écritures contemporaines

Comme une bête de Joy Sorman

Comme une bête, paru le 30 août 2012 aux éditions Gallimard, est le sep­tième roman de Joy Sorman, publié deux ans avant La Peau de l’ours. C’est le récit de for­ma­tion d’un jeune ado­les­cent qui décide de faire un CAP bou­che­rie. Or la qua­trième de cou­ver­ture nous annonce : « Comme une bête est l’his­toire d’un jeune homme qui aime les vaches au point de deve­nir bou­cher ». Ce jeune homme va en effet lier une rela­tion toute par­ti­cu­lière à la viande et essayer de se frayer un chemin dans la dia­lec­ti­que entre le fait d’aimer et de manger les ani­maux : « nous aimons les bêtes et aussi nous les man­geons ». Ce sont deux termes a priori incom­pa­ti­bles : peut-on aimer et tuer en même temps ?

La pre­mière réponse que l’on pour­rait faire s’ancre dans le contexte actuel de l’indus­trie agroa­li­men­taire où les pro­ces­sus de l’élevage, de l’abat­tage et du tra­vail de la viande ont été seg­men­tés et les ani­maux invi­si­bi­li­sés : celui qui mange le steak ne voit pas la vache dans son assiette. Pim, héros du roman, remonte de la matière morte jusqu’à la matière vivante tout au long du récit, durant trois étapes clefs de son appren­tis­sage –la bou­che­rie, la visite de l’abat­toir et le stage à la ferme– et va donc essayer de trou­ver une nou­velle voie qui rende l’amour et le meur­tre com­pa­ti­bles : il va renouer le lien perdu avec les ani­maux. Cette com­mu­ni­ca­tion réta­blie va passer par un appren­tis­sage en plu­sieurs temps.

I. Un roman d’apprentissage ?

Un récit d’ini­tia­tion ?

Le roman est un récit d’ini­tia­tion com­posé de trois étapes clefs : Pim se fait embau­cher comme apprenti dans une bou­che­rie, puis son école pro­pose une visite annuelle d’un abat­toir, et enfin, parce qu’il réus­sit haut la main sa for­ma­tion, il est accepté en stage dans une ferme. On va suivre Pim de son appren­tis­sage en tant que bou­cher : c’est la pre­mière pro­gres­sion du roman. Il y a également une deuxième pro­gres­sion, qui nous fait remon­ter jusqu’à l’ori­gine de la viande : Pim est bou­cher, c’est-à-dire celui qui est « en bout de par­cours » et jus­te­ment, le lec­teur remonte ce par­cours avec Pim jusqu’à l’ori­gine de la viande. Mais une fois décou­verte l’ori­gine de la viande, le per­son­nage reprend sa place à la fin du récit, dans un che­mi­ne­ment cir­cu­laire, au point de remet­tre en ques­tion la réa­lité de cet appren­tis­sage.

De l’inno­cence à la folie : la folie de Pim ou la folie de la société Au début du roman, Pim est un jeune ado­les­cent : il va gran­dir tout au long de l’œuvre jusqu’à deve­nir un bou­cher renommé. Mais dès le début c’est un per­son­nage ambi­va­lent car il n’a pas beau­coup de per­son­na­lité, si ce n’est un com­por­te­ment étrange : il a des crises de larmes sans aucune raison appa­rente. Ces crises sur­vien­nent plus par­ti­cu­liè­re­ment à l’occa­sion de la visite d’un abat­toir, le lieu de « fabri­que » où « la vache devient un steak, atten­tion les yeux » (p.66). Ce pro­ces­sus nous est dit de façon méca­nisé : démon­ter les vaches. « Sur la chaîne Renault on fabri­que des voi­tu­res avec des bouts de tôle. Ici c’est l’inverse, on pro­duit des mor­ceaux avec des vaches vivan­tes. ». L’émotion de Pim surgit aussi brus­que­ment que le sang sort de la plaie dans le roman. Mais est-ce que cette émotion va lui faire remet­tre en cause l’acte de tuer un animal puis de manger sa viande ? Pas vrai­ment : ces crises de larmes ces­sent une fois qu’il est devenu bou­cher.

