écritures contemporaines

Un Livre blanc  : Fayard, 2007.
Une démarche d’exploration qui s’infléchit au fil de l’œuvre

Philippe Vasset nous entraîne dans Un Livre blanc au cœur d’une enquête car­to­gra­phi­que : il a entre­pris d’explo­rer une cin­quan­taine de zones blan­ches de la carte n°2314 OT de l’Institut Géographique National. S’il s’inté­resse au docu­ment géo­gra­phi­que, c’est que celui-ci pro­pose, à tra­vers un réseau de signes com­plexes, une ratio­na­li­sa­tion de l’espace du monde réel : les lieux sont « séchés, décou­pés, com­pres­sés, colo­riés, anno­tés » (p.9). Mais cer­tains lieux sem­blent résis­ter, ou du moins se sous­traire, à l’abs­trac­tion et aux sym­bo­les de la car­to­gra­phie. Ils appa­rais­sent comme des « zones blan­ches » et se don­nent à lire sur la carte comme des réa­li­tés urbai­nes inha­bi­tées et pres­que inex­plo­rées. Un rap­port extrê­me­ment dis­tant entre la carte et le réel se des­sine alors : c’est dans cet espace de jeu que Philippe Vasset choi­sit de lais­ser libre cours à son ima­gi­na­tion, afin de pal­lier les lacu­nes de la saisie car­to­gra­phi­que. Pour ce faire, il se fixe un pro­to­cole plutôt strict – entre­prise soli­taire, des­crip­tion la plus pré­cise pos­si­ble et accom­pa­gnée de mesu­res scien­ti­fi­ques, dépla­ce­ments uni­que­ment en trans­ports en commun…– et va heb­do­ma­dai­re­ment à la ren­contre de ces zones blan­ches. Mais ce récit d’explo­ra­tion ne retrace pas suc­ces­si­ve­ment les dif­fé­ren­tes incur­sions qu’il a pu mener dans ces lieux plus ou moins aban­don­nés, car Philippe Vasset confesse assez rapi­de­ment l’échec de son projet ini­tial et les inflexions qu’il a dû y appor­ter.

