écritures contemporaines

La collection « L’Un et l’autre »

Après l’éviction du sujet par les scien­ces humai­nes au cours du XXe siècle, la « mort de l’auteur » pro­cla­mée par Roland Barthes, les années 1980 voient le retour en lit­té­ra­ture d’une atten­tion à la figure sin­gu­lière et à l’auteur. Les « fic­tions bio­gra­phi­ques », dont le modèle du genre est à cher­cher à la fin du XIXe siècle, dans les Vies ima­gi­nai­res de Marcel Schwob (1896), met­tent en effet en valeur une per­son­na­lité par­ti­cu­lière, une figure connue ou oubliée. Comme Bruno Blanckeman l’affirme, il ne s’agit cepen­dant plus d’une « concep­tion auto­cra­ti­que du Sujet », mais d’une repré­sen­ta­tion de celui-ci mar­quée par la lacune et l’incer­ti­tude. Cette écriture bio­gra­phi­que, bien loin de l’ambi­tion d’exhaus­ti­vité de la bio­gra­phie tra­di­tion­nelle, pri­vi­lé­gie la saisie sub­jec­tive de vies, la réap­pro­pria­tion de figu­res par un auteur. La créa­tion en jan­vier 1989, à l’ini­tia­tive de Jean-Bertrand Pontalis (1924-2013), de la col­lec­tion « L’Un et l’autre » aux Éditions Gallimard est en quel­que sorte une for­ma­li­sa­tion du genre. Cette col­lec­tion permet de carac­té­ri­ser une nou­velle forme d’écriture aux fron­tiè­res géné­ri­ques mou­van­tes, à tra­vers l’affir­ma­tion d’un projet par­ti­cu­lier : il s’agit non seu­le­ment de tenter de saisir une figure, un per­son­nage, mais également de se saisir soi, à tra­vers le détour par l’autre. La for­mule rim­bal­dienne « Je est un autre », trouve ainsi son écho dans l’écriture de ces fic­tions bio­gra­phi­ques, pro­jec­tions obli­ques de soi.

Un projet éditorial qui redéfinit l’(auto)biographique

À l’aube des années 1980, plu­sieurs ouvra­ges mani­fes­tent ce nouvel ima­gi­naire bio­gra­phi­que. Le livre de Claude Louis-Combet, Marinus et Marina (publié en 1979 chez Flammarion), entre­mêle la bio­gra­phie légen­daire d’une jeune chré­tienne vivant en Bythinie au Ve siècle et le che­mi­ne­ment spi­ri­tuel de l’auteur, dont l’his­toire intime fait écho au mythe. Le livre de Pierre Michon, Vies Minuscules, publié en 1984 chez Gallimard, marque également le début de cette nou­velle forme d’écriture à tra­vers cette fois-ci, le choix de figu­res hum­bles ren­contrées par l’auteur et qui cons­trui­sent, pour repren­dre l’expres­sion de Jean-Pierre Richard son « auto­bio­gra­phie obli­que et éclatée ». La créa­tion de la col­lec­tion « L’Un et l’autre » en 1989 est un geste éditorial qui cris­tal­lise un effet d’époque et déli­mite un pay­sage, et dont le pro­to­cole défi­nit le terme de bio­fic­tion. Elle accom­pa­gne un refus de la bio­gra­phie héri­tière du posi­ti­visme au profit de l’ima­gi­naire, en prô­nant le lien intime entre l’auteur et son modèle et l’indif­fé­rence au degré de célé­brité de ce modèle. Le texte de rabat pré­sent sur tous les livres de la col­lec­tion a valeur de mani­feste :

Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre ima­gi­na­tion les recrée, qu’une pas­sion les anime. Des récits sub­jec­tifs, à mille lieues de la bio­gra­phie tra­di­tion­nelle. L’un et l’autre : l’auteur et son héros secret, le pein­tre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le por­trait d’un autre et l’auto­por­trait, où placer la fron­tière ? Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que ceux qui ne sont pré­sents que sur notre scène inté­rieure, per­son­nes ou lieux, visa­ges oubliés, noms effa­cés, pro­fils perdus.

