écritures contemporaines

Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876)

Introduction

Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot est avant tout une expé­ri­men­ta­tion, un ouvrage his­to­ri­que remar­qua­ble par sa sin­gu­la­rité. Dès le pré­lude, l’auteur lui-même déli­mite son projet, et en esquisse le bilan, ce qu’il est par­venu à recréer et ce qui lui res­tera à jamais inac­ces­si­ble. Il s’agit pres­que ici d’un traité de la méthode, où celui-ci replace sa démar­che au sein de l’his­to­rio­gra­phie, en énonce les dif­fé­ren­tes étapes en citant son jour­nal de recher­che, expli­cite son but. Alain Corbin cher­che ici à « inver­ser les pro­cé­du­res de l’his­toire sociale du XIXe siècle », fondée sur « l’étude d’une gamme res­treinte d’indi­vi­dus au destin excep­tion­nel ». Il choi­sit volon­tai­re­ment un ano­nyme, un modeste sabo­tier du Perche, anal­pha­bète, qui a passé la plu­part de son exis­tence dans la misère et n’a laissé aucune trace dans l’his­toire. En effet, selon l’auteur, il n’y a que 1,5% de la popu­la­tion dont on peut connaî­tre la manière dont il per­ce­vait le monde, les sen­ti­ments et les émotions : ceux qui ont écrit sur eux-mêmes (jour­nal intime, cor­res­pon­dan­ces pri­vées) ou ceux qui ont été l’objet d’obser­va­tions. Il cher­che donc à pren­dre appui « sur le vide et sur le silence », pour retra­cer la vie de cet inconnu, qui ne serait non pas la « bio­gra­phie impos­si­ble » mais « l’évocation » de Louis-François Pinagot.

« Une histoire en creux »

Il s’agit ici du cœur même de l’ouvrage, qui ne s’inti­tule pas Vie de Louis-François Pinagot mais bien Le monde retrouvé. En effet, c’est tout un monde que Alain Corbin cher­che à res­sus­ci­ter. L’his­to­rien parle d’« effec­tuer un assem­blage de traces », de « recom­po­ser un puzzle à partir d’éléments ini­tia­le­ment dis­per­sés ». Dans ses entre­tiens, il revient sur ce qui fait la spé­ci­fi­cité de la France au XIXe siècle. Il rap­pelle que c’est l’un des seuls pays où l’on peut dis­po­ser d’autant d’infor­ma­tions sur un indi­vidu lambda. Au XIXe siècle, l’État met en place une série de pro­cé­du­res pour que per­sonne n’échappe à ces recen­se­ments : l’enre­gis­tre­ment de la for­tune, l’état civil, le conseil de révi­sion, la carte natio­nale, le suf­frage uni­ver­sel, la cons­crip­tion, le tri­bu­nal de police. À ce savoir s’ajou­tent toutes les études régio­na­les deman­dées aux maires, aux pré­fets pour établir une car­to­gra­phie de la France et de ses dif­fé­ren­tes régions. Tous ces écrits cons­ti­tuent l’ensem­ble des sour­ces qui étaient à la dis­po­si­tion de l’his­to­rien. Le livre puise donc riche­ment à ces dif­fé­ren­tes sour­ces : les recen­se­ments sur le nombre d’habi­tants du vil­lage d’Origny-le-Butin, leur for­tune, leur âge, ainsi que toutes les études dont ils ont pu faire l’objet. Alain Corbin s’atta­che donc à les trier, écarter celles qui ne lui seront pas utiles (la démo­gra­phie his­to­ri­que, l’anthro­po­lo­gie de la famille au début du cha­pi­tre III), en en rela­ti­vi­sant d’autres, comme les des­crip­tions du sous-préfet Delestang influen­cées par une vision néo-hip­po­cra­ti­que, ou les textes de l’Abbé Fret soumis à un projet d’édification.