En effet, c’est tout d’abord l’aura de mys­tère et l’attrac­tion pour l’inconnu qui le pous­sent à se pen­cher sur ces espa­ces mar­gi­naux : l’espace blanc semble appe­ler son ima­gi­na­tion pour y faire surgir la part de mys­tère qui débor­dait la ratio­na­li­sa­tion car­to­gra­phi­que. Nourri de bandes-des­si­nées et de romans feuille­tons, le nar­ra­teur invo­que Tintin, Fantômas et Blake et Mortimer dans son enquête à la recher­che du secret des zones blan­ches. Mais cette attente de mer­veilleux est rapi­de­ment déçue : les zones explo­rées s’avè­rent être des fri­ches, des ruines, des zones mili­ta­ri­sées secrè­tes, des habi­tats de for­tune, des bâti­ments aban­don­nés… L’espace vierge recou­vre en fait la réa­lité de l’exclu­sion sociale et la mar­gi­na­li­sa­tion de la pau­vreté : « les blancs de cartes mas­quaient, c’était clair, non pas l’étrange, mais le hon­teux, l’inac­cep­ta­ble, l’à peine croya­ble » (p. 23). Il se confronte aux marges de l’espace urbain et de l’espace social, ren­contre les figu­res exclues de la société que sont les sans domi­ci­les fixes, les sans papiers et autres figu­res en marge. Au fil de son explo­ra­tion des zones blan­ches, une nou­velle image de la ville surgit comme espace frag­menté, dis­pa­rate et exclu­sif, au sens où elle exclut hors de ses limi­tes ce qui appa­raît à la marge de la société. L’entre­prise géo­gra­phi­que se teinte d’une large dimen­sion socio­lo­gi­que et poli­ti­que. Se creuse un déca­lage entre les atten­tes ini­tia­les – la zone blan­che comme réser­voir de fic­tion et dérive ima­gi­naire –et la réa­lité sor­dide de ces lieux à l’aban­don. Ce déca­lage incite le nar­ra­teur à sou­li­gner avec un humour par­fois noir sa naï­veté, en guise de recul iro­ni­que sur son appren­tis­sage décep­tif. Car l’ouvrage se donne bien à lire comme un récit de for­ma­tion fonc­tion­nant sur le mode des « illu­sions per­dues », avec une dimen­sion auto-iro­ni­que très forte de la part du nar­ra­teur, qui se qua­li­fie sans pitié de « vieil ado­les­cent » (p. 49), « voyeur sans objet » (p. 64), et ridi­cu­lise son « petit per­son­nage de tou­riste périur­bain » (p. 99) en le mon­trant par exem­ple tenter la tra­ver­sée d’une mare dégoû­tante dans un petit canot de plage, sorte de Christophe Colomb du diman­che, jusqu’à ce que l’embar­ca­tion crève et qu’il se retrouve obligé de finir à pied. Ironie sup­plé­men­taire, « C’est l’une des très rares photos réus­sies. » (p. 65) Puisque l’espace blanc de la carte n’est pas le lieu d’un pos­si­ble réen­chan­te­ment du monde, mais plutôt celui d’une exa­cer­ba­tion des conflit sociaux, c’est le regard porté sur ces zones qu’il convient alors de ques­tion­ner. Philippe Vasset cher­che à mettre en œuvre d’autres pro­jets, de témoi­gna­ges et de dénon­cia­tion de cette misère, de docu­men­tai­res autour des marges, d’amé­na­ge­ments artis­ti­ques de ces lieux ; mais ces pro­jets avor­tent tous avant d’avoir pu être menés à terme, faute de téna­cité du nar­ra­teur ou de par la résis­tance des pro­ta­go­nis­tes. À partir de là, Philippe Vasset est confronté à l’échec de son projet d’une tota­li­sa­tion et d’une typo­lo­gie des zones blan­ches, et déplace l’enjeu de sa nar­ra­tion : il revient dans son ouvrage sur les zones blan­ches où ce sen­ti­ment d’exclu­sion et de vio­lence – vio­lence de la mise à l’écart, mais aussi de l’aban­don – s’est exa­cer­bée, sur sa propre entre­prise de réé­va­lua­tion cons­tante de son regard et sur la fabri­que même de sa réflexion.

