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Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
« Biophilia » est une collection des éditions José Corti, créée en 2012 par l’éditrice et poète Fabienne Raphoz : elle a une vocation transdisciplinaire pour saisir les multiples facettes du vivant. Cette collection rassemble des auteurs venant d’horizons disciplinaires divers : éthologues, philosophes, zoologues, ethnologues, systématiciens, naturalistes, folkloristes s’y livrent à des réflexions diverses axées sur la place de l’homme dans son environnement et la reconnaissance des autres formes de vie qui l’entourent. Collection impliquée pour éditeur engagé, « Biophilia » fait le lien entre la tradition de la maison et les renouveaux de son projet éditorial à l’aube du XXIe siècle.
C’est en 2012 que Fabienne Raphoz, qui a rejoint Bertrand Fillandeau en 1996 au sein des éditions Corti, fonde la collection « Biophilia ». L’intérêt de l’éditrice pour la question animale est ancien et s’exprime à travers la notion de « Rencontre » comme étant, selon elle, à la fois l’occasion du « surgissement inopiné du sauvage » et l’instant où « l’expression traduit exactement le cœur, la pensée1 ». Dès lors, de nombreux points communs se tissent entre son activité d’éditrice, d’écrivain et sa passion pour la nature, ses voyages et ses visites de « sanctuaires de la vie sauvage ».
La collection a pu naître de cette rencontre entre la trajectoire personnelle de l’éditrice et les possibles d’un champ éditorial de plus en plus attentif à la question de l’environnement. La progression de la pensée écologique et les menaces pesants sur la biodiversité, le développement de la réflexion sur l’animalité, marquée par les scandales sanitaires, les actions militantes en faveur de la cause animale, la médiatisation des traitements réservés aux bêtes dans l’industrie alimentaire constituent un contexte favorable à un tel projet éditorial, tout comme, dans le domaine plus circonscrit de la recherche, le développement des « Animal studies » depuis quelques années.
« Biophilia » est devenue une collection centrale au sein des éditions Corti. Elle figure le point d’équilibre entre un héritage assumé et un infléchissement important du projet éditorial. Témoignant d’une implication forte des éditeurs, à la fois éthique et économique, « Biophilia » s’inscrit dans la tradition d’engagement des éditions Corti, durant la seconde guerre mondiale notamment. Elle prolonge à sa manière les sensibilités littéraires centrales dans l’histoire de la maison. À l’héritage surréaliste, qui marqua la naissance de la maison, elle emprunte la critique d’un rationalisme étroit. Elle prolonge la veine romantique, attentive à réinscrire l’individu au sein de la nature, par un croisement des savoirs et une déprise envers l’objectivation d’un savoir mathématique. Elle s’inscrit au confluent de la rêverie et des sciences, comme le désirait Gaston Bachelard. L’importance de Julien Gracq n’est pas en reste, tant l’écrivain-géographe est sensible aux paysages et aux cours d’eau, au cœur de ses préférences sensibles, comme de sa poétique. Il va jusqu’à décentrer les représentations et en rabattre sur les prétentions de l’homme, en pensant l’individu comme « une plante humaine ».
La collection s’inscrit dans l’évolution du projet éditorial de Corti. Elle consonne avec le choix des deux éditeurs d’adopter un nouveau mode de vie et de déplacer le siège de la maison d’édition hors de Paris. La couverture « Biophilia » apparaît au moment où l’éditeur renouvelle l’offre visuelle de ses collections : elle renforce la cohérence de l’offre éditoriale et devient très vite un marqueur d’identification de cette maison d’édition, au capital symbolique prestigieux et au capital économique modeste. Biophilia est une collection pivot aussi, dans la mesure où son importance au sein de la maison ne cesse de s’accroître. Alors que la maison a choisi de se recentrer et de diminuer le nombre de ses publications, elle reste une collection où de nouveaux volumes sont régulièrement publiés et s’ouvre même à de nouveaux territoires, en publiant à la rentrée 2016 un roman contemporain inédit, Sanglier de Dominique Rameau.