Pim va faire un double appren­tis­sage de la chair : celle des ani­maux et celle des femmes. Dans la scène de la rela­tion avec la fille, Pim ne peut pas s’empê­cher de lui citer sur son corps les par­ties « ani­ma­les ». Le voca­bu­laire cru ne nous épargne jamais les réa­li­tés de la chair dans tous les sens du terme : c’est une exhi­bi­tion cons­tante et qua­si­ment sexuelle. Pim est un être inso­lite et obses­sion­nel, un per­son­nage sans pres­que d’inté­rio­rité, dont les seules émotions sont pure­ment méca­ni­ques.

Il est tel­le­ment foca­lisé sur son métier qu’il ne fait rien d’autre, au point que la ques­tion de la viande appa­raît comme un féti­chisme : qui est le véri­ta­ble héros du roman ? Est-ce Pim, qui n’a pas de sen­ti­ments et semble n’être réduit qu’à une enve­loppe, une coquille vide, ou est-ce les ani­maux et la viande, qui eux sont incar­nés au sens propre ? Le roman pose la ques­tion p. 135 : « Pim est un homme décen­tré, un homme qui ne joue pas le rôle prin­ci­pal de sa propre vie, qui n’occupe qu’une place secondaire dans cette exis­tence qui est pour­tant la sienne. La viande tient le pre­mier rôle ».

II. Socialités animales

Le lien perdu avec l’animal

En effet, un lien s’est perdu avec les ani­maux dans la méca­ni­sa­tion cons­tante du pro­ces­sus d’abat­tage. À un seul moment, le roman évoque les végé­ta­riens comme étant ceux qui arri­vent à faire le lien entre la viande et l’animal. L’homme n’a pas faim lorsqu’il voit une vache ou un cochon vivants devant ses yeux, mais il a faim lorsqu’il a un steak dans son assiette : c’est le tra­vail de la matière qui l’a rendue man­gea­ble. En se ren­dant à la visite de l’abat­toir, Pim va à « la ren­contre des invi­si­bles, les gar­diens de la viande », p. 55-56. Par un col­lage docu­men­taire, on nous expli­que aussi l’his­toire de l’abat­toir-usine comme un pro­ces­sus qui rend invi­si­ble l’animal et déres­pon­sa­bi­lise l’indi­vidu : « En réa­lité plus per­sonne ne tue vrai­ment les bêtes depuis que l’abat­tage est à la chaîne : le tra­vail robo­ti­que est inat­ten­tif, il est irres­pon­sa­ble, et la mort est frac­tion­née ». Le bou­cher au contraire, figure indi­vi­dua­li­sée, qui assume cette mort, appa­raît alors comme un artiste : p.77 « Le bou­cher n’est pas celui qui abat et dépèce à la sau­vage, son œuvre est une longue suc­ces­sion d’opé­ra­tions de décons­truc­tion et recons­truc­tion de la car­casse […] cha­peau l’artiste ». Au sein d’un roman qui s’ouvre sur la publi­cité et les camé­ras et qui met en avant la ques­tion du regard au tra­vers des vitri­nes notam­ment, il y a tout lieu de sou­li­gner la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion évidente d’une telle scène.

Le bou­cher se confronte pour­tant tou­jours au pro­blème de l’indi­vi­dua­li­sa­tion de l’animal : lors­que Pim reconnaît dans l’abat­toir le cochon qui s’appelle René, il veut le sauver : « il n’est plus un mor­ceau des 35 kg de porc que chaque Français ingur­gite chaque année, il est le cochon de Pim qui l’aurait bien sauvé de l’élevage indus­triel pour lui donner une vie meilleure ». Cet épisode est à mettre en lien avec l’indi­vi­dua­li­sa­tion du cochon qui a tenté se s’échapper de l’abat­toir, bap­tisé Steve McQueen, qui devient alors « imbouf­fa­ble » (p.75). Les deux pas­sa­ges docu­men­tai­res ont donc bien un statut par­ti­cu­lier dans la mesure où ils créent un effet de cadre, de dis­cor­dance et de variété au sein du récit.