D’un parcours géographique à une démarche politique

Le texte d’Un Livre blanc se trouve ainsi à la croi­sée de dif­fé­ren­tes ten­sions nar­ra­ti­ves, qui se dis­tin­guent dans la struc­ture de l’œuvre : le récit d’enquête sur le ter­rain, mû par un désir de voir et de se saisir du réel, se tresse à une réflexion plus meta­tex­tuelle sur la pos­si­bi­lité de ratio­na­li­ser le réel et de le dire (à tra­vers le code sym­bo­li­que de la car­to­gra­phie ou par le lan­gage). Cette double dimen­sion est frag­men­tée par de petits textes en ita­li­ques qui sem­blent une forme d’inven­taire des objets décou­verts ou des ren­contres faites dans ces zones blan­ches : ces petits ins­tan­ta­nés, qui font penser à des sai­sies pho­to­gra­phi­ques, appa­rais­sent comme des frag­ments de réel qui vien­nent s’inter­ca­ler dans la médi­ta­tion du nar­ra­teur sur son entre­prise. Ces frag­ments, dont le statut peut se rap­pro­cher de celui de docu­ments, creu­sent un écart avec la per­cep­tion du réel que pro­po­sait le docu­ment car­to­gra­phi­que. Mais ils per­met­tent sur­tout de concré­ti­ser l’expé­rience de dépla­ce­ment du regard et du posi­tion­ne­ment face au monde mis en œuvre Philippe Vasset au fil de son explo­ra­tion. L’uni­vers de la science de la géo­gra­phie s’imprè­gne d’une dimen­sion phi­lo­so­phi­que : face au cons­tat de la tri­via­lité appa­rente de ces espa­ces, c’est alors l’explo­ra­teur qui doit modi­fier son regard et saisir autre­ment l’espace, notam­ment en lais­sant surgir son ima­gi­na­tion. Désabusé face à sa naï­veté pre­mière, Philippe Vasset est amené à ques­tion­ner sa propre inté­rio­rité en même temps que les marges urbai­nes : il met en ques­tion sous les yeux du lec­teur sa prise de posi­tion dans ces espa­ces, entre tou­riste, voyeur, van­dale, mar­gi­nal à son tour… : « J’avais le plus grand mal à expli­quer ce que je cher­chais » (p. 51). Finalement, c’est le mou­ve­ment même de la remise en ques­tion de sa pra­ti­que du réel qui anime son écriture, entre la quête d’une lec­ture pos­si­ble de ces espa­ces et celle d’une res­ti­tu­tion de leur réa­lité. Il se foca­lise sur les stra­té­gies d’appro­pria­tion de ces lieux par les acteurs qui y habi­tent et sur la réa­lité de cette occu­pa­tion hors-normes tout en en inven­tant lui-même. Il s’agit alors de réins­crire ces espa­ces blancs dans le monde, de les relier au reste de la société, notam­ment en se pen­chant sur les démar­ches minus­cu­les et inti­mes que sont l’entre­tien des fleurs, les signa­tu­res des graf­feurs, les squats… Des por­traits sont dis­sé­mi­nés dans son texte qui met­tent en avant les pra­ti­ques dévian­tes de saisie de ces espa­ces : les acteurs des zones blan­ches lais­sent voir une forme tout autre de socia­bi­lité, où le pour­quoi de la pré­sence de chacun n’est pas mise en ques­tion, et où une com­mu­nauté dis­pa­rate et para­doxale surgit alors. Il met en avant ces zones comme des espa­ces de contes­ta­tion des logi­ques uti­li­tai­res et uti­li­ta­ris­tes de l’espace, des encla­ves de résis­tance aux poli­ti­ques d’amé­na­ge­ment du ter­ri­toire : « mon texte devait rester incom­plet, par­cel­laire, fidèle à l’indé­ci­sion de ces scènes où le foi­son­ne­ment des lignes ne for­mait aucun dessin » (p. 40). Mais ces lieux sont ins­ta­bles et se trans­for­ment extrê­me­ment vite. L’hori­zon poli­ti­que du livre se pro­longe sur Internet, à tra­vers la page http://unsi­te­blanc.com/, qui pro­pose de suivre l’évolution cons­tante de ces zones blan­ches urbai­nes. Ce site sou­li­gne la dimen­sion répé­ti­tive de la démar­che de Philippe Vasset : il s’agit de reve­nir aux zones blan­ches pour en cons­ta­ter la méta­mor­phose, et alors dépla­cer le regard qu’on y pose afin de ne pas réi­fier l’espace, mais de per­met­tre à la vie qui l’habite de rester ins­ta­ble.

La trans­for­ma­tion conti­nue de son projet au fil de son œuvre le pousse à tou­jours dépla­cer la posi­tion qu’il adopte : le « je » s’appa­rente suc­ces­si­ve­ment à la figure d’un explo­ra­teur tendu vers le milieu du lieu qu’il décou­vre, d’un enquê­teur-archi­viste cher­chant à col­lec­ter des traces d’acti­vi­tés pas­sées, d’un artiste, qui croque ou pho­to­gra­phie l’espace qui l’entoure… En mul­ti­pliant ainsi les pos­tu­res énonciatives, Philippe Vasset fait dia­lo­guer dif­fé­ren­tes façons de se pro­je­ter dans le monde, de le saisir et de le com­pren­dre.