Il s’agit donc ici d’un véri­ta­ble tra­vail d’his­to­rien qui cher­che à recons­ti­tuer chaque aspect du monde de Louis-François. Le texte peut ainsi être lu comme une suc­ces­sion de mono­gra­phies : l’évolution et les trans­for­ma­tions de la forêt de Bellême, du vil­lage d’Origny (cha­pi­tre I), le tra­vail et la ges­tuelle du sabo­tier (cha­pi­tre V). Un projet ambi­tieux donc, qui se veut tota­li­sant, qui cite une mul­ti­tude de chif­fres, d’écrits, de termes tech­ni­ques. Mais le livre repré­sente aussi un abou­tis­se­ment dans l’œuvre d’Alain Corbin lui-même. Au delà d’une his­toire tra­di­tion­nelle – l’his­toire bataille qu’on retrouve au cha­pi­tre VIII –, se déploient aussi toutes les riches­ses de l’his­toire de la sen­si­bi­lité telle qu’il l’a élaborée. En effet, il s’atta­che à l’espace visuel avec les méta­mor­pho­ses du regard, l’ima­gi­naire des lieux, l’espace sonore (comme il l’a fait dans Les Cloches de la terre), le corps (L’Histoire du corps), l’ima­gi­naire social (l’impor­tance sym­bo­li­que du sabo­tier, cha­pi­tre V). Les dif­fé­rents cha­pi­tres du livre pro­cè­dent ainsi par tou­ches, mais ils sui­vent aussi une cer­taine évolution : lui tra­vaillant dans la forêt, avant de savoir ce qu’il pou­vait connaî­tre de la Révolution, du maté­riel à ce qu’il a pu éprouver. Il tente ainsi de connaî­tre Louis-François en recréant ce qui s’offrait à ses sens, son ima­gi­naire, par cette mul­ti­pli­cité d’objets his­to­rio­gra­phi­ques. Pour lui, toutes ces pages autour de Louis-François per­met­tent d’ailleurs de mieux com­pren­dre cette époque que toutes les études spé­ci­fi­ques qui ont pu et pour­ront être menées sur le XIXe siècle.

Cependant, l’ouvrage d’Alain Corbin n’est pas sans échos chez d’autres his­to­riens. De fait, cer­tains aspects du projet d’une his­toire de la sen­si­bi­lité tel que pro­posé par Corbin relè­vent d’un point de vue extra­or­di­nai­re­ment roman­ti­que du rôle de l’his­to­rien. Le projet de Corbin par­tage de nom­breux enjeux avec celui, par exem­ple, de Michelet dans La Sorcière (1862) : comme l’his­to­rien roman­ti­que, Alain Corbin cher­che à saisir le per­son­nage ano­nyme, et ce notam­ment autour de la ques­tion de la dette des vivants envers les morts. Alain Corbin va même jusqu’à carac­té­ri­ser son évocation de l’ano­nyme et oublié Louis-François Pinagot en termes de “résur­rec­tion” – terme réso­lu­ment miche­le­tien, en ce que Michelet croit pour l’his­to­rien à un devoir de prise en charge de la mémoire des indi­vi­dus dis­pa­rus Ainsi, si le projet reste unique de nos jours, il ne manque pas de trou­ver quel­ques réso­nan­ces dans le temps long de l’his­to­rio­gra­phie : ce qu’Alain Corbin met ainsi en avant par son expé­ri­men­ta­tion, c’est un véri­ta­ble rôle éthique de l’his­to­rien.

Une expérimentation spécifique

Le livre met autant en scène Louis-François Pinagot qu’Alain Corbin lui-même. En effet, l’évocation est sans cesse entre­cou­pée des réflexions de l’auteur qui exprime les limi­tes de sa démar­che, les dif­fi­cultés ren­contrées, les ques­tions qu’il se pose et aux­quel­les il ne peut pas répon­dre. L’ouvrage se pré­sente aussi comme une réflexion sur le tra­vail de l’his­to­rien lui-même avec une dimen­sion « méta-his­to­rio­gra­phi­que » très pré­sente. Dès le pré­lude, l’auteur se pré­sente en tant que cher­cheur, cite des frag­ments de son jour­nal de recher­che. Il affirme ainsi qu’il n’est pas apte à com­pren­dre Louis-François Pinagot à cause de « la dis­tance tem­po­relle, sociale, cultu­relle » qui les sépare (p.13), une affir­ma­tion qui revien­dra tout au long du livre. Il alerte sans cesse le lec­teur sur le risque de tomber dans le dolo­risme, l’ana­chro­nisme psy­cho­lo­gi­que. Il invite ainsi à adop­ter une « opti­que com­pré­hen­sive », qui consiste en « un effort d’iden­ti­fi­ca­tion et donc de décons­truc­tion de notre propre savoir his­to­ri­que » (p.181). Il faut éviter toute vision téléo­lo­gi­que, « mettre entre paren­thè­ses » ce que nous connais­sons de l’his­toire, mais en le gar­dant tout de même pré­sent à l’esprit. Il rap­pelle que tous les contem­po­rains d’une époque ne la sai­sis­sent pas de la même façon, et encore moins de la même façon que nous, a pos­te­riori (p.180).