S’affir­ment l’écart vis-à-vis de la bio­gra­phie his­to­ri­que, la reven­di­ca­tion de la « mémoire », for­cé­ment lacu­naire et sub­jec­tive, sur l’ « Histoire », et sur­tout, carac­té­ris­ti­que propre au mani­feste de la col­lec­tion, la mise en valeur d’un « lien intime » entre le sujet, héros de la bio­gra­phie fic­tive, et l’auteur. Le paral­lé­lisme contenu dans le titre de la col­lec­tion (rendu encore plus patent par la for­mule latine « alius, alius ») mani­feste l’idée d’une mise en regard de deux iden­ti­tés. La bio­gra­phie fic­tive de la col­lec­tion « L’Un et l’autre », ainsi inflé­chie par la sub­jec­ti­vité de l’auteur, pré­sente un véri­ta­ble entre­mê­le­ment des visa­ges. Dans Queneau loso­phe (2011), Jean-Pierre Martin intro­duit son por­trait de Queneau de la façon sui­vante : « Un écrivain aimé peut deve­nir plus qu’une affi­nité élective : le média­teur d’une méta­mor­phose. […] Mon Queneau à moi […] date d’une époque où je cher­chais à res­sai­sir la légè­reté et la saveur de la vie. » L’accu­mu­la­tion des pos­ses­sifs dans l’expres­sion « Mon Queneau à moi » met en valeur cette appro­pria­tion per­son­nelle d’une figure. Évocations, rêve­ries et médi­ta­tions, ces « bio­gra­phies » ne se pré­sen­tent pas comme les res­ti­tu­tions docu­men­tées et four­nies d’une vie. Mais il ne s’agit pas de dédai­gner la réa­lité et de se déta­cher de toute réfé­ren­tia­lité. Dans le por­trait du pein­tre et gra­veur Zoran Music, Z.M, de Sophie Pujas (2013), Jean-Bertrand Pontalis, dans un « Avertissement de l’éditeur » écrit : « Madame Ida Cadorin Music, la veuve de Zoran Music, à qui, par cour­toi­sie, Sophie Pujas avait adressé son manus­crit, me demande de pré­ci­ser que cet ouvrage ne sau­rait être consi­déré comme une bio­gra­phie auto­ri­sée ni par elle ni par l’Archivio Music. J’accède bien volon­tiers à cette requête tout en pré­ci­sant que la col­lec­tion « L’Un et l’autre » n’a jamais eu pour propos de publier des bio­gra­phies, qu’elles soient auto­ri­sées ou non. Ce qu’elle attend de ses auteurs, c’est un propos per­son­nel de celui auquel ils sou­hai­tent rendre hom­mage à leur manière et en toute liberté, étant entendu que les don­nées bio­gra­phi­ques se doi­vent d’être confor­mes à la réa­lité. » La notion d’ « auteur » est déta­chée de celle d’ « auto­rité ». Il ne s’agit pas de se porter garant, d’ « aug­men­ter » les connais­san­ces sur le sujet de la bio­gra­phie, mais de rendre compte d’un lien intime, d’une influence qu’un per­son­nage, un lieu, un parent, peut avoir eu sur le sujet écrivant. Dans son arti­cle sur les bio­gra­phies fic­ti­ves, Dominique Viart indi­que que deux fron­tiè­res sont alors brouillées : celle qui sépare la bio­gra­phie réfé­ren­tielle du récit de fic­tion, et celle qui dis­tin­gue la bio­gra­phie de l’auto­bio­gra­phie. Ces deux carac­té­ris­ti­ques per­met­tent de ras­sem­bler des œuvres aux traits géné­ri­ques hété­ro­gè­nes. En effet, la déno­mi­na­tion oscille entre « Essais », « Romans et récits », et « Mémoires et auto­bio­gra­phies ». Pour saisir l’hybri­dité de la fic­tion bio­gra­phi­que, Dominique Viart la décrit comme « un espace dont la poésie, la fic­tion, l’essai, la bio­gra­phie et l’auto­bio­gra­phie four­ni­raient les cinq som­mets ». Alors que le geste éditorial d’assi­gna­tion à un genre cor­res­pond à un geste de clas­se­ment, le mani­feste pré­sent sur le rabat du livre permet de sub­ver­tir les étiquettes en asso­ciant les notions de « récit », de « por­trait » et d’ « auto­bio­gra­phie », per­met­tant ainsi de rendre compte d’une forme d’écriture qui allie les signes bio­gra­phi­ques aux stra­té­gies du roman et à la réflexion de l’essai. Il y a une redis­tri­bu­tion des genres au sein de laquelle l’ori­gi­na­lité du propos et la per­son­na­lité de l’éditeur impor­tent davan­tage. En un sens, c’est la col­lec­tion elle-même qui fait genre.