Un protocole expérimental proposé au lecteur

L’exer­gue du récit d’explo­ra­tion est tirée des Chants de Maldoror de Lautréamont : « Allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire » Cette cita­tion poé­ti­que nous invite à voir en creux de la quête du ter­ri­toire de Philippe Vasset une quête du monde dans le lan­gage et de la pos­si­bi­lité de dire ce monde : cette for­mule finale du Chant sixième clôt le recueil et invite le lec­teur à retour­ner face au monde après ce détour par la langue. À cet égard, l’ouvrage pro­pose une réflexion appro­fon­die sur la langue qu’il fau­drait uti­li­ser pour dire ces lieux en marge et délais­sés : à tra­vers les mul­ti­ples décro­cha­ges, le res­sas­se­ment, les jeux lit­té­rai­res qu’il pro­pose, c’est fina­le­ment la langue qui semble per­met­tre de pou­voir dire la trans­for­ma­tion cons­tante du monde, en tant qu’elle abrite et se creuse elle-même de nom­breux blancs. À partir d’une carte, ratio­na­li­sa­tion extrême du dis­cours des­crip­tif qu’on peut tenir sur le monde, Philippe Vasset se penche sur les lacu­nes de cette langue et les res­sai­sit dans un lan­gage lit­té­raire : il emploie tout à tour des lan­ga­ges neu­tres, lyri­ques, ora­li­sés, poé­ti­ques…, qui se croi­sent, se creu­sent et se super­po­sent pour tou­jours invi­ter à dépla­cer le regard sur l’objet dépeint. Comme l’auteur le dit lui-même : « la ten­ta­tion d’inven­ter ce que je n’arri­vais pas à iden­ti­fier était grande, mais y céder m’aurait conduit à écrire un roman, et je vou­lais autre chose : une réa­lité trouée, fria­ble et infi­ni­ment plus mys­té­rieuse que n’importe quelle his­toire inven­tée. » (p. 102) Il retrace l’his­toire de ces lieux à tra­vers une esthé­ti­que de la confu­sion, de la frag­men­ta­tion, de la diver­sité : il les écrit, les croque, les prend en photo, les enre­gis­tre, les laisse emplis de petits mots… Il s’agit de dire le monde en l’épuisant, dans une démar­che qui fait penser à celle de Perec. Son récit prend la forme d’un texte frag­menté, mor­celé : aux blancs de la carte sem­blent fina­le­ment répon­dre les blancs de la langue, qui se répète sans réus­sir à dire ce qu’elle cher­che à faire voir au lec­teur.

À tra­vers la mosaï­que du texte, le lec­teur est ainsi entraîné à se confron­ter à l’hété­ro­gé­néité du monde : « tout res­tait fuyant, à peine entrevu et, bien qu’immo­bile, j’étais à chaque fois saisi par le satori du tran­sit qui dérobe le monde. » (p. 61) Ce terme du boud­dhisme zen sou­li­gne l’expé­rience que vit le nar­ra­teur et à laquelle il invite son lec­teur : il s’agit de pren­dre ses dis­tan­ces avec la carte pour s’ouvrir à une com­pré­hen­sion du monde dans sa méta­mor­phose per­pé­tuelle. L’auteur affirme lui-même vou­loir faire de son ouvrage « une per­for­mance limi­tée dans l’espace et le temps, où l’on sente cons­tam­ment la ten­sion de celui qui parle et ses efforts (rare­ment cou­ron­nés de succès) pour rester en équilibre. » (p. 102) Le texte se donne en effet à lire sans cesse en train de se repren­dre et de se cor­ri­ger, cher­chant sans jamais le trou­ver un angle d’appro­che stric­te­ment défini qui per­met­trait de rendre compte des zones blan­ches. Cet échec, rap­pelé entre paren­thèse dans la cita­tion, est para­doxa­le­ment cons­ti­tu­tif de l’entre­prise : Un Livre blanc est cons­truit comme une machine qui rate, une ten­ta­tive d’épuisement se don­nant à lire sur un mode sériel, et qui mon­tre­rait fina­le­ment à la fois l’échec à épuiser ces lieux et le plai­sir que l’on prend dans cet échec. En effet, si l’ouvrage se donne comme une ten­ta­tive ratée de pro­duire un savoir, chaque déconve­nue du nar­ra­teur entraîne la pro­po­si­tion de nou­vel­les métho­des d’appro­che, de nou­veaux dis­po­si­tifs à expé­ri­men­ter. En ce sens, ce sont bien des « pro­to­co­les » qui sont pro­po­sés au lec­teur, des che­mins qui lui sont offerts pour qu’à son tour il parte en explo­ra­tion. Puisque l’hété­ro­gé­néité du monde appa­raît irré­duc­ti­ble, Philippe Vasset ne peut en conclu­sion que lais­ser des ques­tions ouver­tes : « Est-ce que vous savez où vous êtes et ce qui s’y passe ? (…) Où est votre place ? Comment habi­ter ici ? » (p. 136) Il invite le lec­teur à entre­pren­dre une nou­velle explo­ra­tion de son espace quo­ti­dien, afin de voir ce pos­si­ble qu’il a lui-même essayé d’esquis­ser dans son texte en fai­sant un détour par la lit­té­ra­ture pour dire le monde.