Vers une com­mu­nauté ani­male

Dans sa quête d’une voie pour renouer avec l’animal, Pim va se deman­der ce que c’est qu’être un animal. Il veut « voir com­ment ça fait de faire la bête » p.68. En effet, ani­maux et hommes ont un destin en commun et il y a l’idée d’une com­mu­nauté que for­ment ensem­ble ani­maux et hommes, mais force est de cons­ta­ter que le chemin pour y par­ve­nir n’est pas le même : p.58 dans l’abat­toir, hommes et ani­maux n’emprun­tent pas le même chemin. Pim lui, veut y retour­ner, il « com­plote des pro­jets d’intru­sion noc­turne ». Dans sa quête, il va aller jusqu’à se fondre dans la masse des cochons et subir le même trai­te­ment qu’eux, pour ensuite s’enfuir avant l’étape de la sai­gnée. Deux écueils appa­rais­sent alors : l’anthro­po­mor­phi­sa­tion des ani­maux d’une part, et l’ani­ma­li­sa­tion de l’homme. D’une part, prêter des qua­li­tés humai­nes aux ani­maux appa­raît comme une erreur : lors du deuxième col­lage docu­men­taire du cochon tueur, le cochon est pendu à titre d’exem­ple pour ses congé­nè­res. Mais là où les ani­maux sont anthro­po­mor­phi­sés, les hommes appa­rais­sent également comme des bêtes : ils vien­nent cher­cher à l’abat­toir tous les matins leur verre de sang frais, comme des vam­pi­res.

À la fin du livre, Pim tue une vache, la dépèce et recons­ti­tue sur le sol son puzzle mor­ceau par mor­ceau : il y a bien l’idée d’une créa­tion, d’une recons­ti­tu­tion de l’animal par l’homme, et il réus­sit cette recons­ti­tu­tion à la fin de l’œuvre. Recouvrir le lien perdu avec les ani­maux tués de ses pro­pres mains dans la nature l’ani­ma­lise et il devient comme une bête. L’homme n’est pas à part la nature, il n’est pas une caté­go­rie dif­fé­rente de l’animal.Vouloir retrou­ver le lien entre les deux, c’est vou­loir retrou­ver le point de sépa­ra­tion, mais existe-t-il ? Le point de sépa­ra­tion qui a fait que l’homme s’est pensé en dehors de la nature et de la caté­go­rie de l’animal a peut-être son ori­gine dans le lan­gage : en effet, il manque la parole à la vache. En ce sens, le récit du par­cours régres­sif d’un per­son­nage vou­lant retrou­ver la concré­tude d’une bête est tou­jours filtré par des sou­ve­nirs livres­ques, qui nous condui­sent à lire cette scène comme une scène typi­que de ren­contre amou­reuse.

Ainsi, lors­que Pim échange un regard avec Culotte, la vache dont il s’occupe, il fait ce cons­tat cruel de l’impos­si­bi­lité d’une com­mu­ni­ca­tion réus­sie avec les ani­maux. Pourtant, il y a bien quand même une com­mu­ni­ca­tion qui s’établit, mais par un moyen détourné, une parole muette : le regard. D’ailleurs à ce jeu, la vache est gagnante : p.91 « il est regardé, elle a l’ascen­dant, elle a pris le pou­voir ».

III. Une relation mystique

Pim en chaman de la viande

Finalement, dans l’échange de regards avec la vache, ou le duel de regard, Culotte n’est pas la seule gagnante : Pim se trans­forme en vache l’espace d’une seconde. Il fait alors l’expé­rience d’une empa­thie com­plète avec la vache qui ne passe pas par le lan­gage, mais par le regard. Pim va réus­sir à trou­ver sa voie qui va lui per­met­tre d’aimer les ani­maux et de conti­nuer à les manger, et cette voie passe par une jus­ti­fi­ca­tion sur­na­tu­relle. À la manière des tribus indi­gè­nes qui man­gent leurs enne­mis pour s’appro­prier leurs qua­li­tés guer­riè­res, Pim peut pour­sui­vre la rela­tion intime nouée pré­cé­dem­ment avec la vache par son absorp­tion. Il s’agit d’une concep­tion très reli­gieuse et chris­ti­que : p.144 « Pim est ce grand pré­da­teur, le jaguar Tupinamba qui mange le corps de son ennemi quand d’autres man­gent le corps du Christ. »

