Chercher au présent Journée d’études des jeunes chercheurs, le jeudi 1e décembre, à l’amphi de la MILC à Lyon, en présence d’Arno Bertina et Laurent Demanze
L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Entre archives familiales et saisie du monde au présent, Martine Sonnet sait capter les figures minuscules ou les non-lieux de la modernité. Car cette historienne sait l’importance du document et la nécessité du savoir exact, pour restituer les êtres effacés et les lieux inaperçus. Ce projet littéraire, qui s’attache à la façon de Georges Perec à saisir l’infraordinaire ou de rendre hommage aux figures de peu, inspecte et inventorie les lieux de la modernité – la gare dans Montparnasse monde et l’usine dans Atelier 62– en menant l’enquête pour mieux renouveler le regard.
Dans cette pièce unique qu’est Atelier 62, Martine Sonnet entrecroise deux regards, celui de l’historienne du monde de l’usine des années cinquante et celui de la petite fille admirant son père, ouvrier des usines Renault de Billancourt. N’omettant aucune facette de la vie ouvrière, des plus légères aux plus sombres, la narratrice se propose, à partir des « décombres » des forges mais aussi de ses propres souvenirs, de reconstruire peu à peu le témoignage manquant de son père mais surtout la mémoire d’un lieu, dans un texte à vocation résurrectionnelle.
Atelier 62 se construit sur une structure en miroir : à un chapitre numéroté en chiffre arabe retraçant les souvenirs d’enfance de l’auteur succède un chapitre numéroté en chiffre romain, imprimé en italique, ayant pour contenu un aspect de la vie ouvrière de l’époque. On y lit une sorte d’homologie avec le travail d’usine et la division des tâches, où chaque atelier correspondait à la fabrication d’une seule pièce automobile pour former, en bout de chaîne, l’objet achevé, comme l’est le récit d’Atelier 62, puisque celui-ci débute avec un portrait du père de l’auteur et se clôt avec sa mort. Cette division est à l’image de la dualité de la figure paternelle, appartenant à la fois à un échantillon d’un ensemble qui intéresse les historiens et à la sphère privée de la famille tel qu’il apparaît sur la photographie qui ouvre Atelier 62. Amand Sonnet est ici pris sur le vif dans sa position de « marcheur » ; en habit de travail, béret sur la tête et les mains dans les poches. Ce marcheur qui ouvre le récit en sera également son guide : le lecteur comme l’auteur ne fait que suivre ses pas tout au long de ses promenades ou de ses trajets dans l’atelier 62. Cette longue description initiale, qui occupe tout le premier chapitre, peut éventuellement diriger cette partie du récit vers l’ekphrasis du fait de sa précision et des détails étonnants fournis par l’écrivain à propos de la démarche et de l’habillement de son père. L’impression d’un récit composé dans la chambre noire du passé demeure à la lecture de l’ouvrage, non seulement grâce à la division en chapitres qui semblent être des clichés d’époques ou de moments précis dans la vie de l’ouvrier (jour de paye, fête de la Saint-Eloi…) mais également grâce à une écriture attentive aux images précises. À l’inverse, la partie concernant l’usine écarte délibérément les photographies pour leur préférer l’archive, qui endosse le rôle d’attestation, la dimension d’un « ça a été » barthien.
Le dispositif de division du récit fait émerger une alternance entre deux sous-genre, le récit d’enfance et l’enquête d’archive historienne, dans une tension entre effets de contraste et de sutures, avec des échos entre les titres de chapitres : ainsi, au chapitre « Couturière » répond « Vêtement de travail » ; à « Noces » correspond « Débrayages » ; à « Mort du père », « Décombres et ruines finales ». Dans la lignée d’auteurs tels que Pierre Michon, Pierre Bergounioux ou encore François Bon, Atelier 62 s’inscrit dans le genre du récit de filiation qui, à travers la restitution de l’autre, vise l’invention de soi et l’avènement d’une vocation et d’une écriture. Mais il y a surtout, dans ce parallélisme et dans les effets de sutures, un hommage littéraire à George Perec. Dans W ou le souvenir d’enfance, en effet, l’anamnèse est rongée par l’oubli, et le détour par la fiction de l’île sportive concentrationnaire vient pallier la dimension infigurable de l’expérience des parents déportés. De la même façon, dans un autre domaine, l’écriture alternée d’Atelier 62 est une façon de suggérer l’intransmissible de l’expérience d’Amand Sonnet, dans une tentative de restitution qui se heurte au déficit de témoignage du père. Lieu vide du texte, la parole absente du père infléchit la pratique historienne de Martine Sonnet, qui, refusant d’interroger des ouvriers, travaille à partir d’archives écrites. Le texte met alors en scène une oscillation du point de vue d’un savoir sur le père, avec d’un côté la petite fille qui, encore indifférente à ces questions, ne peut saisir ce qu’est le quotidien de son père, et de l’autre, la présentation d’un savoir ultérieur, « bientôt lisible », conquis par le travail d’enquête qui vient réparer cette indifférence : « je comprends maintenant... ».