Un projet éditorial lié à la personnalité de son créateur

Jean-Bertrand Pontalis, dis­paru le 15 jan­vier 2013, était inti­me­ment lié au projet de la col­lec­tion « L’Un et l’autre ». Agrégé de phi­lo­so­phie, il a été élève de Sartre et a col­la­boré à la revue des Temps Modernes. L’ensei­gne­ment qu’il a reçu de Sartre et sa col­la­bo­ra­tion avec lui sont impor­tants pour com­pren­dre l’arti­cu­la­tion entre auto­bio­gra­phie et psy­cha­na­lyse pré­sente tout au long du par­cours de J.-B. Pontalis. En effet, Sartre a été une figure majeure dans la redé­fi­ni­tion du geste bio­gra­phi­que. J.-B. Pontalis est entré au CNRS avec le sou­tien de Merleau-Ponty, puis délaisse la phi­lo­so­phie pour la psy­cha­na­lyse. Il contri­bue à la dif­fu­sion élargie de la pensée freu­dienne en rédi­geant avec Jean Laplanche un Vocabulaire de la psy­cha­na­lyse (1967) et en fon­dant la Nouvelle Revue de psy­cha­na­lyse (1970-1994). Il mène en paral­lèle une acti­vité d’éditeur : il créé en effet la col­lec­tion « Connaissance de l’incons­cient » (édition spé­cia­li­sée dans le domaine de la psy­cha­na­lyse) chez Gallimard en 1966. Après avoir été nommé membre du comité de lec­ture de Gallimard en 1979, il dirige la revue Le temps de la réflexion de 1980 à 1989 et fonde la col­lec­tion « L’Un et l’autre » en 1989. Il écrit lui-même des œuvres lit­té­rai­res en paral­lèle de ses publi­ca­tions scien­ti­fi­ques. Dans un entre­tien avec Pierre Bayard paru en 2004 dans la revue Europe (n°907-908), J.-B. Pontalis affirme n’avoir jamais fait de dis­tinc­tion tran­chée entre ses écrits psy­cha­na­ly­ti­ques et ses écrits lit­té­rai­res. Il témoi­gne ainsi de la conti­nuité de sa démar­che : « Les uns et les autres pui­sent à la même source vive, au point qu’il m’arrive de penser que j’écris tou­jours le même livre. » Sa publi­ca­tion de Freud avec les écrivains en 2012, montre ce que la psy­cha­na­lyse doit à la lit­té­ra­ture. L’intime se pense dans les deux dis­ci­pli­nes comme un espace à décou­vrir, avec des terres inconnues, com­plexes dont il s’agit de rendre compte :

[…] on écrit pour lais­ser la parole à ce qui ne s’est jamais dit, à ce qu’on n’était pas à même de dire. On s’avance sur un ter­ri­toire inconnu, non qua­drillé, non réper­to­rié dans notre car­to­gra­phie intime. Écrire, pour moi, c’est une tra­ver­sée sans bous­sole, sans orien­ta­tion pré­cise. Quand je com­mence un livre, je ne fais jamais de plan. Et puis vien­dra, ou ne vien­dra pas, quel­que chose d’inconnu... Donner la parole à celui qui ne parle pas : c’est peut-être ça que je retrouve dans l’ana­lyse et dont j’essaie de rendre compte dans mes livres.