Les pro­ces­sus d’irréa­li­sa­tion dans l’œuvre

L’uti­li­sa­tion à la fois du cha­ma­nisme, du réa­lisme magi­que et du fan­tas­ti­que sont autant de pro­cé­du­res d’irréa­li­sa­tion qui per­met­tent de main­te­nir une indé­ci­sion auc­to­riale. Ces dif­fé­rents outils qui tein­tent le roman d’irréel sont aussi la source de ce retrait de l’auteur, qui n’est pas tota­le­ment impli­quée dans son texte. En effet, ce réa­lisme magi­que se décèle de prime abord au niveau du choix du prénom du héros, que Joy Sorman vou­lait d’abord appe­ler Paul, avant de l’appe­ler Pim car « c’est un nom que l’on pour­rait retrou­ver dans des contes pour enfants ». Mais ici, exit l’inno­cence : Pim est un per­son­nage vide de ses émotions, qui appa­raît aussi mons­trueux qu’humain, et on a du mal à s’iden­ti­fier à lui. S’il y a certes tout un tra­vail docu­men­taire, notam­ment par le tra­vail his­to­ri­que sur les dates mais également les deux col­la­ges docu­men­tai­res de l’his­toire de l’abat­toir-usine et du cochon tueur, la fic­tion qui elle se déroule dans les mailles de ce tis­sage docu­men­taire nous appa­raît davan­tage comme irréa­liste, sur­na­tu­relle.

Certes Pim est ancré dans la réa­lité : dès le début, il suit une for­ma­tion de CAP bou­che­rie, il vit à Ploufragan (en Bretagne), les lieux nous sont donnés. Pourtant, force est de cons­ta­ter que jus­te­ment cette fic­tion est ancrée dans une terre de légen­des : pré­ci­sé­ment, la Bretagne est le point de pivot entre ce qui est réa­liste dans l’œuvre et ce qui ne l’est pas. D’ailleurs, l’ascen­sion de Pim vers le métier de bou­cher est pres­que une chan­son de geste : il devient un « che­va­lier vian­dard », et la viande serait alors « jeune et tendre comme le cœur d’une prin­cesse », à mi chemin entre le conte pour enfants et la légende Arthurienne. On voit même appa­raî­tre la forêt de Brocéliande, lors de la dis­pute entre Pim et un de ses cama­ra­des p.29 : « on com­bat­tra dans une clai­rière recu­lée de la forêt de Brocéliande », « le combat doit com­men­cer », « Maître Morel arbi­tre le duel », « On aiguise les lames avec gran­di­lo­quence ». Ce combat ne se fait pas corps d’homme contre d’homme, mais chacun des deux devant prou­ver ses qua­li­tés de bou­cher et réa­li­ser la meilleure découpe de la viande. Le voca­bu­laire guer­rier est donc bien pré­sent comme dans toutes les chan­sons de geste et l’écriture loue les exploits de ces che­va­liers vian­dards et autres moines de la viande, allant même jusqu’à un regis­tre héroï-comi­que qui n’est pas dénué d’ironie.

L’omni­pré­sence du rêve dans le roman est sou­vent liée à cette héroï­sa­tion : « Pim se rêve déjà meilleur ouvrier de France, prix d’excel­lence tri­pière, (…) Pim se rêve che­va­lier vian­dard » (p. 28). Mais de nom­breu­ses autres scènes sont rêvées : lors­que Pim voit à tra­vers les yeux de la vache, il rêve. C’est d’ailleurs par­fois la vache et la bru­ta­lité du monde qui le ramè­nent à la réa­lité : « Culotte se met à pisser bruyam­ment, le jet d’urine éclabousse Pim et le tire de sa rêve­rie » (p. 90). Le pas­sage où Pim s’intro­duit de façon clan­des­tine parmi les cochons est également for­te­ment irréa­liste : com­ment a-t-il pu passer ina­perçu parmi les cochons et se faire entraî­ner sur la chaîne de l’abat­tage, même nu et à quatre patte ? Pim est un méta­mor­phe, ou sim­ple­ment un rêveur. La fin du roman est également irréa­liste : alors qu’il lisait les livres sur les tribus indi­gè­nes, juste avant d’échafauder son plan, il s’endort : « Pim finit par s’endor­mir sur ces mer­veilleu­ses visions can­ni­ba­les ». La fin est alors peut-être la conti­nuité de ce rêve, à mi-chemin entre réa­lisme et oni­risme.

En tout cas, Pim à la fin du roman a réussi son but : retrou­ver un lien avec les ani­maux, mais c’est un lien for­te­ment ins­crit dans une mytho­lo­gie. Le roman garde tout de même un coup amer : l’énigme de la vache n’a pas été réso­lue, l’énigme des larmes non plus, et en tant que lec­teur, la réso­lu­tion qu’a trouvé Pim pour conci­lier amour et meur­tre peut légi­ti­me­ment nous paraî­tre insuf­fi­sante.