Faire tombeau : une impossibilité programmatique 1951 : Amand Sonnet, forgeron-charron et surtout, père de l’historienne qui raconte son histoire plus d’un demi-siècle plus tard, quitte sa ville natale pour rejoindre la célèbre usine Renault à Boulogne-Billancourt. Par un effet de symétrie, le récit débute sur cet exode et se clôt sur la décision de la narratrice de se rendre enfin sur les lieux, une arrivée retardée par le long détour de la recherche archivistique qui a pour fonction d’acculturer le regard, de préparer cette venue. On le voit, si l’on peut dire de ce récit qu’il est un texte-tombeau, la décision de se mettre à écrire s’ancre dans le sentiment de la perte d’un lieu, plus encore que dans celle d’un être. L’écriture se propose comme le moyen de lutter contre la destruction des ateliers. Il s’agit de faire mémoire d’un lieu au moment même de sa disparition. Or, en même temps qu’il se veut mausolée du lieu, le texte ne cesse de dire la difficulté qu’il y a à retranscrire l’irreprésentable de l’usine, le bruit, la chaleur, la douleur : « C’est difficile d’écrire sur le bruit des forges. Impuissance des mots. » Il s’agit de rendre compte de cette difficulté, comme en témoigne la dimension aporétique des derniers mots, « comme si je n’avais rien vu à Billancourt », allusion au « Tu n’as rien vu à Hiroshima » de Duras. C’est en se heurtant à cette lacune que l’écriture cherche les modalités de résurrection du lieu.
Composer un texte-usine
L’entreprise de Martine Sonnet consiste en la recherche d’une écriture qui essaie d’être du côté du retentissement de la violence de l’usine. L’expérience sensorielle de l’usine est rendue, non par la recherche de réalisme, mais par le détour par des dispositifs, notamment à travers le travail stylistique de coupes et d’ellipses. C’est une écriture brute qui se passe de verbes conjugués ou de lien entre les phrases au profit d’un effet de langue heurtée, saccadée, disjointe, dont le rythme n’est, selon la narratrice, « pas sans affinité avec le martèlement des presses ».
Les violences faites au corps et la vérité physiologique de l’expérience de l’usine sont également restituées par une appropriation poétique de l’archive, objet historique transposé à usage intime. Martine Sonnet passe par le détour du collectif pour saisir ce qu’aurait pu être le discours du père, qui demeure un point aveugle. C’est la potentialité esthétique de l’archive qui l’intéresse, dans sa capacité à ressusciter la polyphonie d’un univers disparu. C’est particulièrement saillant dans la pratique récurrente de la liste : liste des métiers ou encore liste des accidentés du travail. Objet perecquien par excellence, la liste dans sa vocation mémorielle fait retentir la diversité et la poésie d’un lexique spécifique oublié, les « mots perdus ». Monument de commémoration, on perçoit dans le recours à la liste le souci de n’oublier personne. Mais tout en visant l’exhaustivité, elle rend sensible sa dimension vertigineusement ouverte, à travers le jeu de la variation et des changements de rythme. Il s’agit de recréer une communauté perdue en réunissant hommes ou métiers divers sur l’espace d’une même page, et en les assemblant selon un ordre qui, qu’il soit alphabétique ou arbitraire, est une alternative à l’ordre établi de la chaîne. Il y a bien un aspect, sinon rebelle, du moins argumentatif de la liste, qui oppose au discours patronal généralisant la singularité des expériences individuelles.