Donner la parole à celui qui ne parle pas, cela peut cor­res­pon­dre aussi bien à la volonté de donner la parole aux per­son­na­ges oubliés que de donner la parole à une part de soi, dont on devine qu’elle s’exprime dans le choix d’une per­son­na­lité par­ti­cu­lière, à laquelle on s’atta­che. Pontalis établit un paral­lèle entre la posi­tion de lec­teur et celle d’ana­lysé : « (…) l’œuvre lit­té­raire, loin de nous conduire à la pren­dre comme objet d’ana­lyse, place le lec­teur en posi­tion d’ana­lysé. L’autre parole, c’est celle de l’œuvre, c’est elle qui met en ques­tion et en mou­ve­ment le lec­teur, cette parole qui vient le saisir à la fois de très loin et de tout près. (…) L’espace lit­té­raire n’est pas alors très éloigné de l’espace ana­ly­ti­que. » Les textes lit­té­rai­res per­met­tent de rejouer le geste pre­mier de Freud : c’est une média­tion pour établir un dis­cours de soi à soi-même, où la culture livres­que est sol­li­ci­tée pour sa puis­sance her­mé­neu­ti­que. Cette posi­tion n’est pas sans rap­pe­ler un extrait de L’Œil vivant de Starobinski : « Mieux vaut, en main­tes cir­cons­tan­ces, s’oublier soi-même et se lais­ser sur­pren­dre. En récom­pense, je sen­ti­rai, dans l’œuvre, naître un regard qui se dirige vers moi : ce regard n’est pas un reflet de mon inter­ro­ga­tion. C’est une cons­cience étrangère, radi­ca­le­ment autre, qui me cher­che, qui me fixe, et qui me somme de répon­dre. Je me sens exposé à cette ques­tion qui vient ainsi à ma ren­contre. L’œuvre m’inter­roge. » Le lec­teur qui se laisse regar­der, mar­quer par une œuvre décou­vre en lui de nou­vel­les facet­tes. Le lien qui le relie à l’œuvre, à son auteur ou aux per­son­na­ges évoqués est un « lien intime », qui peut par­fois rele­ver de la « méta­mor­phose » comme l’affirme Jean-Pierre Martin dans Queneau loso­phe. Mais les auteurs qui contri­buent à la col­lec­tion « L’Un et l’autre » n’écrivent pas seu­le­ment sur des livres qui les ont mar­qués. Les per­son­na­ges choi­sis peu­vent également être des figu­res his­to­ri­ques, des musi­ciens, des per­son­nes ren­contrées au cours de l’enfance. Comme le sug­gère Pontalis, en étant lec­teur de la vie et d’œuvres d’autrui, on est également le lec­teur de soi. Toujours dans ce même entre­tien, Pontalis évoque le terme d’ « auto­gra­phie », c’est-à-dire le fait que le « je » s’écrive sans se pren­dre pour objet, qu’il fasse enten­dre sa voix propre, sans for­cé­ment parler de lui. Pontalis disait encore : « Avec la col­lec­tion « L’un et l’autre » que j’anime, j’invite les auteurs non à révé­ler leurs secrets mais à s’enga­ger, autant qu’ils le peu­vent ou le veu­lent, dans le dévoi­le­ment d’eux-mêmes. » La col­lec­tion prend fin avec sa mort en 2013, ce qui pose aussi la ques­tion du lien entre un éditeur et son projet éditorial : c’est comme si sa struc­ture orga­ni­que dépen­dait de J.-B. Pontalis.

