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L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
De préférence sauvages, les animaux occupent une place de choix dans l’œuvre d’Olivia Rosenthal : de la pièce de théâtre Les Félins m’aiment bien (2004) à la pièce sonore Viande froide (2008), ils reviennent habiter les textes de l’auteure, entre tentation de la cruauté et présence dissimulée. C’est pourtant dans Que font les rennes après Noël ?, paru en 2010, que l’écrivaine aborde le plus directement notre rapport aux animaux : né d’une collaboration à Nantes avec Stéphane Thidet au sujet de l’introduction de loups dans la ville, ce roman récompensé en 2011 par le prix du livre Inter alterne la trame fictionnelle du récit d’apprentissage d’une jeune femme, de sa naissance à ses quarante-quatre ans, avec des paragraphes de documentation sur les animaux, ainsi que des témoignages issus d’entretiens menés auprès de professionnels travaillant au contact des bêtes. La singularité du livre réside dans ce montage, entre une ligne narrative plutôt traditionnelle et une ligne documentaire polyphonique qui vient interroger, éclairer et enrichir la première. Si le roman fait défiler toute une galerie d’animaux, des rennes fantasmés du titre aux vaches qui finissent à la boucherie, en passant par les loups, les fauves, les canaris, les rats ou encore les planaires, Olivia Rosenthal refuse néanmoins de parler à leur place : c’est donc à partir de notre point de vue que s’écrit le livre, mais un point de vue qu’elle met en perspective en explorant des terrains inhabituels, afin d’interroger l’humain.
Si les bêtes sont au cœur du livre d’Olivia Rosenthal, l’auteure renonce au procédé qui consiste à leur prêter voix, préférant les approcher depuis la frontière où nous nous tenons. Dans « Le rôle et la présence des animaux dans le roman », elle note que « parler d’eux est une entreprise impossible. Parler d’eux, de là où ils se tiennent, à l’affût, c’est soit parler de nos échecs, soit, plus difficile encore, essayer de dire quelque chose sur un monde absolument inconnu. Il n’y a tout simplement rien à en dire ». Pour saisir malgré tout les multiples liens que nous entretenons avec les bêtes, elle élabore un dispositif à fortes contraintes : dans chacune des parties, la voix d’un professionnel travaillant avec les animaux (un dresseur de fauves, un soigneur dans un zoo, un expérimentateur dans un laboratoire et un boucher), alterne avec le récit de formation de l’héroïne à la deuxième personne. Point de voix animale donc, mais une pluralité de « je » dont les expériences se mêlent au « vous » évoquant le parcours d’une jeune femme : la distance établie par ce choix énonciatif transforme le personnage en cobaye amené à observer son propre apprentissage, tout en invitant le lecteur à se reconnaître dans les situations décrites – emprise de la famille, difficulté à se construire en dehors des normes sociales.
Olivia Rosenthal affirme que les entretiens avec les professionnels ont d’abord constitué le cœur de son projet, lesquels ont permis de générer une fiction : ce travail du montage entre fiction et matériau documentaire, récurrent dans ses œuvres depuis On n’est pas là pour disparaître, crée un réseau de liens entre les différentes séries, par un effet d’échos, d’enchaînements, de reprise ou de contrepoint entre les paragraphes. Ainsi, lorsque le dresseur évoque la nécessité de priver le petit félin de sa mère dès la naissance, le paragraphe qui suit montre à quel point l’environnement de l’héroïne au cours de ses premières années se borne à celui de sa mère. Un thème, un mot pourra donner sa coloration à un chapitre, comme la contamination, la surveillance ou encore l’imprégnation, dressant un parallèle entre la sphère familiale dictant ses normes et les scientifiques travaillant sur les animaux en laboratoire. Le mélange de fiction et de documentaire permet ainsi de saisir la pluralité des discours tenus par les hommes sur les animaux : le singe pour l’homme, c’est à la fois une espèce que l’on observe au zoo, un cobaye de laboratoire auquel on inocule nos maladies, un animal étudié par l’éthologie, mais aussi un être de fiction dont King Kong serait la plus célèbre incarnation.