L’écho persistant du livre d’histoire
Ce récit d’usine est le premier « récit littéraire » de Martine Sonnet, comme l’indique la présentation en tout début d’ouvrage. Toutefois, outre sa dimension affective, Atelier 62 n’est pas dénué de valeur historique, en témoignent les nombreuses invitations de Martine Sonnet à des séminaires sur l’Histoire de l’usine, ainsi que sa propre formation d’historienne. La monstration des archives a bien dimension de preuve, dans la perspective d’une historiographie du sensible qui s’intéresse au singulier pour saisir le collectif. L’auteur ne quitte pas tout à fait sa plume d’historienne pour dire les difficiles conditions de travail : le récit au présent, qui peut rappeler le style neutre des ouvrages historiques, abonde en chiffres, anecdotes et transcriptions de courriers des syndicats, réponses des patrons, documents officiels, coupures de journaux. Mais, bien souvent, les anecdotes semblent directement dictées par les voix des travailleurs. En effet, loin de se poser en observateur neutre, la narratrice insiste sur les mouvements sociaux qui ont animé la vie des ouvriers, les combats pour leurs droits, les maladies ouvrières et les accidents du travail ; des anecdotes qui ne sont pas sans rappeler Mémoire de l’enclave de Jean-Paul Goux, et qui entourent le texte d’une atmosphère mélancolique, plus que nostalgique.
Dans ce dispositif en miroir, tout se passe comme si littérature et histoire ne pouvaient pas se mêler. Confrontée à un blanc bibliographique, Martine Sonnet se fraye un chemin par le détour pour approcher ce qu’était l’atelier 62 en passant par des méthodes comparatistes. Tous ces dispositifs d’écriture convergent vers l’idée que pour dire l’authenticité de l’usine il faut abandonner les protocoles réalistes. C’est le travail formel du discontinu qui rend compte de la violence que le travail inflige non seulement au corps mais aussi à notre pratique du langage. On le voit notamment dans la violence du discours patronal qui, dans un aveuglement délibéré, nie la dureté du travail. Les coupes, les ellipses, le montage de documents, de photographies, la pratique de la liste apparaissent comme autant d’efforts d’ « ensauvagement » de la langue pour lui rendre toute la violence atténuée par le discours patronal. Or, refonder les données historiques et le récit autobiographique en un même mouvement, serait céder à la tentation du roman réaliste qui coule l’archive dans la fiction. Ici, la progression de l’enquête nous est donnée à avoir dans une mise en scène du geste de dépouillement et d’appropriation de l’archive.
L’objet archive est donc travaillé selon trois modalités : sur le mode de la confrontation des sources dans une perspective historienne ; sur le mode de la monstration du geste d’enquêteur, faisant du texte à la fois le lieu d’exposition d’un savoir acquis et le lieu d’un processus en cours, d’une découverte ; enfin, l’archive est mise à l’honneur pour ses potentialités poétiques, aspect qui rend indissociable l’écrivain de l’historienne ou l’historienne de l’écrivain. Cette ambiguïté n’est pas sans rapport avec la question de l’endroit de la prise de parole, qui relève dans Atelier 62 d’un choix complexe. En effet, Martine Sonnet hésite sur les pronoms : Amand Sonnet est très peu désigné par le pronom possessif et apparaît souvent comme « le père ». La fille elle-même, retranchée derrière la voix effacée d’une narratrice presque omnisciente (lors des descriptions des ateliers ou des escaliers menant à l’usine, par exemple) est à la fois actrice mais aussi à rebours, spectatrice de sa propre histoire dans cet espace temps reconstruit qu’elle raconte à ceux qui la lisent. Dans ce récit polyphonique, à l’écriture souvent impersonnelle des souvenirs d’usine se mêlent les voix des camarades ouvriers d’Amand Sonnet, mais aussi des pensées de la mère de l’auteur et de ses sœurs au discours indirect libre. Mais, historienne ou autobiographe, de quelque endroit qu’elle parle, la voix de la narratrice est toujours accompagnée par le fantôme parfois ironique du père-arpenteur de l’usine, dont la voix manque à la source même de l’ouvrage.
Pauline Franchini et Célia Grzegorczyk
Avec Montparnasse monde, Martine Sonnet écrit « l’histoire particulière d’un lieu commun », nous dit le texte de la quatrième de couverture. Dans un lieu côtoyé par tous, mais où personne n’échange, Martine Sonnet ouvre un dialogue, et permet à tous de partager son expérience pour constituer ce non-lieu en un lieu à la fois intime et commun, vivant et inépuisable.
