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L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Philippe Vasset nous entraîne dans Un Livre blanc au cœur d’une enquête cartographique : il a entrepris d’explorer une cinquantaine de zones blanches de la carte n°2314 OT de l’Institut Géographique National. S’il s’intéresse au document géographique, c’est que celui-ci propose, à travers un réseau de signes complexes, une rationalisation de l’espace du monde réel : les lieux sont « séchés, découpés, compressés, coloriés, annotés » (p.9). Mais certains lieux semblent résister, ou du moins se soustraire, à l’abstraction et aux symboles de la cartographie. Ils apparaissent comme des « zones blanches » et se donnent à lire sur la carte comme des réalités urbaines inhabitées et presque inexplorées. Un rapport extrêmement distant entre la carte et le réel se dessine alors : c’est dans cet espace de jeu que Philippe Vasset choisit de laisser libre cours à son imagination, afin de pallier les lacunes de la saisie cartographique. Pour ce faire, il se fixe un protocole plutôt strict – entreprise solitaire, description la plus précise possible et accompagnée de mesures scientifiques, déplacements uniquement en transports en commun…– et va hebdomadairement à la rencontre de ces zones blanches. Mais ce récit d’exploration ne retrace pas successivement les différentes incursions qu’il a pu mener dans ces lieux plus ou moins abandonnés, car Philippe Vasset confesse assez rapidement l’échec de son projet initial et les inflexions qu’il a dû y apporter.
En effet, c’est tout d’abord l’aura de mystère et l’attraction pour l’inconnu qui le poussent à se pencher sur ces espaces marginaux : l’espace blanc semble appeler son imagination pour y faire surgir la part de mystère qui débordait la rationalisation cartographique. Nourri de bandes-dessinées et de romans feuilletons, le narrateur invoque Tintin, Fantômas et Blake et Mortimer dans son enquête à la recherche du secret des zones blanches. Mais cette attente de merveilleux est rapidement déçue : les zones explorées s’avèrent être des friches, des ruines, des zones militarisées secrètes, des habitats de fortune, des bâtiments abandonnés… L’espace vierge recouvre en fait la réalité de l’exclusion sociale et la marginalisation de la pauvreté : « les blancs de cartes masquaient, c’était clair, non pas l’étrange, mais le honteux, l’inacceptable, l’à peine croyable » (p. 23). Il se confronte aux marges de l’espace urbain et de l’espace social, rencontre les figures exclues de la société que sont les sans domiciles fixes, les sans papiers et autres figures en marge. Au fil de son exploration des zones blanches, une nouvelle image de la ville surgit comme espace fragmenté, disparate et exclusif, au sens où elle exclut hors de ses limites ce qui apparaît à la marge de la société. L’entreprise géographique se teinte d’une large dimension sociologique et politique. Se creuse un décalage entre les attentes initiales – la zone blanche comme réservoir de fiction et dérive imaginaire –et la réalité sordide de ces lieux à l’abandon. Ce décalage incite le narrateur à souligner avec un humour parfois noir sa naïveté, en guise de recul ironique sur son apprentissage déceptif. Car l’ouvrage se donne bien à lire comme un récit de formation fonctionnant sur le mode des « illusions perdues », avec une dimension auto-ironique très forte de la part du narrateur, qui se qualifie sans pitié de « vieil adolescent » (p. 49), « voyeur sans objet » (p. 64), et ridiculise son « petit personnage de touriste périurbain » (p. 99) en le montrant par exemple tenter la traversée d’une mare dégoûtante dans un petit canot de plage, sorte de Christophe Colomb du dimanche, jusqu’à ce que l’embarcation crève et qu’il se retrouve obligé de finir à pied. Ironie supplémentaire, « C’est l’une des très rares photos réussies. » (p. 65) Puisque l’espace blanc de la carte n’est pas le lieu d’un possible réenchantement du monde, mais plutôt celui d’une exacerbation des conflit sociaux, c’est le regard porté sur ces zones qu’il convient alors de questionner. Philippe Vasset cherche à mettre en œuvre d’autres projets, de témoignages et de dénonciation de cette misère, de documentaires autour des marges, d’aménagements artistiques de ces lieux ; mais ces projets avortent tous avant d’avoir pu être menés à terme, faute de ténacité du narrateur ou de par la résistance des protagonistes. À partir de là, Philippe Vasset est confronté à l’échec de son projet d’une totalisation et d’une typologie des zones blanches, et déplace l’enjeu de sa narration : il revient dans son ouvrage sur les zones blanches où ce sentiment d’exclusion et de violence – violence de la mise à l’écart, mais aussi de l’abandon – s’est exacerbée, sur sa propre entreprise de réévaluation constante de son regard et sur la fabrique même de sa réflexion.