Néanmoins, si l’œuvre d’Olivia Rosenthal se veut polyphonique, la pratique de l’entretien demeure asymétrique en ne manifestant pas la réciprocité. Si le livre se construit sur des entretiens pluriels, c’est bien la voix de l’auteure qui les fait signifier, en les agençant parallèlement à l’expérience vécue par ce « vous » omniprésent et, en les discutant avec ce ton distancié et ironique qui la caractérise. Olivia Rosenthal ne semble pas opter pour une écriture engagée sur la condition des animaux, les commentaires qui répondent aux expériences relatées visent plutôt à déconstruire les stéréotypes, tel celui du mâle dominant dans l’organisation des singes : « L’intervention de l’homme pourrait faire disparaître la fonction de mâle dominant. On se demande pourquoi la pratique de l’implant n’est pas utilisée de manière systématique dans la contraception humaine ». De même, si les groupes de libération des animaux sont présents dans le roman, leurs actions sont abordées sur le mode de la dérision, tel ce collectif militant à Los Angeles qui s’est trompé de cible en posant une bombe dans le véhicule d’un chercheur. Quant aux attentes du lecteur sur la question du végétarisme – suite aux descriptions d’élevage industriel et aux évocations d’abattoirs – l’auteure les court-circuite lorsque les paroles du boucher semblent trouver un écho jubilatoire chez l’héroïne qui : « mang[e] de la viande, […] écout[e] des bouchers » à la fin du livre. Refusant d’endosser une posture engagée, Olivia Rosenthal distille une tonalité ironique dans la plupart des paragraphes, adoptant une écriture volontiers provocante qui dérange son lecteur pour déstabiliser ses idées reçues et éclairer ses propres pratiques. La démarche se rapprocherait ainsi d’une sorte d’ « éthologie humaine », tentative d’observation des hommes en société en décentrant le regard par l’analyse de nos rapports aux animaux. Cette approche lui permet ainsi de disséquer nos certitudes sur des thèmes comme la maternité, malmenée avec un malin plaisir tout au long du roman, à l’image de cette femelle orang-outan à qui on tente désespérément d’inculquer l’instinct maternel à grands renforts de documentaires, ou encore lorsque le boucher explique à la narratrice ravie que la viande de génisse est bien meilleure que la viande de vache.
De ces discours émerge une opposition qui ne cesse de hanter le rapport des hommes aux animaux : celle du sauvage et du domestique. Affirmant que « toute notre éducation a été tournée vers cette distinction, […] nous sommes civilisés, éduqués, élevés, et si nous ne le sommes pas, c’est que nous retombons dans la bestialité », Olivia Rosenthal s’amuse à brouiller les frontières entre hommes et animaux. Les tentatives d’apprivoisement et de croisement – tels ces hybrides indécidables, « tigrons, léopons, pumapards », qui ouvrent le livre – font écho à l’éducation du personnage principal, domestiquée par sa mère pour devenir conforme aux normes sociales, jusqu’au mariage en règle avec un être du sexe opposé. Par le jeu du montage, « éducation » devient synonyme d’ « élevage » pour nous inviter à inverser notre regard : les êtres les plus domestiqués ne sont peut-être pas les animaux, mais leurs maîtres, ce dont témoigne l’expérimentateur qui ne cesse de répéter à quel point il a « eu un parcours tout à fait classique », en bon aîné de la famille. Il y a dans ce récit une attention vive aux distributions de l’espace, et au motif du franchissement de la frontière. Les espaces clos qui jalonnent le roman ne cessent de renvoyer la domestication des bêtes au conditionnement des hommes : les douves qui encerclent les loups, les cages qui confinent les fauves, les salles sécurisées des laboratoires ne sont pas sans lien avec la chambre de l’héroïne décrite à la manière d’une cellule de prison, évoquant son enfermement dans le cercle familial : le dispositif panoptique mis au point par Bentham éclaire aussi bien la domestication de l’héroïne que celle des bêtes enfermées dans un zoo.