Madeleine Savart et Ingrid Reppel

La Conjuration : Fayard, 2013

Six ans après Un Livre blanc, Philippe Vasset reprend son explo­ra­tion sys­té­ma­ti­que de toutes les « zones blan­ches » de la capi­tale pour étudier, cette fois-ci, les formes de reconquête de ces espa­ces mar­gi­naux – entre­prise immo­bi­lière, cen­tres com­mer­ciaux, mais aussi églises et sectes aux diver­ses obé­dien­ces. C’est à ces pra­ti­ques, tout aussi mar­gi­na­les que les espa­ces dans les­quels elles s’ins­cri­vent, que s’inté­resse tout par­ti­cu­liè­re­ment Vasset, à tra­vers le par­cours sin­gu­lier d’un nar­ra­teur au ser­vice d’un créa­teur de secte. S’aidant de son excel­lente connais­sance de la ville, ce per­son­nage se charge de trou­ver des lieux à même d’accueillir ces céré­mo­nies noc­tur­nes et occultes. Le lec­teur est donc invité avec lui à l’explo­ra­tion de l’envers reli­gieux de la ville – explo­ra­tion tout aussi ter­ri­to­riale que mys­ti­que, qui débou­che fina­le­ment sur une dis­pa­ri­tion de soi. La Conjuration ne cesse donc de mettre en scène des créa­teurs de fic­tion, puisqu’on passe de la reli­gion au mythe avec la créa­tion finale d’une nou­velle mytho­lo­gie. Philippe Vasset tra­vaille à dire la fic­tion­na­lité du monde, nous montre à quel point nous sommes cons­tam­ment entou­rés par de la fic­tion – et que l’écrivain forge en somme des contre-fic­tions. Si l’auteur affirme avoir tou­jours écrit contre l’idée de roman, qu’il consi­dère comme une forme dépas­sée, il témoi­gne pour­tant d’une ambi­va­lence très pro­fonde envers la fic­tion. De fait, Vasset montre aussi très bien les échecs de cette der­nière, comme par exem­ple au début de son texte, lorsqu’il accu­mule les pon­cifs en dres­sant le por­trait de l’écrivain en détec­tive privé. Ainsi le roman se pré­sente-t-il d’emblée comme un « contre-roman », tout en s’atta­chant à mettre en évidence la fabri­que du récit, les moyens par les­quels on nous raconte une his­toire.

Une œuvre hybride

Le roman de Philippe Vasset s’ins­crit au croi­se­ment des genres. Écritures docu­men­taire, roma­nes­que et auto­bio­gra­phi­que se mêlent au sein de son œuvre, qui brouille d’autant plus les pistes que le nar­ra­teur dit « je » et se pré­sente comme une image de l’écrivain lui-même. La Conjuration pour­rait ainsi se lire comme abou­tis­se­ment final des ten­ta­ti­ves ratées du nar­ra­teur qui a réa­lisé « les plans d’un roman poli­cier, puis d’un roman auto­bio­gra­phi­que » (p. 18), tis­sant étroitement fic­tion et réel, roma­nes­que et écriture de l’intime. Ces deux pôles se rejoi­gnent en un inté­rêt commun pour la trace, la marque d’un pas­sage, la conser­va­tion d’un sou­ve­nir. À la manière d’un enquê­teur, il s’agit pour les per­son­na­ges de décou­vrir les détails secrets et infi­mes des vies qu’ils explo­rent, de tou­cher leur réa­lité à tra­vers les indi­ces aban­don­nés der­rière eux, « ticket de cinéma (séance de 22h30, salle de quar­tier, titre du film indé­chif­fra­ble), reçu de carte bleue (18,50 euros au Grill Kitchen, un cou­vert), klee­nex, menue mon­naie » (p. 200). Plus encore que dans le roman poli­cier tra­di­tion­nel, cette trace, ces docu­ments, occu­pent une place pré­pon­dé­rante, la décou­verte vaut pour elle-même, « la véra­cité de vos hypo­thè­ses n’a aucune impor­tance » (p. 160). À tra­vers eux, le nar­ra­teur esquisse également son che­mi­ne­ment per­son­nel. Non pas sim­ple­ment témoin d’une exis­tence, explo­ra­tion d’une inti­mité, mais mémoire d’une expé­rience, il permet la conser­va­tion d’une ini­tia­tion sin­gu­lière. L’intro­duc­tion d’éléments concrets permet d’ancrer le texte dans un réel quasi-pal­pa­ble qui se des­sine der­rière les adres­ses et les noms d’ensei­gnes com­mer­cia­les.