Le texte d’Un Livre blanc se trouve ainsi à la croisée de différentes tensions narratives, qui se distinguent dans la structure de l’œuvre : le récit d’enquête sur le terrain, mû par un désir de voir et de se saisir du réel, se tresse à une réflexion plus metatextuelle sur la possibilité de rationaliser le réel et de le dire (à travers le code symbolique de la cartographie ou par le langage). Cette double dimension est fragmentée par de petits textes en italiques qui semblent une forme d’inventaire des objets découverts ou des rencontres faites dans ces zones blanches : ces petits instantanés, qui font penser à des saisies photographiques, apparaissent comme des fragments de réel qui viennent s’intercaler dans la méditation du narrateur sur son entreprise. Ces fragments, dont le statut peut se rapprocher de celui de documents, creusent un écart avec la perception du réel que proposait le document cartographique. Mais ils permettent surtout de concrétiser l’expérience de déplacement du regard et du positionnement face au monde mis en œuvre Philippe Vasset au fil de son exploration. L’univers de la science de la géographie s’imprègne d’une dimension philosophique : face au constat de la trivialité apparente de ces espaces, c’est alors l’explorateur qui doit modifier son regard et saisir autrement l’espace, notamment en laissant surgir son imagination. Désabusé face à sa naïveté première, Philippe Vasset est amené à questionner sa propre intériorité en même temps que les marges urbaines : il met en question sous les yeux du lecteur sa prise de position dans ces espaces, entre touriste, voyeur, vandale, marginal à son tour… : « J’avais le plus grand mal à expliquer ce que je cherchais » (p. 51). Finalement, c’est le mouvement même de la remise en question de sa pratique du réel qui anime son écriture, entre la quête d’une lecture possible de ces espaces et celle d’une restitution de leur réalité. Il se focalise sur les stratégies d’appropriation de ces lieux par les acteurs qui y habitent et sur la réalité de cette occupation hors-normes tout en en inventant lui-même. Il s’agit alors de réinscrire ces espaces blancs dans le monde, de les relier au reste de la société, notamment en se penchant sur les démarches minuscules et intimes que sont l’entretien des fleurs, les signatures des graffeurs, les squats… Des portraits sont disséminés dans son texte qui mettent en avant les pratiques déviantes de saisie de ces espaces : les acteurs des zones blanches laissent voir une forme tout autre de sociabilité, où le pourquoi de la présence de chacun n’est pas mise en question, et où une communauté disparate et paradoxale surgit alors. Il met en avant ces zones comme des espaces de contestation des logiques utilitaires et utilitaristes de l’espace, des enclaves de résistance aux politiques d’aménagement du territoire : « mon texte devait rester incomplet, parcellaire, fidèle à l’indécision de ces scènes où le foisonnement des lignes ne formait aucun dessin » (p. 40). Mais ces lieux sont instables et se transforment extrêmement vite. L’horizon politique du livre se prolonge sur Internet, à travers la page http://unsiteblanc.com/, qui propose de suivre l’évolution constante de ces zones blanches urbaines. Ce site souligne la dimension répétitive de la démarche de Philippe Vasset : il s’agit de revenir aux zones blanches pour en constater la métamorphose, et alors déplacer le regard qu’on y pose afin de ne pas réifier l’espace, mais de permettre à la vie qui l’habite de rester instable.