Mais de même que les bêtes ne sont jamais totalement apprivoisées – l’auteure prenant un réel plaisir à multiplier les récits d’animaux qui se révoltent, du lion ayant dévoré deux soigneurs au taureau qui encorne son maquignon – de même l’héroïne, malgré son conditionnement, ne se tait que pour mieux se réveiller et se libérer. Ce désir d’émancipation se manifeste par le trouble des identités assignées, d’où l’importance du thème de la métamorphose : si le scientifique s’attarde sur les modifications génétiques des souris, si le dresseur évoque l’acculturation irréversible des singes en captivité, l’héroïne elle-même, mi-sauvage mi-domestique, explore la gamme des transformations qui transgressent les frontières entre l’humain et une animalité perçue comme monstrueuse. À cet égard, le cinéma joue un rôle central tout au long du livre puisque l’héroïne ne cesse de s’interroger sur les figures auxquelles elle s’identifie, se reconnaissant davantage dans King Kong le gorille « ravisseur de femmes » que dans la belle blonde effeuillée. Terrorisée par l’accouchement monstrueux de Rosemary’s baby, séduite et effrayée par la femme-panthère de la Féline dévoreuse d’hommes, l’héroïne est constamment hantée par la peur et le désir de se transformer, à l’image de Sigourney Weaver mi-femme mi-alien dans Toutes les femmes sont des aliens. Cette identité indécidable de l’héroïne, dont le « désir d’humanité est à peu près équivalent [au] désir d’animalité », renvoie au désir étouffé qui sourd et qui finit par se faire entendre : c’est bien sur le désir contrarié – l’envie de posséder un animal domestique – que s’ouvre le récit : « C’est l’une des premières manifestations de votre désir, un désir d’autant plus puissant qu’il reste inassouvi », jusqu’à son apprentissage épanoui de la sexualité : « vous vivez votre vie sauvage tout en restant civilisée ». Dans l’économie du récit, la force du désir atteint logiquement son acmé dans le dernier chapitre, par la troublante superposition du témoignage du boucher aux épisodes où l’héroïne cède à son désir homosexuel, réactivant ainsi de manière originale le couple d’éros et de thanatos.
Si l’apprivoisement, l’expérimentation et l’abattage des animaux sont au cœur des entretiens retranscrits, c’est pourtant bien d’émancipation qu’il est question tout au long du roman. Dès lors, c’est de nos illusions aliénantes qu’il faut nous affranchir : au titre initial (Le Meilleur Ami de l’homme), Olivia Rosenthal substitue une question permettant d’interroger le travail de la désillusion. Elle s’attaque ainsi à nos représentations animalières, notamment les fictions mensongères où les rennes de Noël côtoient les feuilletons animés (Skippy, Daktari, Flipper) et les contes que les parents édulcorent afin de cacher la vérité : dans Le Joueur de flûte de Hamelin, Hans ne se contente pas de charmer les rats pour les exterminer hors de la ville, il revient faire de même avec les enfants pour se venger des habitants. Si le monde est bien « un tissu de mots », l’héroïne en colère s’attache à démasquer les jeux de pouvoir à l’œuvre dans les textes.