Trois gestes éditoriaux servent de programme à la collection et nous permettent d’en déplier le projet : la couverture, le nom de la collection et la citation de Claude Lévi-Strauss en exergue du premier livre et de la page internet consacrée à « Biophilia ». Le choix de la couverture verte annonce cette attention à la question de la nature, qu’elle soit animale ou végétale. Le choix d’illustrer chaque couverture de la collection par un petit dessin d’animal ou de plante crayonné en blanc confirme cette recherche d’une visibilité sobre et, par le bestiaire que les couvertures composent ensemble, atteste cette vigilance aux formes de vie dans leur diversité et leur singularité. Le crayonné compose une silhouette vive, presque en mouvement, comme si elle n’était pas figée par la représentation mortifère des hommes.
C’est à cette ambition d’embrasser largement la question du vivant qu’invite également le titre de la collection à travers les vastes significations du préfixe « bio ». Le choix d’un mot grec composé du suffixe « philia » plonge dans les racines antiques où le savoir allait de pair avec une exigence éthique : ce pas de côté chronologique incite à cheminer à rebours des rationalités occidentales qui ont rendu l’homme « comme maître et possesseur de la nature », pour trouver des modes alternatifs de pensée. L’expression est empruntée à l’entomologiste américain Edward O. Wilson, dont le livre du même nom a inauguré la collection en 2012. Le chercheur y définissait la biophilie comme
« la tendance innée à se concentrer sur la vie et les processus biologiques. (…) C’est pour autant que nous en viendrons à comprendre d’autres organismes que nous leur accorderons plus de prix, comme à nous-mêmes. »
La référence constitue ainsi un programme éthique (souci de l’autre et de soi) et esthétique (écriture du vivant, savoirs de la description) qui se double d’une ambition transdisciplinaire de la collection. Le mot permet de ne pas séparer les êtres vivants de l’homme, et de souligner que l’étude de la vie ne peut qu’augmenter l’appréhension de l’homme, dans ses formes collectives comme dans ses manières d’être individuelles.
Cette définition de la biophilie se trouve renforcée par une citation de Claude Lévi-Strauss, située en exergue de l’ouvrage d’Edward O.Wilson et de la page internet consacrée à la collection :
« Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle : l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même. »
Ces citations procèdent de la même conviction éthique. On retrouve dans cette « humilité principielle », ce goût du ras de terre, la marque des sagesses extrêmes-orientales que connaît bien l’anthropologue : elle s’inscrit en effet contre un humanisme étroit et dominateur qui hiérarchise et discrimine les formes de vie et les éléments de nature et de culture. Mais ce faisant, Claude Lévi-Strauss revendique une forme d’humanisme élargi, et enrichi de l’attention que chacun peut porte aux formes de vie, même les plus précaires et ordinaires.
Ce triple geste éditorial, s’il dessine un programme pour la collection, n’en épuise pas la richesse et ne doit pas conduire à en homogénéiser la réception. Attentive à la pluralité des formes de vie, elle ne l’est pas moins à la diversité des formes esthétiques, des disciplines, des écritures et des langues. Ainsi, plus de la moitié des livres parus à ce jour chez « Biophilia » sont traduits de l’anglais. On trouve également un ouvrage traduit de l’italien (Les Bêtes, de Federigo Tozzi) et un du suédois (La Troisième île, de Fredrik Sjöberg), la collection réactivant là encore une tradition de passage, de traduction et de circulation des textes qui nécessite un engagement important de la part des éditeurs. De la même façon, la collection affirme un désir de conciliation des champs qui réfute les distinctions génériques et intellectuelles. C’est cette ambition qui fonde à la fois l’hétérogénéité et l’identité de la collection. Biologistes (Fredrik Sjöberg, Edward O. Wilson), écrivains (Federigo Tozzi, Ernest Thompson Seton, Dominique Rameau), philosophes écologistes (Paul Shepard, Aldo Leopold) proposent dans « Biophilia » des textes qui mêlent implication intime et tentative de savoir.