La création d’une communauté littéraire intime

La col­lec­tion « L’Un et l’autre » cons­ti­tue à mesure une com­mu­nauté lit­té­raire. Le choix des per­son­na­ges est par exem­ple sou­vent pra­ti­qué sous le mode du déca­lage et du dépla­ce­ment. On peut y remar­quer deux ten­dan­ces fortes : il peut s’agir tout d’abord d’hommes ou de femmes célè­bres, artis­tes divers, hommes his­to­ri­ques, ou per­son­na­ges fic­tion­nels. On peut cepen­dant également noter que lors­que des per­son­na­ges célè­bres sont choi­sis, ils sont sou­vent saisis à un « moment creux » de leur vie, comme Georges Orwell, décrit par Jean-Pierre Martin dans L’Autre vie d’Orwell (2013), dans sa retraite sur une petite île écossaise. D’autres auteurs font par­fois le choix de figu­res décriées, comme par exem­ple Antoine Billot qui met en valeur la finesse de Barrès dans Barrès ou la volupté des larmes (2013), lorsqu’il décrit ses contra­dic­tions inti­mes plutôt que son exal­ta­tion natio­na­liste.

Les per­son­na­ges choi­sis peu­vent aussi être des figu­res ano­ny­mes, réel­les ou fic­ti­ves, et donner à lire la bio­gra­phie fic­tive d’autres figu­res oubliées, éclipsées par la célé­brité de leurs pairs ou de leurs pro­ches comme le père de Mozart, réha­bi­lité par Dominique Pagnier dans Le Royaume de Rücken (2012). Le point d’accro­che peut également ne pas être un per­son­nage, mais une ville (La Pleurante des rues de Prague, Sylvie Germain, 1992), un espace géo­gra­phi­que (le bassin sidé­rur­gi­que lor­rain dans le Tombeau des anges de Gilles Ortlieb (2011), un art (la danse dans L’art de la pointe de Pierre Lartigue, 1992) voire une langue (le fran­çais pour l’auteur d’ori­gine japo­naise Akira Mizubayashi dans Une langue venue d’ailleurs, 2011). Le terme de bio­gra­phie voire même d’auto­bio­gra­phie prend alors une exten­sion par­ti­cu­lière puisqu’il s’atta­che à d’autres objets qu’à des figu­res humai­nes. Des écrivains ont publié leurs pre­miers écrits dans cette col­lec­tion comme par exem­ple Antoine Billot, Jean-Michel Delacomptée ou encore Christian Garcin. Ces der­niers ont ensuite écrit à plu­sieurs repri­ses pour la col­lec­tion. Les liens d’inti­mité avec les diver­ses figu­res décri­tes se pré­sen­tent alors comme autant de facet­tes de la per­son­na­lité de l’auteur. On se retrouve par­fois avec la rela­tion « L’Un, les autres », comme par exem­ple pour Jean-Michel Delacomptée qui a écrit sur Henriette d’Angleterre dans Madame la Cour la Mort (1993), La Boétie et Montaigne dans Et qu’un seul soit l’ami (1995), François II avec Le Roi minia­ture (2000), Ambroise Paré avec La Main savante (2007) ou encore sur Bossuet dans Langue morte. Bossuet (2009).