Ces éléments « réa­lis­tes » confè­rent au récit une tona­lité docu­men­taire. Dans le même temps, ils ques­tion­nent les limi­tes du roma­nes­que, et l’on peut cons­tam­ment se deman­der où com­mence et où s’achève la fic­tion. La nar­ra­tion s’ins­crit ainsi dans un cadre concret, véri­ta­ble, comme la carte IGN « n°2314 OT » (p. 10) qui cor­res­pond effec­ti­ve­ment à Paris et ses alen­tours. Les faits décrits tirent néan­moins le récit du côté du roma­nes­que. L’intro­duc­tion de détails précis permet ainsi un jeu avec le lec­teur, une plon­gée dans un uni­vers à mi-chemin entre fic­tion, roman et contre-roman, où chacun est tenté de déga­ger le vrai du faux, voire invité à accom­pa­gner le nar­ra­teur dans son tra­vail d’explo­ra­tion.

Cette coha­bi­ta­tion d’éléments réels et fic­tion­nels entraine un brouillage du texte sous l’effet d’éléments exté­rieurs, dont la pré­sence est typo­gra­phi­que­ment sou­li­gnée par l’emploi de let­tres capi­ta­les, d’ita­li­ques, de guille­mets ou encore de paren­thè­ses. Cette étrangeté visuelle est par­fois ren­for­cée lors­que le texte cité est en langue étrangère. L’intro­duc­tion d’éléments exté­rieurs pro­vo­que également une rup­ture du sens. La cita­tion est employée avec une dis­tance cri­ti­que, les slo­gans révo­lu­tion­nai­res (p. 22) et la règle de saint Benoît (p. 153) adop­tent une signi­fi­ca­tion iné­dite au contact de leur nouvel envi­ron­ne­ment. Si l’on entend par docu­ment les éléments exté­rieurs, témoin d’une cer­taine réa­lité, l’usage de docu­ment appa­raît bien comme pro­blé­ma­ti­que au sein de l’œuvre de Philippe Vasset. Le rap­port au docu­ment se révèle, en effet, au fil des pages, trans­gres­sif : le réel fait irrup­tion dans le récit comme les per­son­na­ges du roman font irrup­tion dans les bâti­ments. Le docu­ment ne permet pas, comme on pour­rait s’y atten­dre, d’ancrer l’écrit dans le réel, mais d’entraî­ner le réel vers la fic­tion. Le lec­teur lui-même est poussé à la trans­gres­sion, l’accès à un monde inter­dit lui est faci­lité à tra­vers des séries d’adres­ses ou encore un site inter­net (p. 29).

Le document comme embrayeur de la fiction

Alors que le docu­ment est tra­di­tion­nel­le­ment ce qui apporte une infor­ma­tion sur la réa­lité, il se révèle sou­vent décep­tif, insuf­fi­sant. Ainsi le cahier, où « Sur des cen­tai­nes de feuilles à petits car­reaux format moyen (17 × 22 cm) s’ali­gnent au feutre noir les adres­ses de voies invi­si­bles », a conservé le sou­ve­nir d’un état passé de la ville, « tout y était mort », la conser­va­tion n’est que par­tielle, à l’image du « cabi­net de curio­sité » (p. 16) où se croi­sent ani­maux empaillés et coquilles vides. Le docu­ment ne cons­ti­tue donc pas néces­sai­re­ment un accès au réel, et peut même appa­raî­tre comme un masque, qui dis­si­mu­le­rait les réa­li­tés secrè­tes à l’image des portes fer­mées des immeu­bles dis­si­mu­lant la vie intime des indi­vi­dus. « Zones blan­ches » et « zones noires » (p. 28) n’appor­tent pas d’infor­ma­tions pré­ci­ses sur le monde, et cons­ti­tuent ainsi une invi­ta­tion à l’explo­ra­tion. Le docu­ment serait une forme d’appel à l’expé­rience qui pour­rait seule révé­ler le monde, « la ville qu’ils décri­vent n’est plus la nôtre, nous en avons retourné les voies comme les doigts d’un gant » (p. 194).