La transformation continue de son projet au fil de son œuvre le pousse à toujours déplacer la position qu’il adopte : le « je » s’apparente successivement à la figure d’un explorateur tendu vers le milieu du lieu qu’il découvre, d’un enquêteur-archiviste cherchant à collecter des traces d’activités passées, d’un artiste, qui croque ou photographie l’espace qui l’entoure… En multipliant ainsi les postures énonciatives, Philippe Vasset fait dialoguer différentes façons de se projeter dans le monde, de le saisir et de le comprendre.
L’exergue du récit d’exploration est tirée des Chants de Maldoror de Lautréamont : « Allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire » Cette citation poétique nous invite à voir en creux de la quête du territoire de Philippe Vasset une quête du monde dans le langage et de la possibilité de dire ce monde : cette formule finale du Chant sixième clôt le recueil et invite le lecteur à retourner face au monde après ce détour par la langue. À cet égard, l’ouvrage propose une réflexion approfondie sur la langue qu’il faudrait utiliser pour dire ces lieux en marge et délaissés : à travers les multiples décrochages, le ressassement, les jeux littéraires qu’il propose, c’est finalement la langue qui semble permettre de pouvoir dire la transformation constante du monde, en tant qu’elle abrite et se creuse elle-même de nombreux blancs. À partir d’une carte, rationalisation extrême du discours descriptif qu’on peut tenir sur le monde, Philippe Vasset se penche sur les lacunes de cette langue et les ressaisit dans un langage littéraire : il emploie tout à tour des langages neutres, lyriques, oralisés, poétiques…, qui se croisent, se creusent et se superposent pour toujours inviter à déplacer le regard sur l’objet dépeint. Comme l’auteur le dit lui-même : « la tentation d’inventer ce que je n’arrivais pas à identifier était grande, mais y céder m’aurait conduit à écrire un roman, et je voulais autre chose : une réalité trouée, friable et infiniment plus mystérieuse que n’importe quelle histoire inventée. » (p. 102) Il retrace l’histoire de ces lieux à travers une esthétique de la confusion, de la fragmentation, de la diversité : il les écrit, les croque, les prend en photo, les enregistre, les laisse emplis de petits mots… Il s’agit de dire le monde en l’épuisant, dans une démarche qui fait penser à celle de Perec. Son récit prend la forme d’un texte fragmenté, morcelé : aux blancs de la carte semblent finalement répondre les blancs de la langue, qui se répète sans réussir à dire ce qu’elle cherche à faire voir au lecteur.
À travers la mosaïque du texte, le lecteur est ainsi entraîné à se confronter à l’hétérogénéité du monde : « tout restait fuyant, à peine entrevu et, bien qu’immobile, j’étais à chaque fois saisi par le satori du transit qui dérobe le monde. » (p. 61) Ce terme du bouddhisme zen souligne l’expérience que vit le narrateur et à laquelle il invite son lecteur : il s’agit de prendre ses distances avec la carte pour s’ouvrir à une compréhension du monde dans sa métamorphose perpétuelle. L’auteur affirme lui-même vouloir faire de son ouvrage « une performance limitée dans l’espace et le temps, où l’on sente constamment la tension de celui qui parle et ses efforts (rarement couronnés de succès) pour rester en équilibre. » (p. 102) Le texte se donne en effet à lire sans cesse en train de se reprendre et de se corriger, cherchant sans jamais le trouver un angle d’approche strictement défini qui permettrait de rendre compte des zones blanches. Cet échec, rappelé entre parenthèse dans la citation, est paradoxalement constitutif de l’entreprise : Un Livre blanc est construit comme une machine qui rate, une tentative d’épuisement se donnant à lire sur un mode sériel, et qui montrerait finalement à la fois l’échec à épuiser ces lieux et le plaisir que l’on prend dans cet échec. En effet, si l’ouvrage se donne comme une tentative ratée de produire un savoir, chaque déconvenue du narrateur entraîne la proposition de nouvelles méthodes d’approche, de nouveaux dispositifs à expérimenter. En ce sens, ce sont bien des « protocoles » qui sont proposés au lecteur, des chemins qui lui sont offerts pour qu’à son tour il parte en exploration. Puisque l’hétérogénéité du monde apparaît irréductible, Philippe Vasset ne peut en conclusion que laisser des questions ouvertes : « Est-ce que vous savez où vous êtes et ce qui s’y passe ? (…) Où est votre place ? Comment habiter ici ? » (p. 136) Il invite le lecteur à entreprendre une nouvelle exploration de son espace quotidien, afin de voir ce possible qu’il a lui-même essayé d’esquisser dans son texte en faisant un détour par la littérature pour dire le monde.
