écritures contemporaines

Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne

Les exis­ten­ces ordi­nai­res méri­tent-elles que l’on raconte leur his­toire ? Ont-elles même une his­toire à raconter ? Emmanuel Carrère répond oui sans hési­ter. D’autres vies que la mienne, cet objet lit­té­raire non iden­ti­fié, occupe dans l’œuvre de Carrère une place unique. Il arrive après deux œuvres majeu­res. Tout d’abord, L’Adversaire (2000), moment clé dans la car­rière de l’écrivain, qui raconte l’his­toire, vraie et pour­tant par­fai­te­ment invrai­sem­bla­ble, de l’assas­sin et men­teur pro­fes­sion­nel Jean-Claude Romand : sombre bio­gra­phie d’une vie, somme toute, extra­or­di­naire. À L’Adversaire suit Un roman russe (2007) : longue explo­ra­tion, à tra­vers des voya­ges en Russie, des repor­ta­ges tour­nés à Kotelnitch et d’enquê­tes menées au sujet de ses ancê­tres, de la vie intime de l’écrivain. Carrère nous livre d’abord le récit d’une exis­tence extra­or­di­naire, puis un grand monu­ment auto­bio­gra­phi­que. Et en 2009 arrive D’autres vies que la mienne : le récit vrai de vies ordi­nai­res qui n’ont rien à voir, ou très peu, avec la vie de l’écrivain. L’his­toire, sans fic­tion, de gens com­muns aux exis­ten­ces com­mu­nes, depuis un couple de fran­çais ren­contrés au Sri Lanka lors du tsu­nami de 2004 jusqu’à Juliette, la belle-sœur de Carrère, juge au tri­bu­nal d’ins­tance de Vienne, de son mari Patrice et de son col­lè­gue Étienne Rigal. Ce projet a de quoi sur­pren­dre. Carrère le rap­pelle dans la qua­trième de cou­ver­ture : « Quelqu’un m’a dit alors : tu es écrivain, pour­quoi n’écris-tu pas notre his­toire ? (…) Tout y est vrai ».

Emmanuel Carrère et la non-fiction

On l’aura com­pris, dans les romans d’Emmanuel Carrère, la voix du nar­ra­teur ne se dis­tin­gue pas de celle de l’auteur. Cette même voix de nar­ra­teur-auteur tra­verse les dif­fé­rents récit et les lie dans une vaste œuvre. Les romans se sui­vent, et il n’y a pas de solu­tion de conti­nuité entre la pre­mière page de D’autres vies que la mienne et la fin d’Un roman russe. La vie de l’écrivain est l’axe qui tra­verse les dif­fé­rents romans, afin de donner nais­sance à cet étrange genre que Carrère nomme le « roman sans fic­tion » : « Ce genre qui n’en est pas un, cette forme bizar­re­ment très simple de raconter une his­toire en racontant pour­quoi je la raconte, est pour moi une façon de pren­dre le lec­teur par la main et de le per­sua­der de m’accom­pa­gner ». Carrère s’ins­crit dans la tra­di­tion de la « non-fic­tion novel », dont De sang froid de Truman Capote est le modèle. D’un cer­tain point de vue, ce projet lit­té­raire ne semble pas très éloigné de la chro­ni­que jour­na­lis­ti­que – et Carrère ne le dément pas : « Non seu­le­ment le tra­vail de jour­na­liste me sert-il pour écrire mes livres, mais je ne vois pas du tout de dis­conti­nuité entre celui-ci, tel que j’ai eu l’occa­sion de le pra­ti­quer, et le tra­vail lit­té­raire. S’il y a une dif­fé­rence, elle est quan­ti­ta­tive. Dans un livre, on a plus d’espace, de temps, de pos­si­bi­li­tés de creu­ser, de liberté. Mais qua­li­ta­ti­ve­ment, je ne fais pas de dif­fé­rence ». Le style de Carrère dans D’autres vies que la mienne est fluide, trans­pa­rent, ne cher­che pas le spec­ta­cu­laire, il subit l’épure d’une parole qui s’efface der­rière la parole de l’autre. Cependant, la cons­truc­tion jour­na­lis­ti­que du récit est elle-même source de roma­nes­que.