Cindy Gervolino, Olga Fedotova, Audrey Arpin-Pont

La peau de l’ours, Joy Sorman

C’est en écrivant Comme une bête, son pré­cé­dent roman, que Joy Sorman a eu l’idée d’écrire La peau de l’ours. Après avoir écrit l’his­toire d’un bou­cher, elle a voulu à écrire le point de vue animal. Comme elle l’expli­que elle-même lors d’une inter­view pour La Grande Librairie  : « Dans mon roman pré­cé­dent, je racontais la vie d’un bou­cher pris de folie, qui entre­te­nait à un moment du livre une espèce d’his­toire d’amour pla­to­ni­que avec une vache, une vache qui s’appelle Culotte… Et en créant ce per­son­nage de vache, dans Comme une Bête, je me suis rendu compte que les ani­maux étaient des per­son­na­ges roma­nes­ques assez extra­or­di­nai­res, sou­vent sous-exploi­tés, et qui per­met­taient à la fois une grande liberté dans l’écriture, et sur­tout, qui avaient cette sin­gu­la­rité de pou­voir porter à la fois le bur­les­que et la mélan­co­lie ».

Il s’agit en effet d’inven­ter une écriture , des struc­tu­res et des voix nar­ra­ti­ves afin de dire ce que l’humain ne devrait pas pou­voir dire. Et si Olivia Rosenthal, dans Que font les rennes après noël ?, pré­fé­rait devant cette dif­fi­culté ne pas faire parler les ani­maux, mais nous les faire décou­vrir par un croi­se­ment de points de vue humains, Joy Sorman tente quant à elle une appro­che plus directe, et d’autant plus épineuse. Comment ne pas trahir la cause ani­male, com­ment rester au plus près de la vérité lors­que l’on huma­nise la bête, lors­que par anthro­po­mor­phisme, on la fait parler ?

À la fois bur­les­que et mélan­co­li­que, cet ouvrage semble témoi­gner d’une ambi­guïté qui sied par­fai­te­ment à notre connais­sance de l’animal. Joy Sorman mêle à l’écriture de la pro­fu­sion, des énumérations et des bes­tiai­res, aux pas­sa­ges bur­les­ques remar­qua­bles (l’échec de la ren­contre amou­reuse entre l’ours et le panda), un par­cours qui s’écrit comme un chemin de croix tra­gi­que, récit d’un ours maudit dès sa nais­sance qui survit malgré ses souf­fran­ces, tantôt com­bat­tant dans une arène, tantôt dans un cirque, pour finir par mourir dans un zoo, en res­sas­sant son passé.

I - UN CONTE PHILOSOPHIQUE

La Peau de L’ours emprunte au genre du conte : cette appro­che permet au lec­teur d’abor­der l’ani­ma­lité selon la légende, selon une fic­tion conve­nue, fai­sant fi de l’invrai­sem­blance. Ainsi, dès l’inci­pit, nous appre­nons qu’existe une atti­rance mutuelle entre femmes et ours, ainsi qu’un inté­rêt réci­pro­que des ours pour les enfants. Si ce der­nier élément appa­raît comme un jeu sur le motif de l’ours en pelu­che, l’atti­rance des femmes pour les ours peut sur­pren­dre, et est tout droit tirée d’un ouvrage de Michel Pastoureau auquel Joy Sorman dit être rede­va­ble : l’Ours. Au Moyen Âge, on enfer­mait les jeunes filles quand le mon­treur d’ours pas­sait dans les vil­la­ges, car l’ours était censé atti­rer sexuel­le­ment les jeunes filles… C’est cette légende qui est reprise ici, avec ironie. Joy Sorman joue de l’écriture du conte : per­son­na­ges sté­réo­ty­pés (les vil­la­geois, la belle jeune fille), récit à l’impar­fait et au passé simple puis pré­sent de nar­ra­tion dès que l’ours ravit la jeune fille, tout dans l’écriture vise à satis­faire notre plai­sir de reconnais­sance dans cet inci­pit.