Si le lien filial représente une dette contraignante, que la narratrice ne peut liquider que par la trahison, comme en témoigne l’anaphore de l’injonction « vous trahirez », le désir d’émancipation manifesté par le personnage se prolonge sur le terrain poétique. L’œuvre d’Olivia Rosenthal est donc avant tout une entreprise de liquidation des héritages car, ainsi qu’elle le déclare dans Mes Petites Communautés, « on n’est quand même pas né pour rentrer dans le rang ». Si Que font les rennes après Noël se place dans le sillage des romans d’apprentissage, la narratrice ne part pas à la découverte d’une forme de sagesse ou d’ataraxie mais se livre au contraire à un apprentissage du désir et de la trahison. Ce qui est une exigence pour la narratrice, l’émancipation, l’est aussi pour l’écrivaine à travers l’ironie. Le travail d’émancipation doit pourtant être sans cesse renouvelé, la littérature étant à la fois un espace de reconduction et de libération des contraintes. Le texte lui-même se construit en effet sur un dispositif qui fonctionne comme ressassement et variation, différence et répétition avec la reprise et le déplacement de nombreuses formules, comme en témoigne ce jeu d’écho : « pour le loup, l’homme est un autre loup » ; « l’homme est un homme pour l’homme » ; « Pour l’homme, le loup est un loup ». Il y a un véritable plaisir poétique de la variation chez l’auteur, en tant qu’elle se construit sur une répétition et une émancipation, la mise en place d’un cadre et la libération de celui-ci. En voulant sortir des contraintes normatives, Olivia Rosenthal met en place un dispositif poétique et stylistique pourtant contraignant, qui intègre le langage d’autrui et se construit sur des jeux d’échos. Elle construit des contraintes, à l’instar du support documentaire qu’elle intègre à son œuvre, et les met en crise, en se servant du document comme source du déploiement de la fiction. Ainsi, toute l’œuvre se constitue contre les contraintes au double sens de la préposition : en étant à la fois adossée, et en opposition à elles.
Mais le caractère émancipateur de la démarche documentaire que mène Olivia Rosenthal, se trouve surtout dans l’hétérogénéité des voix interrogées, en allant du dresseur au boucher, en passant par l’expérimentateur scientifique. Ainsi, elle intègre à son œuvre des parcelles de récits de « vies minuscules » pour reprendre le titre de Pierre Michon. Il s’agit par-là d’investir des terrains fermés, de laisser la parole à des voix que l’on ne parvient pas à entendre au quotidien et de mettre en avant ce que Rancière nomme la « part des sans parts ». Ainsi le geste de l’auteure est également politique, puisqu’elle affirme offrir sa « disponibilité aux murmures du monde ». En abordant un domaine à travers la relation qu’autrui entretient avec lui, c’est le monopole de la parole qui est débouté au profit d’un savoir relationnel, qui appelle chacun à déplacer son point de vue en se décentrant de soi. L’entretien permet ainsi de créer un espace du commun, où s’exprime une pluralité de voix. Néanmoins, la réciprocité politique n’est pas totale, l’œuvre se construit bien autour des jugements et des prises de position implicites d’Olivia Rosenthal. Malgré tout, l’œuvre nous révèle que le discours d’autrui est l’instrument privilégié d’un retour réflexif sur soi-même : la littérature est donc un espace de l’intersubjectivité où les points de vue s’entrelacent jusqu’à débouter nos certitudes.
Le roman ne vise pas à abolir les frontières entre les différents espaces, qu’ils soient humains et animaux, ou politiques et poétiques. L’œuvre maintient un écart, des trajectoires et des croisements, plus que de l’indistinction. La Féline est un être en métamorphose, qui passe d’un état humain à un état animal, et non un être hybride. Les interactions entre les hommes et les animaux ne doivent pas faire oublier leurs différences : les animaux n’ayant pas la parole, on ne peut parler à leur place. Mais si les bêtes ne parlent pas dans Que font les rennes après Noël ?, elles ont néanmoins beaucoup à nous dire par la bouche de ceux qui les fréquentent, les domptent et les mangent.
Bibliographie sélective :
Chloé BRENDLÉ, Entretien avec Olivia Rosenthal, Le Matricule des Anges, n°171, « Olivia Rosenthal, l’esprit animal », mars 2016, p.14-23.
Laure Limongi et Olivia Rosenthal, « Soirée animale : carte blanche à Laure Limongi », remue.net, 1/11/2013, http://remue.net/spip.php?article6273, consulté le 10 octobre 2016.
Olivia ROSENTHAL, Les Félins m’aiment bien, Actes Sud, 2004.
Olivia ROSENTHAL, Que font les rennes après Noël ?, Verticales, 2010.
Olivia ROSENTHAL, Viande froide : reportages, Centquatre, 2008.
Olivia ROSENTHAL, « Le rôle et la présence des animaux dans le roman », in Assises Internationales du Roman, Christian Bourgois, 2011, p.149-153.