Dire l’autre, se dire : un autoportrait diffracté

Dans D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère est un pein­tre, et ses bio­gra­phiés sont ses modè­les, où il ne cesse de se regar­der comme dans un miroir. Le prin­ci­pal obs­ta­cle pour dire la vie de l’autre, est jus­te­ment cette alté­rité, quel­que chose d’inconci­lia­ble qui sépare le bio­gra­phe et le bio­gra­phié. Cette sépa­ra­tion est fruit de la catas­tro­phe, au sens pre­mier : un événement ren­ver­sant dont les consé­quen­ces ne peu­vent être répa­rées. La mala­die, l’ampu­ta­tion, la mort, la perte : « La veille encore ils étaient comme nous, nous étions comme eux, mais il leur est arrivé quel­que chose qui ne nous est pas arrivé à nous et nous fai­sons main­te­nant partie de deux huma­ni­tés sépa­rées ». Carrère n’a de cesse de se com­pa­rer à son modèle, à cet autre impé­né­tra­ble qui fonc­tionne comme son reflet inversé. Il ne peut s’empê­cher de poin­ter du doigt la souf­france de l’autre, pro­duite par la mort d’une fille ou d’une com­pa­gne, un cancer ou une ampu­ta­tion, et de la com­pa­rer à son propre bon­heur, de mettre face à face la pau­vreté de l’autre et la vie bour­geoise de celui qui écrit, mais aussi de remar­quer ce que l’autre pos­sède (l’amour, l’enga­ge­ment avec un autre), et dont il se croit dépos­sédé. « J’essaie d’ima­gi­ner cette vie si pai­si­ble et si éloignée de la mienne »#, dit le nar­ra­teur-auteur au sujet de Juliette. Ainsi, face à l’imper­méa­bi­lité de la vie de l’autre, la seule façon de parler de l’autre est de parler de soi, par un jeu de reflets inver­sés et de cor­res­pon­dan­ces en creux. La seule façon de saisir la vie de l’autre, est de l’ima­gi­ner ; et, puis­que l’on ima­gine à partir de ce qui nous rend dif­fé­rents, Carrère com­prend qu’il faut parler de soi pour parler de l’autre. Ainsi, D’autres vies que la mienne est autant un por­trait de vies qu’un auto­por­trait. C’est jus­te­ment l’un des bio­gra­phiés et prin­ci­pal inter­lo­cu­teur de Carrère, Étienne Rigal, qui déchif­fre ce besoin dans le roman : « [Étienne] aime parler de lui. C’est ma façon, dit-il, de parler des autres et aux autres, et il a relevé avec pers­pi­ca­cité que c’était la mienne aussi. Il savait que, par­lant de lui, je par­le­rais for­cé­ment de moi ». On peut d’ailleurs voir en Étienne une sorte de figure de proto-écrivain, dans la mesure où c’est lui qui le pre­mier parle de Juliette et met en scène cette parole. L’écrivain retrouve chez Étienne Rigal la même atten­tion aux vies ordi­nai­res et le même souci de jus­tice qui sous-ten­dent son projet.

Si Carrère doit parler de lui pour parler des autres, c’est parce qu’il y a, dans les vies qu’il tente de rap­por­ter, quel­que chose qui lui échappe, qui demeure incom­pré­hen­si­ble ; quel­que chose qui, de fait, relève de l’extra­or­di­naire. Mais d’un extra­or­di­naire dif­fé­rent de celui, par exem­ple, de Jean-Claude Romand. Il s’agit, si l’on peut s’expri­mer ainsi, de mettre en lumière un « extra­or­di­naire ordi­naire » : ou com­ment des vies sont bou­le­ver­sées par des catas­tro­phes comme la mort ou la mala­die. Ce sont des soucis com­muns, fré­quents, indi­vi­duels mais pas sin­gu­liers : et pour­tant, leur faire face et les subir ne relève pas moins d’un carac­tère extra­or­di­naire. Dans Le por­trait de Dorian Gray, un des per­son­na­ges d’Oscar Wilde lance un apho­risme qui est resté célè­bre : « Les tra­gé­dies des autres sont tou­jours d’une bana­lité déses­pé­rante ». Tout le projet de Carrère dans D’autres vies que la mienne est de ren­ver­ser cette idée. Pour cela, il n’a de cesse de rame­ner à soi toutes les ques­tions et les pro­blè­mes que se posent les autres et de se les appro­prier. Cela est repré­senté par une double figure d’animal fan­tas­ma­ti­que qui ronge tout autant l’écrivain que le modèle. Dans le fan­tasme d’Étienne Rigal, c’est un rat qui le ronge ; pour Carrère, c’est un renard : « L’image du rat, cepen­dant, m’est fami­lière. Sauf que l’animal qui me ronge, moi, de l’inté­rieur, c’est un renard ». Et là, l’écriture de Carrère a maille à partir avec la psy­cha­na­lyse. Son écriture inté­rio­rise en effet le mal­heur de l’autre comme une forme d’écriture thé­ra­peu­ti­que : « Je déteste qu’on emploie le mot “maman” autre­ment qu’au voca­tif et dans un cadre privé […]. Pourtant, même pour moi, celle qui allait mourir, ce n’était pas la mère d’Amélie, de Clara et de Diane, mais leur maman […]. J’avais envie de dire, à voix basse : maman, et de pleu­rer et d’être, pas consolé, non, mais bercé, juste bercé, et de m’endor­mir ainsi ». On parle donc de soi pour parler de l’autre, mais on parle aussi de l’autre pour parler de soi, et plus impor­tant, pour faire un tra­vail sur soi par l’écriture. Cette pensée d’une thé­ra­peu­ti­que de la parole, d’une écriture qui pour­rait résou­dre les maux par l’énonciation même, cons­ti­tue un lieu commun de la pensée contem­po­raine qui conduit à penser la lit­té­ra­ture comme un exer­cice de ren­ver­se­ment, d’exhaus­se­ment de la souf­france.