Cependant le conte est par essence un récit qui se joue de la chro­no­lo­gie, dans une tem­po­ra­lité hors temps. Mais ici Joy Sorman nous pro­pose une tra­ver­sée tem­po­relle his­to­ri­que, pro­dui­sant une figure qui porte en elle la mélan­co­lie d’un monde perdu, comme si on lisait un récit eth­no­gra­phi­que, à tra­vers le point vue de l’un de ses der­niers témoins. Le récit se joue du temps, uti­li­sant une struc­ture ité­ra­tive : sur le mode de la répé­ti­tion, l’ours est à chaque intro­duit dans un nou­veau lieu, une nou­velle com­mu­nauté, avant d’en sortir. C’est la portée sym­bo­li­que du conte qui permet également une vision d’ensem­ble : l’ours pas­sant du statut de bête de foire, à celui d’animal de combat pour une arène, puis trans­porté sur un navire, vendu à un cirque et enfin à un zoo, semble vivre étape par étape dans sa courte vie le destin de son espèce à tra­vers les siè­cles, depuis ses pre­miè­res inte­rac­tions avec l’homme. Le conte permet alors de ras­sem­bler par ses péri­pé­ties les dif­fé­ren­tes situa­tions dans les­quel­les l’homme s’est retrouvé confronté à l’ours. Le conte permet encore, lorsqu’il s’agit de réflé­chir sur l’ani­ma­lité, d’intro­duire une réflexion dif­fi­ci­le­ment abor­da­ble, sinon de manière obli­que, grâce à son invrai­sem­blance assu­mée. L’épisode de la tra­ver­sée en bateau en est un bon exem­ple : qui n’a pas reconnu ici une réé­cri­ture de l’arche de Noé ? En réé­cri­vant une ver­sion dys­to­pi­que du confi­ne­ment des ani­maux sur un navire, Joy Sorman nous montre effi­ca­ce­ment que l’Homme (Noé) n’est pas le sau­veur des ani­maux, mais plutôt leur bour­reau. On sent aussi à la lec­ture du pas­sage que le conte sert la phi­lo­so­phie : la fic­tion est belle et bien asser­vie à une visée péda­go­gi­que. C’est ce que rap­pel­lent avec humour les invrai­sem­blan­ces ici sou­li­gnées avec osten­ta­tion : « tandis que l’équipage s’affaire, je flâne sur le pont », nous dit ainsi l’ours. Cette pointe d’ironie semble un clin d’œil entre l’auteur et le lec­teur. En effet, pour les besoins de la nar­ra­tion, l’ours-nar­ra­teur doit déam­bu­ler sur le navire, décou­vrir dans quel­les condi­tions sont déte­nus tous ses congé­nè­res, et ne peut donc pas être enchaîné comme les autres bêtes. La fic­tion devient un arti­fice ingé­nieux por­tant la réflexion.

II - Entre pure fiction et recherche documentaire : comment rendre le point de vue animal ?

Ce roman est évidemment bien docu­menté. Tout comme l’ouvrage d’Olivia Rosenthal, autre roman moderne, ce texte ne cher­che pas à cacher l’abon­dant tra­vail de recher­che qu’il a sus­cité en amont pour son auteur. Au contraire, cette docu­men­ta­tion est réin­cor­po­rée dans le récit, notam­ment lors de l’épisode du zoo. L’orga­ni­sa­tion du zoo, les tâches quo­ti­dien­nes des soi­gneurs sont décri­tes avec minu­tie : « le rituel prend chaque matin la forme d’une suc­ces­sion méca­ni­ques : prise de sang, ther­mo­mè­tre dans l’oreille, gout­tes dans les yeux. Pour soi­gner les para­si­tes, l’eczéma et les pela­des il m’enduit d’une crème col­lante et âcre », etc… (p149).

Cependant, la docu­men­ta­tion n’est pas dis­so­ciée du récit, comme il l’est par­fois dans un autre ouvrage de Joy Sorman (Comme une bête), ou dans Que font les rennes après Noël ?. Le tra­vail de recher­che de l’écrivain est en effet ici cons­tam­ment réin­tro­duit dans la fic­tion. Si un effet de réel s’en dégage, notam­ment lors­que Joy Sorman essaie de décrire la nuit au zoo telle que peu­vent la voir et l’expé­ri­men­ter les ani­maux, en se basant sur une étude sen­so­rielle (leur spec­tre de vision, leur odorat, etc…), fort est de cons­ta­ter que la poro­sité entre infor­ma­tion scien­ti­fi­que et inven­tion propre au conte entraîne par­fois une cer­taine confu­sion, pro­gram­mée par le texte.