Madeleine Savart et Ingrid Reppel
Six ans après Un Livre blanc, Philippe Vasset reprend son exploration systématique de toutes les « zones blanches » de la capitale pour étudier, cette fois-ci, les formes de reconquête de ces espaces marginaux – entreprise immobilière, centres commerciaux, mais aussi églises et sectes aux diverses obédiences. C’est à ces pratiques, tout aussi marginales que les espaces dans lesquels elles s’inscrivent, que s’intéresse tout particulièrement Vasset, à travers le parcours singulier d’un narrateur au service d’un créateur de secte. S’aidant de son excellente connaissance de la ville, ce personnage se charge de trouver des lieux à même d’accueillir ces cérémonies nocturnes et occultes. Le lecteur est donc invité avec lui à l’exploration de l’envers religieux de la ville – exploration tout aussi territoriale que mystique, qui débouche finalement sur une disparition de soi. La Conjuration ne cesse donc de mettre en scène des créateurs de fiction, puisqu’on passe de la religion au mythe avec la création finale d’une nouvelle mythologie. Philippe Vasset travaille à dire la fictionnalité du monde, nous montre à quel point nous sommes constamment entourés par de la fiction – et que l’écrivain forge en somme des contre-fictions. Si l’auteur affirme avoir toujours écrit contre l’idée de roman, qu’il considère comme une forme dépassée, il témoigne pourtant d’une ambivalence très profonde envers la fiction. De fait, Vasset montre aussi très bien les échecs de cette dernière, comme par exemple au début de son texte, lorsqu’il accumule les poncifs en dressant le portrait de l’écrivain en détective privé. Ainsi le roman se présente-t-il d’emblée comme un « contre-roman », tout en s’attachant à mettre en évidence la fabrique du récit, les moyens par lesquels on nous raconte une histoire.
Le roman de Philippe Vasset s’inscrit au croisement des genres. Écritures documentaire, romanesque et autobiographique se mêlent au sein de son œuvre, qui brouille d’autant plus les pistes que le narrateur dit « je » et se présente comme une image de l’écrivain lui-même. La Conjuration pourrait ainsi se lire comme aboutissement final des tentatives ratées du narrateur qui a réalisé « les plans d’un roman policier, puis d’un roman autobiographique » (p. 18), tissant étroitement fiction et réel, romanesque et écriture de l’intime. Ces deux pôles se rejoignent en un intérêt commun pour la trace, la marque d’un passage, la conservation d’un souvenir. À la manière d’un enquêteur, il s’agit pour les personnages de découvrir les détails secrets et infimes des vies qu’ils explorent, de toucher leur réalité à travers les indices abandonnés derrière eux, « ticket de cinéma (séance de 22h30, salle de quartier, titre du film indéchiffrable), reçu de carte bleue (18,50 euros au Grill Kitchen, un couvert), kleenex, menue monnaie » (p. 200). Plus encore que dans le roman policier traditionnel, cette trace, ces documents, occupent une place prépondérante, la découverte vaut pour elle-même, « la véracité de vos hypothèses n’a aucune importance » (p. 160). À travers eux, le narrateur esquisse également son cheminement personnel. Non pas simplement témoin d’une existence, exploration d’une intimité, mais mémoire d’une expérience, il permet la conservation d’une initiation singulière. L’introduction d’éléments concrets permet d’ancrer le texte dans un réel quasi-palpable qui se dessine derrière les adresses et les noms d’enseignes commerciales.
Ces éléments « réalistes » confèrent au récit une tonalité documentaire. Dans le même temps, ils questionnent les limites du romanesque, et l’on peut constamment se demander où commence et où s’achève la fiction. La narration s’inscrit ainsi dans un cadre concret, véritable, comme la carte IGN « n°2314 OT » (p. 10) qui correspond effectivement à Paris et ses alentours. Les faits décrits tirent néanmoins le récit du côté du romanesque. L’introduction de détails précis permet ainsi un jeu avec le lecteur, une plongée dans un univers à mi-chemin entre fiction, roman et contre-roman, où chacun est tenté de dégager le vrai du faux, voire invité à accompagner le narrateur dans son travail d’exploration.