Différence et altérité : dire l’inexprimable

Dans La trans­pa­rence du Mal, Jean Baudrillard fait une dis­tinc­tion entre les concepts de dif­fé­rence et alté­rité. La dif­fé­rence est le trait par­ti­cu­lier qui n’oppose que rela­ti­ve­ment, et qui permet la com­mu­ni­ca­tion jusqu’à un cer­tain degré. L’alté­rité, elle, est irré­conci­lia­ble, et inter­dit toute forme de com­mu­ni­ca­tion. Si Baudrillard emploie cette dis­tinc­tion dans un sens eth­no­lo­gi­que ou anthro­po­lo­gi­que, Carrère se l’appro­prie dans le quo­ti­dien social. Les formes de l’autre explo­rées par Carrère dans D’autres vies que la mienne sont diver­ses. Il y a tout d’abord ce qui relève de la dif­fé­rence : c’est le récit de sa dif­fi­culté pour fré­quen­ter des gens qui lui sont dif­fé­rents, qui sont pau­vres, qui ont des ambi­tions dif­fé­ren­tes ou pas d’ambi­tion du tout, qui vivent dans des ban­lieues où lui n’habi­te­rait pas, avec des modes de vies qui ne sont pas les siens. Ces dif­fé­ren­ces, il ne cesse de les rele­ver avec un cer­tain malaise. Cependant, ce qui est vrai­ment essen­tiel, et en même temps inex­pri­ma­ble, c’est l’alté­rité : l’expé­rience radi­ca­le­ment autre, ce qui nous reste tou­jours radi­ca­le­ment étranger parce qu’inhu­main. C’est la mort, c’est la perte irré­pa­ra­ble d’un être aimé, ou la perte irré­pa­ra­ble de soi-même, se voir deve­nir l’autre, méconnais­sa­ble (par la mala­die, l’ampu­ta­tion, etc). Ainsi, Carrère non seu­le­ment nous parle d’autres vies que la sienne, mais sur­tout il nous parle d’autres morts que la sienne, d’autres pertes que la sienne, et explore une fron­tière qui demeure iné­bran­la­ble entre ceux qui ont subi la perte et ceux qui n’ont pas connu ce mal­heur, par exem­ple avec le couple de fran­çais ayant perdu leur fille lors du tsu­nami : « Nous avons été à la fois aussi inti­me­ment pro­ches et aussi radi­ca­le­ment sépa­rés qu’il est pos­si­ble de l’être »# ; ou encore avec la ren­contre entre Étienne et Juliette : « Ils s’étaient reconnus. Ils avaient tra­versé les mêmes souf­fran­ces, dont on n’a pas idée si on ne les a pas tra­ver­sées ».