Peut-on vrai­ment écrire le point de vue de l’animal ? La nar­ra­tion à la pre­mière per­sonne est enca­drée d’un pro­lo­gue et d’un épilogue assu­rés par une voix humaine, comme si l’auteur devait four­nir des condi­tions de vrai­sem­blance pour la récep­tion de la parole hybride, comme si donner la parole à l’animal néces­si­tait une série de pro­to­co­les intro­duc­tifs, de points d’accom­mo­de­ments de l’écoute et du regard. Si Joy Sorman n’est pas la pre­mière à avoir ainsi écrit direc­te­ment le point de vue animal son ouvrage s’impose comme un réponse iné­dite à la ques­tion de l’écriture de l’ani­ma­lité. Cette gageure n’est en effet pos­si­ble pour Sorman, que grâce à une écriture inven­tive, par­ve­nant, par des emprunts au conte, et par une recher­che docu­men­taire four­nie, à scel­ler un pacte d’un nou­veau genre avec le lec­teur, qui, tout en aban­don­nant tout vrai­sem­bla­ble, cher­che tout de même encore une Vérité. Roman, conte phi­lo­so­phi­que, La peau de l’ours est un récit, qui, tout en se dénon­çant comme fic­tion, tout en dési­gnant ses pro­pres invrai­sem­blan­ces, pro­pose une véri­ta­ble réflexion sur le monde animal, qui n’en est alors que plus réus­sie.

Si l’habi­tuelle sus­pen­sion d’incré­du­lité est à mul­ti­ples repri­ses raillée dans le récit, cer­tains pas­sa­ges cher­chent à dire au plus près la réa­lité ani­male : c’est le cas lors des quel­ques pages consa­crées au sui­cide du singe et aux mau­vais trai­te­ment que doi­vent subir les ani­maux du zoo. C’est aussi le cas lors­que l’ours-nar­ra­teur décrit son tête à tête avec l’homme qui va l’ache­ter, page 64. La des­crip­tion de l’humain du point de vue de l’animal, notam­ment grâce à une forte sol­li­ci­ta­tion des sens, est en effet très réus­sie. Si Joy Sorman, tout en réus­sis­sant ce genre de pas­sa­ges, véri­ta­bles gageu­res, exhibe à d’autres endroits l’arti­fi­cia­lité du récit, proche de la légende, n’est-ce pas alors que le texte, en main­te­nant une ambi­guïté, refuse de tran­cher ?

III- Le rapport à l’autre : la communauté, le lecteur

Ce roman exhibe son arti­fice. Si l’objec­tif est de faire parler un ours, de dire le point de vue de l’animal, cet ours est vite pré­senté comme un hybride, en partie humain. Son point de vue est aussi celui d’un homme, et qui plus est, celui d’un homme de let­tres. Tout ceci n’est que lit­té­ra­ture… Voilà ce que semble nous dire avec humour Joy Sorman dès le début de son roman : voici un ours qui va nous raconter l’his­toire de sa vie, de sa mal­heu­reuse vie… Au fond, cela n’a rien de si dif­fé­rent de ce que fai­sait déjà Musset dans ses Confessions. Le pas­ti­che est d’ailleurs là, indé­nia­ble, dès que l’ours entame son récit (p32) : « j’appris l’his­toire glo­rieuse de mes ancê­tres alors que la sou­mis­sion et la défaite avaient déjà para­lysé mon cœur. Comment aurais-je pu conce­voir une telle renom­mée alors qu’autour de moi on s’esclaffe ou qu’on me jette des pier­res ? (…) Je suis venu trop tard dans un monde trop humain. ». Le lec­teur reconnaît les mêmes cli­chés, la même pos­ture que celle de Musset qui cla­mait d’ailleurs « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ». Musset regret­tait un passé idéal, placé sous le signe de l’action et des luttes, le passé de la Révolution fran­çaise et de Bonaparte, à l’heure de la pas­si­vité sous la res­tau­ra­tion… Après tout, l’ours ne dit pas autre chose, lui qui regrette le passé glo­rieux des ours à l’état sau­vage, le passé des ours pleins d’entrain, à l’heure de la pas­si­vité et de la cap­ti­vité. Cette pos­ture du nar­ra­teur las, sur le point de nous raconter sa triste vie, est exhi­bée comme un pas­ti­che évident d’un texte cano­ni­que, et sus­cite une lec­ture iro­ni­que et réflé­chie de la part du lec­teur. Le mot iro­ni­que doit aussi être com­pris selon son étymologie grec­que : le texte inter­roge. Sans cesse, nous nous posons la même ques­tion : est-ce bien le point de vue de l’ours ? Et nous dou­tons, déce­lons l’arti­fice, cor­ri­geons notre impres­sion pre­mière.

