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L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Grand lecteur de Villon, traducteur de Shakespeare, admirateur de Stevenson, Marcel Schwob est l’un de ces laissés pour compte de l’histoire littéraire que l’on découvre – ou redécouvre – avec un plaisir rare. Encore situé, selon Sylvain Goudemare, dans un « purgatoire littéraire », il est pourtant l’auteur d’une œuvre féconde où les frontières entre histoire et fiction sont ténues. Parues en 1896, les Vies imaginaires offrent au lecteur le récit de vies singulières, allant d’Empédocle aux assassins MM. Burke et Hare : ces êtres, réels pour la plupart, demeurent relativement peu connus par rapport à d’autres figures de leur temps, et c’est leur singularité excentrique qui les rassemble. Il s’agit pour l’auteur d’écrire entre les lignes de leur biographie supposée, d’imaginer ce qu’ont pu être leurs vies, par un déplacement de l’érudition qui substitue l’ouverture des possibles de l’imagination à la causalité historique. L’ensemble frappe par une concision – le récit de chacune des vingt-deux vies tient en moins de cinq pages – revendiquée par Marcel Schwob qui s’affranchit des règles de la biographie traditionnelle, qui ambitionne l’exhaustivité, pour créer le genre nouveau de la biographie fictionnelle. L’auteur souligne lui-même la singularité de son entreprise dans la préface des Vies imaginaires, où s’esquisse un projet esthétique, éthique, anthropologique, dont l’influence fut considérable sur des auteurs du XXe siècle, au premier plan desquels figure Borges.
L’œuvre de Marcel Schwob s’ouvre sur la distinction entre l’art et la science historique, à laquelle il reproche sa visée trop générale, au mépris de l’individu. Dans une biographie historique, seuls les faits et gestes des grands hommes nous sont transmis, en cela qu’ils se rattachent à un événement, à une idée générale ayant contribué à écrire l’histoire totale telle que nous la connaissons. Marcel Schwob désire rendre au particulier toute sa richesse et sa valeur potentielle. Ce qui nous intéresserait dans la vie d’un homme ne résiderait ni dans ses grandes actions, ni dans ses idées, mais bien plutôt dans son extrême singularité : ainsi, le moment où l’excentricité du personnage le fait bifurquer par rapport à l’univers des grands hommes fascine l’auteur. « L’art est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas ; il déclasse » : ce geste de déclassement perpétuel est visible dans l’usage exclusif des sous-titres des vies, qui construit une typologie ironique que le récit vient distordre en s’écartant de la terminologie inaugurale. C’est par exemple la vie d’Alain le gentil qui est moins soldat, défenseur de l‘ordre, qu‘un brigand fauteur de désordre. Dès lors, Marcel Schwob s’inscrit dans le sillage de biographes anglais tels que Boswell ou Aubrey, au détriment notamment de Plutarque. L’un de ses modèles serait Thomas De Quincey qui, dans les Derniers jours d’Emmanuel Kant, s’attache aux traits de l’homme sans mentionner sa philosophie. La biographie idéale relèverait d’un art de la différenciation extrême : parvenir à singulariser à l’infini la vie de deux philosophes ayant élaboré une métaphysique semblable.
Il découle de cette distinction entre biographie historique et biographie fictionnelle une prise de distance à l’égard du vrai. Les Vies imaginaires s’affranchissent des règles traditionnelles : des faits tels que la naissance, la mort, la filiation sont souvent modifiés afin d’atteindre l’unicité de chaque individu. Toutefois, cet écart par rapport à l’histoire ne signifie pas un refus de l’érudition historique : Marcel Schwob cultive le goût du détail (une marque au flanc droit de Cyril Tourneur) et de l’anecdote (la révélation de Cratès devant une représentation du Télèphe d’Euripide) sans se soumettre à l’histoire totalisante, afin d’ouvrir le récit à la polyphonie – principe d’écriture de La Croisade des enfants – à la multiplicité des possibles. Il s’agit de s’abstraire de la chaîne causale, d’en extraire les différences, les noms, pour les faire revivre dans leur isolement (Alexandre Gefen, « Les Métempsycoses de Marcel Schwob »). À travers cette liberté, le biographe s’apparente à un dieu inférieur : de même que Dieu, selon Leibniz, choisit entre les mondes possibles, l’artiste choisit l’unique entre les possibles humains qui s’offrent à lui. « L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. » (p. 16). Dire l’unique passe par une tension entre l’extrême concision de chaque récit, qui semble rapprocher étrangement la vie et la mort par cette brièveté même, malgré une narration elliptique, et une esthétique du détail, lieu de la singularisation de chaque être où se condensent l’intériorité d’un personnage selon la logique du biographème que théorisera Barthes : le vêtement prend ainsi une importance significative pour Frate Dolcino qui tient à garder son mantelet sur le bûcher, ou pour Gabriel Spenser qui fait d’un drap cramoisi à frange dédorée une robe de théâtre. De cette tension jaillit une intensité rejouée d’une vie à l’autre.