Il obéit à une cer­taine méthode, qui devrait, selon lui, être celle de tous les his­to­riens : celle de la conjec­ture, de l’hypo­thèse. C’est cette démar­che qui fait l’ori­gi­na­lité de son livre. Il s’atta­che à recréer l’espace, l’hori­zon de Louis-François Pinagot à partir des dif­fé­ren­tes traces et don­nées dont il dis­pose, mais il ne peut faire que des hypo­thè­ses sur ce que Louis-François a pu res­sen­tir, éprouver. Il cher­che ainsi à « redes­si­ner une vie, (...) ima­gi­ner les rela­tions affec­ti­ves qui l’ont animée et les formes de socia­bi­lité qui l’ont ryth­mée », mais « en l’absence de récit auto­bio­gra­phi­que, il faut nous en tenir à des affi­ni­tés indui­tes, mais jamais assu­rées ». Ainsi, en étudiant où ses pro­ches habi­tent, il en déduit qu’il pou­vait les visi­ter sou­vent et donc en être proche. Tout comme de sa belle famille, puisqu’il se fai­sait appe­ler « Louis Pinagot-Pôté ». Il dit ainsi qu’il faut « pro­cé­der par induc­tion, déduc­tion, intui­tion » (p.254), « évolu[er] du pos­si­ble au pro­ba­ble ».

Sa démar­che dif­fère donc de celle des autres his­to­riens par son objet même, un ano­nyme qui n’a laissé aucune trace. Carlo Ginzburg, dans Le Fromage et les vers. L’uni­vers d’un meu­nier du XVIe siècle, et Michel Foucault dans Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, pro­cè­dent d’une autre façon. En effet, tous deux dis­po­sent de sour­ces écrites, car leur deux pro­ta­go­nis­tes ont fait l’objet d’un procès, et donc d’un dos­sier très détaillé, avec des comp­tes rendus précis, des écrits et des dis­cours de leurs sujets. Alain Corbin se démar­que ici de la micro his­toire, telle qu’elle a été défi­nie par Carlo Ginzburg et Giovanni Levi, tou­jours infor­mée par de l’écrit. Mais la méthode de Corbin se dis­tin­gue aussi en ce qu’elle n’hésite pas à doter son texte d’une dimen­sion émotive très mar­quée. Si on peut penser à une cer­taine iden­ti­fi­ca­tion d’Alain Corbin à la figure de Louis-François Pinagot (une même sen­si­bi­lité dans le rap­port au pay­sage et, notam­ment, à la forêt ; l’anal­pha­bé­tisme du sabo­tier face aux reven­di­ca­tions d’auto­di­daxie de l’his­to­rien…), il y a sur­tout un pathé­ti­que spé­ci­fi­que qui sous-tend l’écriture de Corbin dans son rap­port avec Pinagot. En effet, Le Monde retrouvé est un ouvrage scien­ti­fi­que sou­tenu par une ligne émotive : celle qui est sus­ci­tée par le tra­vail sur l’ano­nyme, par la prise de cons­cience qu’il y a, dans l’Histoire, du sans trace, et que Louis-François Pinagot, comme sym­bole ou arché­type de l’indi­vidu ano­nyme ou ordi­naire, a été dévoré par l’oubli. Cependant, cette ten­sion émotive qui nour­rit le texte n’est pas gra­tuite. Alain Corbin uti­lise l’émotion de l’auteur et du lec­teur comme partie pre­nante de sa méthode de cons­truc­tion hypo­thé­ti­que : la recons­truc­tion n’est pos­si­ble qu’à tra­vers l’empa­thie de l’auteur et du lec­teur pour la figure de Pinagot.

Cette méthode a pu être cri­ti­quée par cer­tains his­to­riens –moins cepen­dant dans le cas du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot que dans celui de Les Conférences de Morterolles (hiver 1895-1896). À l’écoute d’un monde dis­paru (Flammarion, 2011). Dans cet ouvrage, Alain Corbin « res­sus­cite » la figure d’un ins­ti­tu­teur com­mu­nal qui offrait des confé­ren­ces heb­do­ma­dai­res aux adul­tes d’un vil­lage de moins de 650 habi­tants près de Bellac. En res­ti­tuant les confé­ren­ces popu­lai­res de Morterolles, Corbin cher­che à « per­met­tre une plon­gée dans un uni­vers mental sub­mergé » (p. 10). Seulement, le contenu des confé­ren­ces ayant été perdu, Corbin doit les « inven­ter », ou les rédi­ger et les pro­po­ser comme hypo­thé­ti­que­ment pos­si­bles, ce qui lui a valu un grand nombre de cri­ti­ques. Ce qui se des­sine ici est bien la ques­tion for­melle et métho­do­lo­gi­que d’un ouvrage d’his­toire de la sen­si­bi­lité. Et l’his­toire de la sen­si­bi­lité pour Alain Corbin, dans les cas de Pinagot et Morterolles, consiste essen­tiel­le­ment dans la reven­di­ca­tion d’une pos­ture éthique : la pensée de l’his­toire comme office mémo­riel et la répa­ra­tion patiente des négli­gen­ces des autres his­to­riens.