Cette cohabitation d’éléments réels et fictionnels entraine un brouillage du texte sous l’effet d’éléments extérieurs, dont la présence est typographiquement soulignée par l’emploi de lettres capitales, d’italiques, de guillemets ou encore de parenthèses. Cette étrangeté visuelle est parfois renforcée lorsque le texte cité est en langue étrangère. L’introduction d’éléments extérieurs provoque également une rupture du sens. La citation est employée avec une distance critique, les slogans révolutionnaires (p. 22) et la règle de saint Benoît (p. 153) adoptent une signification inédite au contact de leur nouvel environnement. Si l’on entend par document les éléments extérieurs, témoin d’une certaine réalité, l’usage de document apparaît bien comme problématique au sein de l’œuvre de Philippe Vasset. Le rapport au document se révèle, en effet, au fil des pages, transgressif : le réel fait irruption dans le récit comme les personnages du roman font irruption dans les bâtiments. Le document ne permet pas, comme on pourrait s’y attendre, d’ancrer l’écrit dans le réel, mais d’entraîner le réel vers la fiction. Le lecteur lui-même est poussé à la transgression, l’accès à un monde interdit lui est facilité à travers des séries d’adresses ou encore un site internet (p. 29).
Alors que le document est traditionnellement ce qui apporte une information sur la réalité, il se révèle souvent déceptif, insuffisant. Ainsi le cahier, où « Sur des centaines de feuilles à petits carreaux format moyen (17 × 22 cm) s’alignent au feutre noir les adresses de voies invisibles », a conservé le souvenir d’un état passé de la ville, « tout y était mort », la conservation n’est que partielle, à l’image du « cabinet de curiosité » (p. 16) où se croisent animaux empaillés et coquilles vides. Le document ne constitue donc pas nécessairement un accès au réel, et peut même apparaître comme un masque, qui dissimulerait les réalités secrètes à l’image des portes fermées des immeubles dissimulant la vie intime des individus. « Zones blanches » et « zones noires » (p. 28) n’apportent pas d’informations précises sur le monde, et constituent ainsi une invitation à l’exploration. Le document serait une forme d’appel à l’expérience qui pourrait seule révéler le monde, « la ville qu’ils décrivent n’est plus la nôtre, nous en avons retourné les voies comme les doigts d’un gant » (p. 194).
Mais le document est avant tout relayé par l’imagination. Ce qui échappe est objet de mystère et donc de rêverie. Le réel est un embrayeur vers la fiction. Ainsi les « Études » deviennent progressivement le lieu d’expression des rêves et des fantasmes du narrateur. L’aspect purement formel de l’ « Étude n°1 » est immédiatement abandonné. La description occupe une position problématique au sein du récit, puisqu’elle en est partiellement séparée par son insertion spécifique dans les « Études ». Le document se transforme en embryon de récit, à l’étude fait suite une proposition et donc une création du narrateur.
La fiction semble émerger du réel même. Le document invite le lecteur à se plonger dans l’univers du roman policier (« imaginez que vous êtes un enquêteur » (p. 160)) voire fantastique (« On cerne l’absent au plus près, on l’évoque comme un esprit défunt » (p. 201)). La création d’une secte mêle documentation et éléments ésotériques, aussi n’est-ce peut-être pas un hasard si le narrateur nous propose précisément sept « Études », le chiffre sept étant couramment considéré comme magique. Tout comme le réel semblait faire irruption dans le récit, la fiction vient s’introduire dans le monde ordinaire. Derrière un univers aux apparences connues se dessine un monde plus romanesque. Finalement, le statut du locuteur change complètement : ce n’est plus le locuteur effacé et modeste du début qui s’exprime dans les dernières pages, mais une sorte de guide à la parole oraculaire.