Mais le docu­ment est avant tout relayé par l’ima­gi­na­tion. Ce qui échappe est objet de mys­tère et donc de rêve­rie. Le réel est un embrayeur vers la fic­tion. Ainsi les « Études » devien­nent pro­gres­si­ve­ment le lieu d’expres­sion des rêves et des fan­tas­mes du nar­ra­teur. L’aspect pure­ment formel de l’ « Étude n°1 » est immé­dia­te­ment aban­donné. La des­crip­tion occupe une posi­tion pro­blé­ma­ti­que au sein du récit, puisqu’elle en est par­tiel­le­ment sépa­rée par son inser­tion spé­ci­fi­que dans les « Études ». Le docu­ment se trans­forme en embryon de récit, à l’étude fait suite une pro­po­si­tion et donc une créa­tion du nar­ra­teur.

La fic­tion semble émerger du réel même. Le docu­ment invite le lec­teur à se plon­ger dans l’uni­vers du roman poli­cier (« ima­gi­nez que vous êtes un enquê­teur » (p. 160)) voire fan­tas­ti­que (« On cerne l’absent au plus près, on l’évoque comme un esprit défunt » (p. 201)). La créa­tion d’une secte mêle docu­men­ta­tion et éléments ésotériques, aussi n’est-ce peut-être pas un hasard si le nar­ra­teur nous pro­pose pré­ci­sé­ment sept « Études », le chif­fre sept étant cou­ram­ment consi­déré comme magi­que. Tout comme le réel sem­blait faire irrup­tion dans le récit, la fic­tion vient s’intro­duire dans le monde ordi­naire. Derrière un uni­vers aux appa­ren­ces connues se des­sine un monde plus roma­nes­que. Finalement, le statut du locu­teur change com­plè­te­ment : ce n’est plus le locu­teur effacé et modeste du début qui s’exprime dans les der­niè­res pages, mais une sorte de guide à la parole ora­cu­laire.

L’impulsion d’un renversement

La Conjuration repose ainsi sur un ren­ver­se­ment qui entraîne pro­gres­si­ve­ment le lec­teur du réel à la fic­tion. Alors que les éléments exté­rieurs, très pré­sents au début de l’œuvre, se raré­fient, les éléments roma­nes­ques se mul­ti­plient au fil de l’œuvre. L’appa­ri­tion du per­son­nage de Jeanne pour­rait cons­ti­tuer le point de bas­cule d’un récit qui s’ins­crit plus net­te­ment dans le roma­nes­que d’aven­ture. Cet événement cons­ti­tue un élément char­nière de l’œuvre, puisqu’il cor­res­pond à la levée des fron­tiè­res maté­riel­les oppo­sées au nar­ra­teur, l’acqui­si­tion d’une liberté neuve. La fic­tion permet ainsi de réa­li­ser la lit­té­ra­ture et les rêves du nar­ra­teur confiant « [espé­rer], par l’écriture, ouvrir de nou­veaux espa­ces voués à la dépense et aux excès incan­des­cents du hasard ».