Une biographie impossible ?

Si Alain Corbin lui-même parle d’une « bio­gra­phie impos­si­ble », l’on peut néan­moins essayer d’avoir un juge­ment nuancé, en termes de réus­site et d’échec. Réussite, puis­que l’on arrive bien à retrou­ver l’his­toire de la vie de Louis-François Pinagot, on dis­pose d’infor­ma­tions sur sa nais­sance, sa généa­lo­gie, sa mort, et des faits mar­quants (son rap­port à l’indi­gence, son mariage, la nais­sance de ses enfants...). On a bien ici un exposé de tous ces éléments. Néanmoins, nous ne savons rien avec cer­ti­tude de sa vie intime, de son inté­rio­rité, de ses sen­ti­ments, de ses émotions, et Corbin le concède lui-même. On peut se deman­der s’il a véri­ta­ble­ment réussi à « pro­duire de la sin­gu­la­rité au cœur de l’indif­fé­ren­cié » (p.9), à recréer une indi­vi­dua­lité propre. Tout au long du livre, Corbin fait appel à sa connais­sance de l’his­toire, à des gran­des lois, des ten­dan­ces mises en évidence par sa dis­ci­pline. Il se sert de géné­ra­li­tés ou d’anec­do­tes, de cas plus ou moins par­ti­cu­liers autour de lui, qui peu­vent reflé­ter ce qu’il était, ce qui l’influen­çait, mais rien ne vient prou­ver ce qu’il avance – nous pou­vons penser ici à l’exem­ple du rêve d’ascen­sion sociale pour les enfants et la fierté res­sen­tie par Pinagot dont Corbin avance l’hypo­thèse –. Un mou­ve­ment de va-et-vient entre le géné­ral et le par­ti­cu­lier, le groupe et l’indi­vidu, mais qui ne fait que cerner l’indi­vi­dua­lité de Louis-François sans jamais l’attein­dre.

À partir de « don­nées cer­tai­nes, véri­fia­bles », il faut être capa­ble d’ima­gi­ner qui a été Louis-François. Ce tra­vail d’ima­gi­na­tion est celui du lec­teur, comme le dit Corbin dans son pré­lude (p.9). Et c’est ici que la fic­tion entre en scène. L’auteur nous donne les éléments, les ten­dan­ces géné­ra­les, le cadre et les dif­fé­ren­tes pos­si­bi­li­tés qui ont pu se pré­sen­ter à Louis-François, et c’est à lui d’ima­gi­ner, de « recréer » cet indi­vidu. La fic­tion ici n’est donc pas du côté de l’auteur, de l’his­to­rien, mais bien de celui du lec­teur.