Le choix du maté­riau uti­lisé est aussi impor­tant. Comme dans les bio­gra­phies tra­di­tion­nel­les, on peut obser­ver la pré­sence de docu­ments d’archive. Néanmoins, ces der­niers se pré­sen­tent plus comme cata­ly­seurs de la rêve­rie. On peut citer comme exem­ple l’inser­tion de photos dans le récit de Christian Garcin J’ai grandi (2006) qui mêle à la fois l’image de la « Simca grise imma­tri­cu­lée 26CH13 », une photo de Sartre et une image de la Bande-des­si­née Spider-Man. L’inser­tion de ces docu­ments n’a pas pour ambi­tion de ren­for­cer le carac­tère réfé­ren­tiel de la bio­gra­phie mais répond à un désir de mêler texte et image dans un même élan créa­teur. Dominique Viart parle d’un « détour­ne­ment ima­gi­naire du maté­riau ». Aussi, l’image sur la pre­mière de cou­ver­ture ne pré­sente que très rare­ment un lien direct avec le per­son­nage au cœur du récit. Le titre, méta­pho­ri­que, ainsi que le résumé en qua­trième de cou­ver­ture, sou­vent sibyl­lin, ne per­met­tent pas for­cé­ment de savoir d’emblée de quelle figure il est ques­tion dans le texte. Parfois le nom du per­son­nage est ajouté, comme par exem­ple pour Le songe musi­cal. Debussy de Jean-Yves Tadié (2009), par­fois non. Il faut alors s’enga­ger dans le texte pour décou­vrir le per­son­nage. L’idée d’une « com­mu­nauté intime » entre l’auteur et le sujet de la bio­gra­phie fic­tive est accen­tuée encore lors­que l’écho se tra­duit dans la struc­ture même du livre : ainsi les trente cha­pi­tres du récit de Michel Schneider Glenn Gould piano solo (1995), rap­pel­lent les trente varia­tions Goldberg de Bach jouées par le pia­niste cana­dien, héros de la fic­tion bio­gra­phi­que.

La col­lec­tion « L’Un et l’autre » recense cent vingt-sept écrits et pré­sente les grands noms de la lit­té­ra­ture contem­po­raine comme Pierre Michon, Gérard Macé ou Sylvie Germain. La langue est cise­lée, élégante, cri­tère de dis­tinc­tion de la maison d’édition Gallimard. Associée à la sobriété de la jaquette bleu-nuit, elle témoi­gne d’un cer­tain élitisme du lec­to­rat. De là découle un pres­tige pour l’écrivain qui y est accueilli. Néanmoins la col­lec­tion ren­contre également un vrai succès auprès du grand public comme le montre le livre de Christian Bobin, Le Très-Bas (1974) tiré à 162 000 exem­plai­res. La col­lec­tion a également pro­fité de nom­breux prix lit­té­rai­res attri­bués à cer­tains de ses auteurs, comme la suc­ces­sion des Prix Historia, Prix Charles-Oulmont de la Fondation de France et Prix Louis-Barthou de l’Académie Française pour La Grandeur de Jean-Michel Delacomptée (2012). Une maison d’édition fonc­tionne comme lieu d’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion. Créer une col­lec­tion pour la « fic­tion bio­gra­phi­que », c’est reconnaî­tre son impor­tance dans le pay­sage lit­té­raire du contem­po­rain et créer une com­mu­nauté d’auteurs et de lec­teurs autour. Ce lien d’inti­mité établit des ponts entre les siè­cles et permet de s’inter­ro­ger soi, et d’inter­ro­ger le monde dans lequel on vit à tra­vers un regard autre, favo­ri­sant ainsi une des qua­li­tés essen­tiel­les de la lit­té­ra­ture : le décen­tre­ment.

Agnès Blesch et Pauline Mulin

Bibliographie

BLANCKEMAN, Bruno, Les Fictions sin­gu­liè­res, Paris, Prétexte éditeur, 2002.

GARCIN, Christian, J’ai grandi, Paris, Gallimard, col­lec­tion « L’Un et l’autre », 2006.

MARTIN, Jean-Pierre, Queneau loso­phe, Paris, Gallimard, col­lec­tion « L’Un et l’autre », 2011.

PONTALIS, Jean-Bertrand, Le Laboratoire cen­tral, Paris, Editions de l’Olivier, col­lec­tion « penser/rêver », 2012.

PONTALIS, J.-B, Entretien avec Marine Landrot pour Télérama, n°3111, 29/08/09. Disponible sur inter­net : http://www.tele­rama.fr/idees/jean-b....

PUJAS, Sophie, Z.M, Paris, Gallimard, col­lec­tion « L’un et l’autre », 2013. VIART, Dominique, L’ima­gi­na­tion bio­gra­phi­que dans la lit­té­ra­ture fran­çaise des années 1980-1990, Université Charles de Gaulle, Lille 3, 2001, p. 1. Disponible sur inter­net : http://www.remue.net/cont/Viart_Ima...