Si la littérature doit exalter les différences, ce n’est pas tant par goût de l’excentricité que par curiosité anthropologique : Marcel Schwob entend « donner autant de prix à la vie d’un pauvre acteur qu’à la vie de Shakespeare, […] raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu’ils aient été divins, médiocres, ou criminels. » (p. 17). Ainsi s’explique le choix des vies relatées, puisqu’à la vie de Dante, Schwob préfère celle du poète Cecco Angiolieri, et qu’à Jeanne d’Arc, il privilégie le juge Nicolas Loyseleur. La plupart de ces personnages connaissent des trajectoires tragiques, presque tous côtoient la misère et l’exclusion, et les héros de cette œuvre sont pour l’ensemble des prostituées, des voleurs, des pirates, voire des assassins : à cet intérêt envers la richesse des marges répond une phrase du Pape Grégoire IX dans La Croisade des enfants, selon laquelle « Dieu accorde la même part au grain de sable et à l’empereur. » Dès lors, proposer le récit de vingt-deux vies en l’espace de moins de deux cents pages plutôt qu’écrire, comme Boswell, une Vie de Samuel Johnson relevant davantage de l’encyclopédie que de la biographie, ce serait offrir au lecteur une éthique de la modestie, un goût du minuscule. En effet, si c’est la figure mythique et légendaire d’Empédocle peint en dandy qui ouvre les Vies imaginaires, l’auteur lui fait se succéder des figures plus marginales, qui opposent à une singularité excentrique une singularité anodine, ouvrant la voie aux figures anonymes décrites par la littérature contemporaine. Le souci ethnographique du proche se manifeste non sans humour par un travail sur les parlures, qui en rendant compte de l’argot d’un personnage – celui de Walter Kennedy par exemple – cherche à faire entendre la rhétorique d’une époque. Afin de singulariser ces « vies minuscules », pour reprendre le titre de l’œuvre de Pierre Michon, Marcel Schwob suggère l’importance du nom de chaque personnage, creuset d’une identité en mouvement. C’est par désir de graver son nom dans les mémoires qu’Erostrate profane le temple d’Artémis. Clodia, à l’instar de son frère élu tribun de la plèbe, réduit la diphtongue de son nom à un simple « o » afin de se rapprocher du peuple. Pocahontas devient Rebecca Rolfe en épousant un Anglais, puis meurt après avoir avoué son véritable nom, Matoaka. Pour ces personnages, le nom est étroitement lié à leur destinée. Pour d’autres, tel Pétrone, il est à l’origine d’un doute concernant l’identité de l’homme : Pétrone le romancier est-il le Pétrone de la cour de Néron ? Marcel Schwob joue de cette incertitude, et préfère offrir au personnage un destin placé sous le signe de l’aventure en s’éloignant de Tacite.
Toutefois, le travail de différenciation à l’œuvre dans les Vies imaginaires n’exclut pas de nombreuses symétries entre les vies, de telle sorte qu’une cohérence profonde émane de l’œuvre qui semble, dans un geste de collection, élaborer une histoire comparée de la marge. Malgré leur clôture, des constantes surgissent de la mise en série de ces vies, à travers les liaisons établies d’une vie à l’autre ou des détails imaginés qui reviennent comme des leitmotivs chargés de significations. Il est en effet difficile de ne pas lire en miroir les vies de Lucrèce, poète, et de Cecco Angiolieri, poète haineux, ou encore celles des quatre pirates ou chasseurs de trésors qui se succèdent à la fin du livre. Monsieur William Burke voit son œuvre s’assimiler aux Mille et une Nuits, dont l’un des personnages, Sufrah le géomancien, est l’objet d’une Vie. De manière plus diffuse, la couleur verte semble lier les vies d’Alain le Gentil, qui oublie d’arracher ses « manches vertes », de Cyril Tourneur qui voit le cadavre de sa mère transporté sur une charrette verte, ou encore de William Phips qui achète une maison dans l’Avenue Verte de Boston. Autant de motifs qui créent des liens entre ces vies éloignées dans l’espace et le temps, et qui grâce à leur mise en série donnent au texte une dimension cosmologique. À cet égard, la préface du Roi au masque d’or esquisse une réflexion sur la différence et la ressemblance, qui se réduiraient finalement à une question d’optique sur le monde : « Imaginez que la ressemblance est le langage intellectuel des différences, que les différences sont le langage sensible de la ressemblance. » L’artiste serait celui qui parvient à faire varier les points de vue, selon qu’il désire mettre l’accent sur l’unicité de l’homme, ou sur son appartenance au genre humain.