Dans Lobo le loup, Ernest Thompson Seton assume ainsi pleinement l’anthropomorphisme de la narration pour sa puissance d’identification qui lui permet d’investir la figure de Lobo, le chef de meute, et d’autres figures animales. Cette rencontre de l’intime et du savoir se manifeste aussi dans le genre du récit de voyage, assez bien représenté dans la collection. On peut songer aux Voyages de William Bartram, naturaliste américain du XVIIIe siècle qui nous livre des descriptions très précises de la nature, des paysages, de la flore et des animaux des deux Caroline, de la Georgie et de la Floride du Nord. Son œuvre aura une influence particulière sur Chateaubriand mais aussi Emerson et Thoreau. Ces récits d’observation sont également l’occasion de développer un certain nombre de réflexions sur le respect des Indiens, l’esclavage et la défense des animaux par exemple. Voyage sur le Rattlesnake de Thomas Henry Huxley croise des observations sur les côtes de la Louisiade, de la Nouvelle-Guinée et de l’Australie et des réflexions plus générales d’ordre moral. Quelques pages qui évoquent la beauté des pirogues et le caractère des mélanésiens permettront de développer de plus amples commentaires sur le traitement inhumain que les explorateurs armés venus d’Europe infligent aux Mélanésiens. Plutôt que la fiction, assez rare dans la collection, à l’exception de Sanglier de Dominique Rameau, la collection privilégie une écriture de la notation, du fragment, mêlant ainsi traditions ethnographique et poétique dans des textes qui donnent à lire un savoir du vivant frotté de littérature. C’est le cas des Bêtes de Federigo Tozzi qui se présente sous la forme d’une série de 69 fragments en prose dans lesquels une figure animale apparaît systématiquement, de manière fortuite ou marginale. C’est cette figure animale qui va faire le lien entre les différents récits, avec notamment un système d’échos entre le fragment inaugural et le fragment final qui offrent tous deux un aperçu de la figure de l’alouette. Les souris gloussent, les chauves-souris chantent de Karen Shanor et Jagmeet Kanwal propose également cette lecture par petites touches puisque l’ouvrage regroupe un ensemble de découvertes scientifiques sur la vie, le comportement et les aptitudes de certaines espèces animales comme les chauves-souris, les lamantins, les éléphants, le corbeau calédonien etc. Regroupés par thématiques telles que « Espionner et tromper », « Flirter, faire la cour et s’accoupler », les chapitres abordent les capacités insoupçonnées de certains animaux et nous invitent à reconsidérer la notion de « nature humaine » que nous tenions pour acquise.
Ces textes témoignent ainsi de l’attention portée au singulier, du souci du cas. « Chaque espèce est un puits magique » affirme Edward O. Wilson dans Biophilia. La perception aguerrie de l’entomologiste lui permet de constater l’importance vitale de chacune des espèces qui l’entourent et leurs spécificités, leurs caractéristiques propres. De même que Karen Shanor et Jagmeet Kanwal s’attachent à décrire la minutie de l’écureuil qui grignote une noix, que Paul Shepard analyse précisément le fonctionnement de l’œil des singes, Edward Wilson examine avec minutie l’association des fourmis à un champignon particulier qu’elles protègent et qui les nourrit en distinguant le rôle des ouvrières qui tranchent les feuilles, des jardinières qui prennent soin des filaments fongiques et des soldats, qui assurent la défense. L’attention aux détails accompagnée de descriptions très précises semble être un trait partagé par de nombreuses œuvres de la collection. Une éthique de la préservation de la nature s’y dessine, que théorisent les essais d’Aldo Leopold, Pour la santé de la terre, et de Paul Shepard, Nous n’avons qu’une seule terre. Au fil de considérations sur des phénomènes comme la déforestation des campagnes, l’érosion des terres pauvres, la destruction des marais chez Leopold, ou les quatre étapes de la métaphysique historique poético-évolutionniste de Shepard qui explique la façon dont nous avons progressivement expulsé l’environnement de nous-mêmes pour le rendre invisible, le lecteur obtient à la fois des explications scientifiques de phénomènes naturels et les germes d’une réflexion sur le monde qui l’entoure.
Cette attention aux formes de vie et d’écriture, à l’altérité en somme, explique le possible infléchissement de la collection depuis sa création, toujours plus hospitalière à de nouvelles écritures, comme le roman contemporain avec Sanglier de Dominique Rameau, ou à de nouveaux territoires, à l’image du Temps sacré des cavernes de Gwenn Rigal portant sur l’homme de Cro-Magnon.
Cindy Gervolino et Jean-Marc Baud