La Conjuration repose ainsi sur un renversement qui entraîne progressivement le lecteur du réel à la fiction. Alors que les éléments extérieurs, très présents au début de l’œuvre, se raréfient, les éléments romanesques se multiplient au fil de l’œuvre. L’apparition du personnage de Jeanne pourrait constituer le point de bascule d’un récit qui s’inscrit plus nettement dans le romanesque d’aventure. Cet événement constitue un élément charnière de l’œuvre, puisqu’il correspond à la levée des frontières matérielles opposées au narrateur, l’acquisition d’une liberté neuve. La fiction permet ainsi de réaliser la littérature et les rêves du narrateur confiant « [espérer], par l’écriture, ouvrir de nouveaux espaces voués à la dépense et aux excès incandescents du hasard ».
Pourtant, ce qui apparaît comme un processus de libération créatrice est lié à un effacement progressif du narrateur qui atteint finalement l’objectivité du pronom indéfini « on », comme noyé dans la masse des individus : « Il a fallu cesser de dire “je” » (p. 192). Alors que le roman devient lui-même document en se constituant comme guide des « conjurés », le narrateur se détache du réel, parvient à un idéal littéraire : « Écrire avait, pour moi, quelque chose à voir avec l’invisibilité » (p. 19). À la libération physique s’ajoute une libération créatrice. Aux « issues murées » (p. 11), à un univers asphyxiant, succède un espace de liberté totale, une abolition de toute frontière. De simple employé, le narrateur devient lui-même créateur de la secte, comme la quatrième de couverture pouvait le suggérer.
La dernière page du roman opère un renversement total, invitant à passer de l’écriture documentaire à une écriture se constituant elle-même comme document. C’est donc le rôle de l’auteur dans la création du document qui est ici questionné, l’auteur se présentant comme un véritable passeur ou, en termes hugoliens, comme une « bouche d’ombre » parlant au nom de tous. Cette posture d’effacement problématique, qui est aussi et surtout une posture de surplomb, laisse ultimement la fiction s’introduire dans le réel, puisqu’à l’image de La Conjuration sacrée de Bataille, La Conjuration de Philippe Vasset devient véritable guide d’initiation des conjurés. L’emplacement même des deux phrases finales vient transgresser les limites du livre en s’inscrivant sur une page ordinairement laissée vierge. Dans le premier article de la revue « Acéphale », George Bataille écrivait : « Il est temps d’abandonner le monde des civilisés et sa lumière. [...] Secrètement ou non, il est nécessaire de devenir tout autres ou de cesser d’être. » Cette injonction, le locuteur de La Conjuration la reprend à son compte, non sans ambiguïté, en rentrant dans son propre rôle jusqu’au stade ultime de la dissolution de soi. À l’incrédulité initiale succède une pleine adhésion à la fiction et au mythe, le locuteur construisant un artefact dans lequel il finit par se piéger lui-même.
Ce n’est cependant pas sans une certaine part d’ironie que se produit ce basculement dans le roman, souligné par une rupture de ton brutale entre les deux parties qui structurent ce dernier : d’une écriture marquée par la drôlerie, le ricanement et la satire, on passe à une tonalité générale beaucoup plus inquiétante et inquiétée, traduisant l’auto-aliénation du personnage par rapport à son propre récit et la saisie d’un corps collectif perçu comme une armée de fantômes. Certes, La Conjuration se présente comme une manière de penser une communauté qui n’a pour lien que son indistinction, et la lecture du roman ne peut pas être qu’ironique. Pour autant, on ne peut se départir de toute distance critique par rapport à la fiction, et prendre pour argent comptant la coïncidence entre le narrateur et l’auteur vers laquelle l’écriture à la première personne semble poindre. Seul le glissement vers la fiction permet à l’écriture documentaire, qui se révèle déceptive, de trouver une résolution hors d’un réel oppressant. Le tissage étroit d’éléments réels et de fiction permet donc finalement de réenchanter non seulement l’univers réaliste du roman de Philippe Vasset, mais de dépasser cet univers pour agir directement sur le lecteur et son rapport au monde, dans une visée programmatique qui n’est pas sans rappeler l’injonction de Lautréamont citée dans Un Livre blanc : « Allez-y voir vous-même ».
Charlotte Guiot et Eugénie Martin