C’est dans le sillage de Georges Perec et de ses récréations spatiales que Martine Sonnet semble marcher, mois après mois, Gare Montparnasse, pour proposer la tentative d’épuisement d’une gare parisienne. Montparnasse monde donne l’aperçu, modulable et prolongeable à souhait, d’une gare à « géométrie personnelle variable ». Tous ces fragments procèdent d’un travail documentaire de longue haleine, pour déceler l’ « infraordinaire », à la manière de Perec, dans la réalité : il a fallu s’adonner à des relevés systématiques pour prêter attention aux détails que les usagers d’un espace essentiellement transitionnel, simple relais entre Paris et ses zones périphériques cessent de voir à force d’habitude. Toutes les nuances du monde dissimulées par l’homogénéité du quotidien se révèlent alors, par la plume de l’écrivain. Le texte ne déplore pas - au contraire - ce monde en effervescence : Martine Sonnet se place au cœur du tourbillon de vie, croquant avec gourmandise, jubilation et amusement les moindres scènes. Elle arpente le lieu pour en offrir une vision kaléidoscopique, proposant une autre méthode que celle de Perec pour épuiser un lieu parisien.
Des « exercices de gare » instituent enfin ce prétendu non-lieu en un véritable espace habité par une communauté qui en fait des usages transgressifs, singuliers et créateurs. Ces ruses du quotidien se fondent dans la perspective de la contrainte qui, du fait des règles édictées, provoque le surgissement de la poésie et de l’invention. Ce premier usage de l’exercice se double d’une posture revendicatrice : la fonction première de la gare, c’est-à-dire le passage, ne doit pas empêcher les voyageurs d’en avoir un usage singulier et novateur. Les remarques ironiques et les scènes comiques qui ponctuent les pages de Montparnasse monde sont alors autant de propositions d’habitation d’un espace que la société s’échine à ne pas regarder : c’est le regard désabusé et amusé d’une usagère rompue à toutes sortes d’aléas ferroviaires, dont la seule arme est l’ironie vivace. Martine Sonnet fait par ailleurs un usage décalé et comique des photographies, qui présentent une vision autre de la gare Montparnasse : celle-ci est montrée à travers l’œil amusé de l’auteur, qui prend des clichés de ce qui fait sens, pour elle, au sein de l’espace, et qui arrête alors le flot continu par des éléments figés, extrait du mouvement perpétuel.
Les premiers mots de Montparnasse monde montrent à quel point il s’agit de faire corps avec la gare, afin de reconstruire son identité. La lire « entre les lignes », c’est à la fois retracer le parcours quotidien de milliers d’usagers, et proposer des itinéraires alternatifs et amusés, pour dévoiler le lieu singulier au cœur du passage.
« Ne soyez pas dupes : les “Points Rencontre” et “Point Groupe N°” sont autant de leurres », nous dit Martine Sonnet. Contre une gare organisée selon un principe de « dissuasion des rencontres », l’auteur multiplie les rôles pour que le singulier retrouve une place au sein d’un espace fourmillant. La narratrice devient explorateur puis détective, partant à la recherche d’objets et de recoins cachés : ces postures se doublent alors d’un regard presque anthropologique sur les usagers de la gare. Ravivant le lointain souvenir d’un flâneur moderne, happé par la foule, s’imprégnant des identités qui la composent, Martine Sonnet propose des portraits fuyants, dont elle tente de saisir les détails. Elle offre ainsi une identité à ceux que l’anonymat de la gare oublie, et elle transforme, par cette mosaïque de figures et ce plaisir de la narration, la gare en un monde uni et autonome. À ces figures rencontrées s’ajoutent les lecteurs qui, par les multiples adresses et exercices de gare, sont entraînés dans la communauté que Martine Sonnet construit. Ainsi, la publication de Montparnasse monde rend possible cette scène imaginée par l’auteur, de deux usagers se croisant sur les escalators, chacun tenant un exemplaire à la main, surpris tout deux à retracer les pas de l’auteur.
Progressivement, une voix plus intime se fait entendre en crescendo. Ainsi, malgré l’impression d’objectivité qui se dégage de titres tels « Gare des années 1960 », ces pages sont l’occasion d’intégrer l’histoire privée de la famille à l’histoire de la gare. Martine Sonnet remonte à ses premières années, et partage avec le lecteur des souvenirs familiaux qui s’articulent à d’autres souvenirs intimes, toujours liés au Montparnasse monde. Dans les bureaux que Martine Sonnet occupe plusieurs années, le lecteur découvre l’histoire d’une petite communauté. Martine Sonnet raconte les moments chaleureux partagés entre les collègues, moments éphémères pourtant, car la joyeuse communauté connaît une dissolution douloureuse, qui participe du mouvement inlassable du Montparnasse monde. À cet égard, l’espace décrit est mimétique de l’espace de la vie, que chacun ne fait que traverser fragilement.