On peut alors se deman­der pour­quoi Corbin n’a pas fait le choix d’un roman ou d’une bio­gra­phie his­to­ri­que. Certains de ses confrè­res l’ont d’ailleurs invité à le faire. Mona Ozouf estime ainsi qu’il y a une vali­dité à le faire quand l’his­to­rien connaît aussi bien le milieu, pour palier à cette impos­si­bi­lité de la bio­gra­phie. Corbin dit s’être déjà posé la ques­tion pour Le Village des « Cannibales », mais il s’y refuse, par une forme de fidé­lité, de confor­mité à la façon dont on lui a appris le tra­vail d’his­to­rien : « l’his­to­rien ne doit rien refu­ser d’enten­dre, mais ne doit rien inven­ter » dit-il. On peut aussi penser à une cer­taine fidé­lité vis-à-vis de son objet même. Comme il le répète dans son pré­lude, aucune des traces dont il dis­pose « n’a été pro­duite par le désir de cons­truire l’exis­tence de Louis-François Pinagot en destin, ni même de le dési­gner comme un indi­vidu sus­cep­ti­ble d’en avoir un » (p.8). De plus, il rap­pelle que les hommes de son milieu nour­ris­saient une cer­taine hos­ti­lité à l’égard de ceux qui vou­laient lais­ser une trace indi­vi­duelle, et de l’écriture de soi. Entreprise déjà « inso­lente », un roman bio­gra­phi­que serait allé à l’encontre de son projet, en fai­sant peut-être « de [s]a vie un destin », pour repren­dre les mots de Barthes, en lui don­nant un sens, une forme de trans­cen­dance qui n’y étaient pas, ou la portée d’un exem­ple, d’un témoi­gnage. C’est peut-être dans ce refus même qu’il s’écarte de la bio­gra­phie tra­di­tion­nelle, qui cher­che à héroï­ser son sujet et à en faire un indi­vidu sin­gu­lier, se rap­pro­chant de pra­ti­ques lit­té­rai­res plus contem­po­rai­nes. En fin de compte, ce qu’Alain Corbin pro­pose comme méthode bio­gra­phi­que est un « kaléi­do­scope de sai­sies », soit une seg­men­ta­tion de l’indi­vidu selon ses facet­tes thé­ma­ti­ques – seg­men­ta­tion qui peut conduire jus­te­ment au risque de perdre l’indi­vidu que l’on cher­che à saisir. Du point de vue bio­gra­phi­que, le projet se heurte à une aporie : sans doute est-ce un ouvrage his­to­ri­que réussi comme pay­sage sen­si­ble, mais réus­sit-il aussi à nous pro­po­ser une bio­gra­phie indi­vi­duelle ? Le fait est qu’il y a de la part de Corbin un souci déli­béré de tour­ner le dos à la nar­ra­tion bio­gra­phi­que. Or, le rap­port à la nar­ra­tion est extrê­me­ment fruc­tueux pour accé­der à l’iden­tité d’un indi­vidu. C’est ce que Paul Ricoeur nomme « l’iden­tité nar­ra­tive » : « Sans le secours de la nar­ra­tion, le pro­blème de l’iden­tité per­son­nelle est en effet voué à une anti­no­mie sans solu­tion. (…) À la dif­fé­rence de l’iden­tité abs­traite du Même, l’iden­tité nar­ra­tive, cons­ti­tu­tive de l’ipséité, peut inclure le chan­ge­ment, la muta­bi­lité, dans la cohé­sion d’une vie » (Paul Ricoeur, Temps et récit III : Le temps raconté, Seuil, p.356). La ques­tion qui se pose est donc la sui­vante : à partir du moment où l’on délaisse la nar­ra­tion au profit d’un kaléi­do­scope de sai­sies, ne fra­gi­lise-t-on pas en partie aussi la capa­cité de retrou­ver l’iden­tité de celui dont on parle ?

Dès lors, il s’agit bien d’une expé­ri­men­ta­tion, qui serait avant tout his­to­rienne. Mais elle est aussi riche de réflexions pour le lit­té­raire, sur la façon d’appré­hen­der le passé, sur les pro­blè­mes qui se posent lors­que l’on s’atta­che à recréer une vie, ainsi que sur ce qui fait l’iden­tité, l’indi­vi­dua­lité d’une exis­tence. L’« atonie des exis­ten­ces ordi­nai­res » qu’il cher­che ici à saisir est-elle un trait de la réa­lité his­to­ri­que ou la consé­quence du choix d’un indi­vidu inac­ces­si­ble ? Peut-être qu’il n’est pas pos­si­ble de pro­duire une véri­ta­ble sin­gu­la­rité sans aucune marque de sub­jec­ti­vité. En ce sens-là, il se peut que l’œuvre de Corbin tire sa beauté de sa fra­gi­lité même, de ses pro­pres apo­ries et des défis qu’elle ne cesse de rele­ver.

Anna Berard et Arturo Sanchez-Mercade

Bibliographie Paul Ricoeur, Temps et récit III : Le temps raconté, Seuil, 1985

Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Flammarion, 2008 [1998], rééd. coll. Champs his­toire

Alain Corbin, Les Conférences de Morterolles (hiver 1895-1896). À l’écoute d’un monde dis­paru, Flammarion, 2011

Jules Michelet, La Sorcière, Garnier-Flammarion, 1966 [1862], coll. Le livre de Poche

Sites inter­net http://www.persee.fr/web/revues/hom...

Jean-Luc Mayaud, « Saisir l’his­toire dans la sin­gu­la­rité indi­vi­duelle ? », Ruralia [En ligne], 03 | 1998, mis en ligne le 25 jan­vier 2005, consulté le 18 octo­bre 2013. URL : http://rura­lia.revues.org/61

Et sur­tout : Entretien télé­pho­ni­que avec Alain Corbin.