Pourtant, ce qui appa­raît comme un pro­ces­sus de libé­ra­tion créa­trice est lié à un effa­ce­ment pro­gres­sif du nar­ra­teur qui atteint fina­le­ment l’objec­ti­vité du pronom indé­fini « on », comme noyé dans la masse des indi­vi­dus : « Il a fallu cesser de dire “je” » (p. 192). Alors que le roman devient lui-même docu­ment en se cons­ti­tuant comme guide des « conju­rés », le nar­ra­teur se déta­che du réel, par­vient à un idéal lit­té­raire : « Écrire avait, pour moi, quel­que chose à voir avec l’invi­si­bi­lité » (p. 19). À la libé­ra­tion phy­si­que s’ajoute une libé­ra­tion créa­trice. Aux « issues murées » (p. 11), à un uni­vers asphyxiant, suc­cède un espace de liberté totale, une abo­li­tion de toute fron­tière. De simple employé, le nar­ra­teur devient lui-même créa­teur de la secte, comme la qua­trième de cou­ver­ture pou­vait le sug­gé­rer.

La der­nière page du roman opère un ren­ver­se­ment total, invi­tant à passer de l’écriture docu­men­taire à une écriture se cons­ti­tuant elle-même comme docu­ment. C’est donc le rôle de l’auteur dans la créa­tion du docu­ment qui est ici ques­tionné, l’auteur se pré­sen­tant comme un véri­ta­ble pas­seur ou, en termes hugo­liens, comme une « bouche d’ombre » par­lant au nom de tous. Cette pos­ture d’effa­ce­ment pro­blé­ma­ti­que, qui est aussi et sur­tout une pos­ture de sur­plomb, laisse ulti­me­ment la fic­tion s’intro­duire dans le réel, puisqu’à l’image de La Conjuration sacrée de Bataille, La Conjuration de Philippe Vasset devient véri­ta­ble guide d’ini­tia­tion des conju­rés. L’empla­ce­ment même des deux phra­ses fina­les vient trans­gres­ser les limi­tes du livre en s’ins­cri­vant sur une page ordi­nai­re­ment lais­sée vierge. Dans le pre­mier arti­cle de la revue « Acéphale », George Bataille écrivait : « Il est temps d’aban­don­ner le monde des civi­li­sés et sa lumière. [...] Secrètement ou non, il est néces­saire de deve­nir tout autres ou de cesser d’être. » Cette injonc­tion, le locu­teur de La Conjuration la reprend à son compte, non sans ambi­guïté, en ren­trant dans son propre rôle jusqu’au stade ultime de la dis­so­lu­tion de soi. À l’incré­du­lité ini­tiale suc­cède une pleine adhé­sion à la fic­tion et au mythe, le locu­teur cons­trui­sant un arte­fact dans lequel il finit par se piéger lui-même.

Ce n’est cepen­dant pas sans une cer­taine part d’ironie que se pro­duit ce bas­cu­le­ment dans le roman, sou­li­gné par une rup­ture de ton bru­tale entre les deux par­ties qui struc­tu­rent ce der­nier : d’une écriture mar­quée par la drô­le­rie, le rica­ne­ment et la satire, on passe à une tona­lité géné­rale beau­coup plus inquié­tante et inquié­tée, tra­dui­sant l’auto-alié­na­tion du per­son­nage par rap­port à son propre récit et la saisie d’un corps col­lec­tif perçu comme une armée de fan­tô­mes. Certes, La Conjuration se pré­sente comme une manière de penser une com­mu­nauté qui n’a pour lien que son indis­tinc­tion, et la lec­ture du roman ne peut pas être qu’iro­ni­que. Pour autant, on ne peut se dépar­tir de toute dis­tance cri­ti­que par rap­port à la fic­tion, et pren­dre pour argent comp­tant la coïn­ci­dence entre le nar­ra­teur et l’auteur vers laquelle l’écriture à la pre­mière per­sonne semble poin­dre. Seul le glis­se­ment vers la fic­tion permet à l’écriture docu­men­taire, qui se révèle décep­tive, de trou­ver une réso­lu­tion hors d’un réel oppres­sant. Le tis­sage étroit d’éléments réels et de fic­tion permet donc fina­le­ment de réen­chan­ter non seu­le­ment l’uni­vers réa­liste du roman de Philippe Vasset, mais de dépas­ser cet uni­vers pour agir direc­te­ment sur le lec­teur et son rap­port au monde, dans une visée pro­gram­ma­ti­que qui n’est pas sans rap­pe­ler l’injonc­tion de Lautréamont citée dans Un Livre blanc : « Allez-y voir vous-même ».

Charlotte Guiot et Eugénie Martin