Geneviève et son père sont des rois. La narratrice fait ainsi de chaque vie récoltée un destin : A. « aurait pu être aimé des dieux » si ceux-ci n’avaient pas « détourné le regard », « Apolline était destinée à l’Ariane » et « se rebellait contre ce que lui désignait le doigt de Dieu ». Le mythe, cependant, par-delà la transfiguration opérée et le possible recouvrement qu’il fait peser sur ces figures, agit aussi de manière dynamique et signifiante. D’abord parce qu’il ne s’agit pas de n’importe quel mythe, mais de celui de l’Ariane que la narratrice déplie tout au long du texte. Ensuite parce qu’il offre quantité de pistes de lectures, quantité de facettes : mythe méditerranéen (espace d’échange et de métissage qui se trouvait au cœur de la revue La Mètis que dirigeait Maryline Desbiolles), mythe de la violence masculine, du poids du père, du labyrinthe ou de l’abandon, qui viennent être actualisés par les différents personnages du récit pour entrer en résonance avec leur propre histoire.
Cette tension entre réalité et mythologie, prosaïsme et poésie, est aussi une manière de dire la difficulté à se saisir du quartier de l’Ariane, cette « inconnue » dont elle ne peut « venir à bout » :
Le mot résiste, un nom de quartier, banlieue, périphérie, un nom de cité en forme d’énigme, un prénom féminin chargé de rêveries, d’images, l’Ariane, on ne sait pas si c’est une amoureuse ou une mégère dont le l apostrophe soulignerait la vulgarité, l’Ariane on ne sait pas.
Le récit n’est ainsi pas le lieu d’un dévoilement, d’une quête qui révélerait la vérité du quartier : « pas de road movie, pas de récit de voyage […] je n’avance pas d’un pouce » constate la narratrice. Pourtant, il ne faut pas y voir l’aveu d’un échec mais plutôt celui d’un parti pris, méthodique et obstiné :
La question est-elle d’avancer, et d’annuler ainsi continûment la vision, une image remplaçant l’autre jusqu’à épuisement, ou d’élargir son champ de vision depuis un point fixe ? De garder depuis ce point fixe la légèreté et l’allant qu’on aurait eus en avançant ?
À la différence de tentatives d’épuisement des lieux telles qu’on peut les trouver chez des auteurs contemporains dans l’héritage de Perec, il n’y a pas ici de tentative d’exploration systématique de l’Ariane. Si la narratrice « bataille » avec cette cité dans laquelle elle revient avec entêtement, le lieu demeure étranger, lui échappe, et reste pris dans une tension irrésolue entre sédentarité des habitants claustrés dans la cité niçoise, et nomadisme des migrations méditerranéennes ou du monde gitan. Mais cette résistance du lieu, le livre lui rend pourtant hommage, dans la mesure où il s’agit aussi de faire mémoire d’un site voué à disparaître, si bien que « les immeubles qu’on va détruire sont au cœur du livre ». La destruction d’une partie de l’Ariane est l’un des leimotive du récit : d’un chapitre à l’autre grondent les menaces des « milliers de tonnes d’explosifs », tandis que revient le refrain incessant du titre. On peut ainsi rapprocher l’imminence de la démolition de l’Ariane de la sombre prédiction qui pèse sur l’immeuble de la Vie mode d’emploi : dans le sillage de Perec, l’écriture revêt ici un enjeu mémoriel, dans l’inscription des signes pour lutter contre l’effacement des lieux. Trouver une langue Cherchant à savoir si l’« on peut marcher dans la page et voir quelque chose en agitant des mots », Maryline Desbiolles tente en effet de trouver une écriture qui vienne coïncider avec les voix recueillies : « beaucoup de mots sont illisibles, comme s’ils devaient rendre compte des trous de mémoire, des légers égarements de madame Arianos […] à moins qu’ils dansent comme Rosette ». Le livre est ainsi hanté par la peur d’arrêter le sens, de figer les personnages et les voix rencontrés :
J’avais d’abord pensé à décrire très précisément chacun des visages, peut-être seulement les bouches, très vite j’ai renoncé. Épingler, prendre leurs traits dans des filets, faire écran (écran : objet conçu pour arrêter un rayonnement), coller des images autrement plus séduisantes et plus opaques […]. Recueillir, pas décrire, pas épingler, il est tentant d’évoquer le labyrinthe et le fil pour s’y conduire.
Ce refus d’ « épingler » passe par une volonté de dépoussiérer la langue, de questionner sans cesse notre usage des mots, leur matérialité comme l’histoire qu’ils charrient : que ce soit ce titre, refrain entêtant que la narratrice répète et dont elle décline les sons « P t p l g. pe te pe le gue », ce nom d’Ariane que tout le texte déplie, les noms des habitants, ou le mot niçois de « rementa ». Cette langue qui se réinvente au contact de l’autre se donne ainsi à lire comme une langue étrangère, réactivant la célèbre définition proustienne de la littérature. Sauf que loin d’incarner une langue littéraire qui se constitue en se désolidarisant de la langue ordinaire, Maryline Desbiolles trouve dans cette langue commune matière à renouveler son propre langage. Ce souci de la langue passe aussi par la volonté d’imprimer un mouvement à la phrase : « bien sûr qu’écrire ne fait pas danser, mais au fond je ne m’y résous pas. Je voudrais que cette troisième voix ondule ». L’écriture veut se faire la caisse de résonance des vies recueillies et construire une œuvre qui porte ce quartier promis à la destruction :
Les cocons sales de nos vies […] les peurs les pas peurs les trous le rien de nos vies le rien auquel on tient comme à la prunelle de nos yeux le tout qu’on nous promet fait bien plus peur encore tout-à-l’égout tout craché tout armé tout confort quel effroi que ce tout qui nous bouche la vue et nos morts qui basculent dans le Paillon parfaitement à sec […] pas la guerre le moins du monde, la poussière nous pique les yeux et la gorge, même notre langue est poussiéreuse. […] Non, pas encore fini, je reviens à la charge, voilà un mot qui tombe à pic. Les immeubles qu’on va détruire sont au cœur du livre. Et le cœur m’apparaît comme les immeubles s’écroulent, soufflés, dans la page. Délogés, relogés, évacués, expulsés, arrêté d’expulsion qui annonce l’explosion, les deux mots se chevauchent à une lettre près. Je n’emprunte pas ces mots, je vais vers la connaissance que j’ai d’eux.
Maud Lecacheur et Sam Racheboeuf