Or, ce que Carrère expose dans son récit, c’est que la com­pré­hen­sion de cette alté­rité radi­cale est ce qui permet de trans­cen­der la dif­fé­rence entre les hommes. C’est lors­que l’écrivain s’appro­prie le sujet de la perte, de l’expé­rience catas­tro­phi­que d’autrui pour en faire un récit, que la dif­fé­rence avec autrui est effa­cée ou dépas­sée ; et ce parce que l’écrivain, selon Carrère, écrit des livres à partir de son propre mal, qui est le même mal qui en conduit d’autres à la mala­die et à la mort : « J’y reconnais aussi une part de moi-même, celle qui s’est reconnue en Romand, mais moi j’ai eu de la chance, j’ai pu faire des livres de mon mal plutôt que des métas­ta­ses ou des men­son­ges ». Pour saisir la souf­france de l’autre, il lui faut explo­rer et faire l’expé­rience de sa propre souf­france, et cette explo­ra­tion se fait par l’écriture. Ainsi, toute l’œuvre est bâtie sur cette for­mule du psy­cha­na­lyste Pierre Cazenave : il s’agit d’exhu­mer « une soli­da­rité incondi­tion­nelle avec ce que la condi­tion d’homme com­porte d’inson­da­ble détresse ». La souf­france, l’inson­da­ble détresse étant l’Autre de tous les hommes, le geste de par­tage de la détresse tenté ici par Carrère a pour but d’effa­cer des dif­fé­ren­ces que l’on pou­vait croire inconci­lia­bles, et d’établir une com­mu­ni­ca­tion, une « soli­da­rité » entre des exis­ten­ces que tout semble oppo­ser. Ainsi, nous per­ce­vons aussi une évolution chez le nar­ra­teur-auteur qui, d’une rela­tive mise en valeur de sa dif­fé­rence au début du récit, en arrive à ce mot conclu­sif : « Ah, et puis : je pré­fère ce qui me rap­pro­che des autres hommes à ce qui m’en dis­tin­gue. Cela aussi est nou­veau ». Carrère n’est pas dupe : il ne pré­tend pas par­ta­ger la souf­france qu’il n’a pas connue. Cependant, le chan­ge­ment qui a lieu dans le récit est un chan­ge­ment de pos­ture, de posi­tion­ne­ment éthique : il s’agit de trans­cen­der la dif­fé­rence au profit d’un appren­tis­sage de la com­mu­nauté humaine.

L’écrivain comme témoin : devoir et légitimité

Pourtant, une ques­tion s’impose à Carrère iné­vi­ta­ble­ment : la ques­tion de la légi­ti­mité. Comment dire l’hor­reur de l’autre depuis son propre bon­heur ? Cette ques­tion, le nar­ra­teur-auteur ne cesse de se la poser, à partir du sen­ti­ment de culpa­bi­lité de l’homme marié face au veuf, du père face aux parents qui ont perdu leurs enfants, de l’homme sain face au malade, du riche face au pauvre, de l’homme heu­reux face au mal­heu­reux. De quel droit peut-on dire un mal­heur que l’on ne par­tage pas, dans lequel l’on n’est pas impli­qué, ou que de façon indi­recte ? Encore une fois, c’est Étienne Rigal qui apporte la réponse : « Un jour, j’ai dit à Étienne : Juliette, je ne la connais­sais pas, ce deuil n’est pas le mien, rien ne m’auto­rise à écrire dessus. Il m’a répondu : c’est ça qui t’y auto­rise ». Il ne s’agit pas seu­le­ment de se dire que c’est jus­te­ment l’autre, le témoin exté­rieur, qui pré­ci­sé­ment par cette exté­rio­rité est plus capa­ble de raconter l’his­toire de l’autre que celui pour qui est direc­te­ment impli­qué dans l’his­toire en ques­tion ; il s’agit aussi de voir que c’est par le fait de mettre en doute sa propre légi­ti­mité comme témoin, de remet­tre en cause le posi­tion­ne­ment éthique de l’écrivain, que l’écrivain gagne la légi­ti­mité néces­saire pour raconter une telle his­toire. Or, pour être légi­timé, il faut, comme Carrère le signale dès la qua­trième de cou­ver­ture, que l’ouvrage soit une com­mande. Le moment clé du récit est cet ins­tant où Étienne trans­met l’his­toire à Carrère pour la raconter, et par là le légi­time : « À aucun moment il n’avait mani­festé qu’il me connais­sait comme écrivain mais là, devant tout le monde, les yeux dans les yeux, il m’a dit : vous devriez y penser, à cette his­toire de la pre­mière nuit. C’est peut-être pour vous ». Cette délé­ga­tion de parole consa­cre la dimen­sion tes­ti­mo­niale de l’écrivain, lui confé­rant à la fois une légi­ti­mité et une mis­sion.