Le statut « imaginaire » de ces vies semble s’opposer à un récit « réel », « historique », ou « avéré » puisque l’invention comble les blancs laissés par les documents ou la légende : l’artiste brode autour des traces du passé, mobilisant autour de chaque personnage une matrice nourrie par une connaissance de l’univers de l’époque (le Paris de Villon pour Katherine la dentellière), des productions laissées par ces poètes ou romanciers (romans de Pétrone, œuvre de Lucrèce, pièces de Cyril Tourneur), en gardant parfois le silence sur un pan pourtant essentiel de la vie de l’individu – le De Natura rerum est absent de la vie de Lucrèce, seul texte qui nous soit pourtant parvenu de lui. Imaginaires, ces vies le sont également dans la mesure où l’univers créé par les poètes évoqués dans leurs œuvres devient le cadre de la vie de ces personnages. Ce qui fait destin dans le parcours du personnage, c’est l’œuvre qu’il aura accomplie et qui colore sa vie. Ainsi, si Marcel Schwob n’évoque nulle part le De Natura rerum, l’écriture de la vie de Lucrèce est pétrie des éléments du texte ; de même, l’imaginaire macabre des tragédies de Cyril Tourneur devient l’univers sombre dans lequel il évolue. Schwob insiste donc sur le lien qui se tisse entre la vie et l’œuvre, et, le dernier récit faisant d’ailleurs le portrait de héros artistes, l’histoire de la marginalité ouvre une réflexion sur le geste esthétique, notamment par la mise en abyme d’auditeurs de biographies.
Les Vies imaginaires proposent alors une réflexion sur la lecture et la création, puisque leur caractère imaginaire est en partie le reflet des lectures de Marcel Schwob : Sufrah le géomancien est un être de papier, tout droit sorti des Mille et une nuits, auquel l’auteur souhaite accorder une autre fin. Par-là, il se reconnaît dans les propos d’Albert Samain qui reprend une formule de Flaubert pour qualifier la lecture des Vies imaginaires : « […] une sorte de « haschich littéraire » […] dont une seule cuillère met le feu à l’imagination, et fait soudain surgir et disparaître des mondes, des peuples, des cités dans des vapeurs de pourpre, et des nuages d’or noir. » (Lettre à Marcel Schwob, citée par P. Champion, Marcel Schwob et son temps). De plus, une réflexion sur l’histoire de l’écriture de la biographie se développe avec la dernière vie dans laquelle la présence du narrateur s’affirme : celui-ci, dans une théâtralisation de plus en plus forte, témoigne de son travail en prenant ses distances par rapport à l’art de la biographie. C’est par un geste ironique qu’il revisite le matériau du passé, faisant se succéder dans des tonalités très différentes figures burlesques et figures nobles, dédramatisant le crime avec humour, caricaturant Walter Kennedy.
Si les Vies imaginaires ouvrent la voie à une nouvelle approche de l’Histoire – qui sera pour Corbin fondée sur la sensualité – et à un « romanesque sans roman », pour reprendre l’expression de Barthes, dont l’influence est visible chez des auteurs comme Pierre Bergounioux ou Pierre Michon, la singularité de Marcel Schwob tient certainement dans ce geste ironique que ne reconduit pas la littérature contemporaine, faisant endosser à la fiction biographique une fonction mémorielle et cherchant à susciter de l’empathie pour ces figures minuscules.
Maud Lecacheur et Aurélie Arrufat
Bibliographie sélective
Christian BERG et Yves VADE, Marcel Schwob : d’hier et d’aujourd’hui, Seyssel, 2002.
Florence DELAY, « Une influence énorme », Europe, mai 2006 / N° 925, pp.7-18.
Alexandre GEFEN, « Les métempsycoses de Marcel Schwob », Europe, mai 2006 / N° 925, pp.88-103.
Marcel SCHWOB, Vies imaginaires. Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1957.
Marcel SCHWOB, Œuvres, texte écrit et présenté par Sylvain Goudemare. Paris, Phébus, 2002.