En sa qualité de « passage », l’espace de Montparnasse ne se plie pas aisément à l’exercice d’écriture : Martine Sonnet fabrique une langue qui dit cette mutation perpétuelle, tout en refusant certaines conséquences des changements brusques, et notamment la rupture des liens de communauté. En présence d’une langue à l’image de la société désagrégée de Montparnasse, une langue de « choses rabâchées en mots coupés-copiés-collés, mal raccordés », Martine Sonnet travaille une langue du partage. La syntaxe devient alors double : le style coupé prend bien en charge le caractère abrupt du réel, par une pratique de la liste ou des phrases nominales, tandis qu’une syntaxe plus liée réintègre une certaine lenteur dans l’expérience du Montparnasse monde, lenteur nécessaire au partage de son expérience.
À ce qu’elle nomme sa « stratigraphie personnelle » de la gare, c’est-à-dire la façon dont l’espace s’organise, Martine Sonnet fait correspondre l’agencement particulier des diverses lignes temporelles qui composent l’histoire de la gare. Lorsqu’elle décrit le travail des carreleurs, qui viennent couvrir de nouvelles surfaces, Martine Sonnet est formelle : « les degrés de patine des pièces neuves et des pièces anciennes ne se rejoindront jamais ». Dans Montparnasse monde pourtant, les anecdotes exhumées du passé se mêlent aux descriptions présentes. Aussi est-ce en archéologue moderne, que Martine Sonnet interprète un étrange « quadrilatère » dessiné sur le sol du hall principal, comme « la trace résiduelle de la Loterie nationale ». Des gestes oubliés ressurgissent : c’est par exemple la « somptueuse manœuvre », abandonnée en 1994, du décrochage de wagons en gare de Briouze. Alors que l’imaginaire ferroviaire se dépouille de ces techniques anciennes, Montparnasse monde en prolonge, pour en temps, l’écho.
Son langage fait aussi état des choses oubliées, des lieux disparus, effacés par le tourbillon de vie qui entraine la gare dans un mouvement et un changement perpétuel : le texte tente de créer une mémoire lexicale, qui fait revivre, si ce ne sont les choses elles-mêmes, les mots anciens. Parmi tous les jeux d’écarts constatés, et éprouvés, l’auteur revient de manière persistante sur l’obsolescence de son lexique. Sa mémoire des mots refuse les mutations trop rapides : si Monoprix a remplacé Inno, l’ancienne appellation résiste. Mais Martine Sonnet n’est définitivement pas du côté de la déploration face au travail destructeur du temps. Le lecteur peut s’amuser avec elle, en découvrant la photographie des lettres de Montparnasse, sur le fronton, à moitié éteintes, alors même qu’elle affirmait les avoir toujours vues entièrement allumées dans Montparnasse monde. Ainsi en est-il des panneaux d’affichage des trains, qui fonctionnaient selon un défilé par ordre alphabétique des lettres jusqu’à ce que la bonne apparaisse, peu à peu remplacés par un système numérique. Martine Sonnet sait qu’elle possède un « savoir compilé » que « les écrans du temps réel [lui] rendent obsolète » : elle s’en amuse plus que ce qu’elle ne le regrette. Pour tenter de trouver une forme qui accepte de transmettre ces changements infinis, elle refuse de laisser le livre publié mettre un point final à cette entreprise d’épuisement, et recueille sur son site internet les changements sans fin qu’elle note lors de ses nouveaux passages dans cette gare. L’espace de l’écriture numérique rend inépuisable le lieu.
Les virtualités de l’espace Montparnasse sont donc infinies : si le texte s’achève ironiquement sur un train qui déraille, avec une photographie du panonceau maudit, indiquant « partie de train restant en gare », cela ne semble pas servir un effet de clôture, mais bien montrer comment, de l’intérieur du Montparnasse monde, le voyage dans le temps, dans l’espace et dans l’intimité de chacun est déjà une mise en mouvement.
Marie Chassagne et Anaïs Freymont