Cette mis­sion est, tout d’abord, de trans­met­tre la parole de l’autre. Il est inté­res­sant, de ce point de vue, d’exa­mi­ner la struc­ture du récit dans sa dimen­sion hété­ro­gène. Sous forme pres­que de chro­ni­que jour­na­lis­ti­que, voire de prise de notes, le nar­ra­teur-auteur ne cesse d’annon­cer un pro­duit fini, le « livre », qui n’arrive jamais. Carrère ne cor­rige ni ne modi­fie son texte : il nous le livre tel qu’il l’écrit, mais il inclut la note, le com­men­taire, que le bio­gra­phié a laissé dans la marge. La parole de l’autre est rap­por­tée bru­ta­le­ment, soit sous forme de prise de notes, soit par un dis­cours direct libre. Si le pro­duit fini conserve cette forme recher­chée de brouillon, c’est parce que c’est la seule façon de pré­ser­ver et res­pec­ter la parole de l’autre. Toute modi­fi­ca­tion du texte, toute cor­rec­tion, contri­bue à une confu­sion des voix : le pro­duit fini qui est sans cesse annoncé et qui n’arrive jamais (« J’ignore si le pré­cé­dent para­gra­phe figu­rera dans le livre »# se demande par exem­ple le nar­ra­teur-auteur) contri­bue­rait à brouiller les voix et les dis­cours, ce qui serait contraire à la mis­sion, au devoir de l’écrivain : dire l’autre, trans­met­tre sa vie et sa parole dans leur inté­grité, sans tenter de se l’appro­prier. Ainsi, si le récit annonce tou­jours un récit sur l’autre, ce que nous avons en réa­lité est un dia­lo­gue avec l’autre.

La parole rendue n’est pas seu­le­ment celle, immé­diate, du bio­gra­phié qui lit le manus­crit et qui y apporte des cor­rec­tions (Étienne, Patrice) : Carrère prend aussi en compte la réac­tion future des indi­vi­dus impli­qués dans l’his­toire, mais trop jeunes encore pour réagir au livre, à savoir Clara, Diane et Amélie, les filles de Juliette et Patrice, qui liront un jour ce récit sur la mort de leur mère. C’est en pre­nant en compte cette deuxième parole rendue que se des­sine le deuxième pan du devoir éthique de l’écrivain : bâtir un monu­ment funè­bre à l’usage des pro­ches, rendre un hom­mage. Paradoxalement, cette parole qui se veut ouverte pense dans le même temps le livre comme un lieu de mémoire de la vie mater­nelle pour les filles de Juliette. Le récit se ferme sur la for­mu­la­tion du désir de l’auteur de doter son livre d’une fonc­tion gué­ris­seuse : « Et moi qui suis loin d’eux, moi qui pour le moment et en sachant com­bien c’est fra­gile suis heu­reux, j’aime­rais panser ce qui peut être pansé, tel­le­ment peu, et c’est pour cela que ce livre est pour Diane et ses sœurs ». Et la seule chose qui peut être pansée par l’écriture, par le récit sur la dis­pa­ri­tion de l’autre, c’est la mémoire. D’autres vies que la mienne, œuvre d’un témoin exté­rieur, veut jouer le même rôle que le dia­po­rama que Patrice cons­truit pour ses filles avec des photos de leur mère : il veut être un sou­ve­nir, un hom­mage, une com­mé­mo­ra­tion. Le devoir de l’écrivain, la mis­sion qui accom­pa­gne la trans­mis­sion, est de soi­gner les bles­su­res de la perte. D’autres vies que la mienne n’est pas un récit, c’est un tom­beau.

Arturo Sánchez Mercadé et Mathilde de Maistre

-  Repères biblio­gra­phi­ques :

Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, Paris, P.O.L, « Folio », 2013 [2009].

Emmanuel Carrère, L’Adversaire, P.O.L, Paris, 2000.

Emmanuel Carrère, Un roman russe, Paris, P.O.L, 2007.

Jean Baudrillard, La trans­pa­rence du Mal : essai sur les phé­no­mè­nes extrê­mes, Paris, Galilée, 1990, « L’espace cri­ti­que ».

Émile Brière, « Emmanuel Carrère, d’autres vies et la sienne », Le Magazine Littéraire, n° 526, 2012. Consultable en ligne : www.cairn.info/maga­zine-le-m...

Hélène Gaudreau, « Emmanuel Carrère : quand la réa­lité dépasse la fic­tion », Nuit blan­che, le maga­zine du livre, nº81, 2000-2001, p.6-8. Consultable en ligne : http://id.erudit.org/ide­ru­dit/20801ac

Marie-Claude Fortin, « Emmanuel Carrère – Portrait en creux », Entre les lignes : le plai­sir de lire au Québec, vol.8, nº3, 2012, p.9. Consultable en ligne : http://id.erudit.org/ide­ru­dit/65969ac