L’ori­gi­na­lité de ce roman est ce pacte passé avec le lec­teur : roman-conte phi­lo­so­phi­que, légende à la recher­che d’une vérité sur l’animal, le texte nous demande de faire la part des choses. Le roman La peau de l’ours est écrit comme un par­cours que doit emprun­ter le lec­teur pour se forger une opi­nion. Et il n’est pas dit que le lec­teur par­vien­dra jamais à tran­cher. C’est notam­ment ce que nous laisse enten­dre la der­nière page, dont il serait aisé de faire une lec­ture méta-poé­ti­que : ces scien­ti­fi­ques qui s’aper­çoi­vent trop tard que notre ours était peut-être homme, qui ne savent si cet ours était véri­ta­ble­ment un ours, sont en effet une pos­si­ble figu­ra­tion du lec­teur. La ques­tion prin­ci­pale qui nous tarau­dait pen­dant toute la lec­ture demeure sans réponse, et le der­nier mot du roman, « indé­chif­fra­ble », semble le résu­mer tout entier.

Cependant, si le lec­teur s’inter­roge sans cesse, ne sachant jamais vrai­ment s’il est confronté au point de vue de l’animal, si la ques­tion de l’ani­ma­lité se pose tou­jours, le lec­teur par­vient aisé­ment à déce­ler cer­tains autres mes­sa­ges de l’auteur. La dénon­cia­tion de la cruauté des hommes envers les ani­maux est en effet évidente tout au long du roman, tout comme les accents fémi­nis­tes du récit. Le sui­cide du singe cher­che à nous faire pren­dre cons­cience du trai­te­ment contre-nature réservé aux ani­maux du zoo qui se retrou­vent d’ailleurs « désa­ni­ma­li­sés » : Joy Sorman montre très bien leur perte de repè­res, et la perte de leurs ins­tincts. L’ours et la femme sont des êtres en partie sem­bla­bles, ce sont des êtres reje­tés, en marge, incom­pris. L’un des thèmes fon­da­men­taux de ce roman est d’ailleurs la mar­gi­na­lité, ici aussi syno­nyme de bizar­re­rie. Si les femmes appa­rais­sent en marge, si les ani­maux sont en marge, le roman ne s’arrête pas là, et prend plai­sir à décrire des indi­vi­dus de plus en plus excen­tri­ques. Influencée par le film Freaks de Todd Browning, Joy Sorman déve­loppe, lors de l’épisode du cirque, de lon­gues des­crip­tions de per­son­na­ges mons­trueux, comme l’homme-ser­pent ou la femme à barbe. Mettre à l’hon­neur ces freaks, voilà l’un des objec­tifs de ce roman, qui aime jouer de la bizar­re­rie. Il serait d’ailleurs inté­res­sant de rele­ver en ce sens toutes les occur­ren­ces de noms d’ani­maux, les énumérations et bes­tiai­res qui n’ont d’autre but que de sus­ci­ter à la lec­ture un sen­ti­ment d’incongruité. Lion, tau­reau, tigre, che­vaux, san­gliers, éléphant, rhi­no­cé­ros, singes, « ban­di­coots à pieds de cochon », chat, gecko, lynx, sont des exem­ples d’ani­maux par­fois évoqués au détour d’une phrase. Le lec­teur se retrouve devant ces signi­fiants qu’il a perdu l’habi­tude d’enten­dre, et dont l’étrangeté est alors mise en lumière de façon toute à fait nou­velle. La mar­gi­na­lité est célé­brée à tra­vers ces énumérations par­fois rabe­lai­sien­nes.

Se pose également la ques­tion de l’hybri­dité, de l’entre-deux : notre per­son­nage est tou­jours à double dis­tance des com­mu­nau­tés, ni humain ni ours, « ourson métisse ». La tris­tesse et la mélan­co­lie vien­nent de cet effet d’exclu­sion. Le lan­gage marque également cette mar­gi­na­lité : dans le face-à-face avec l’ours indé­chif­fra­ble, l’homme pos­sède les mots, ins­tru­ment de pou­voir. Ici on peut noter le hiatus entre l’usage du lan­gage et la mise en évidence de ses dys­fonc­tion­ne­ments dans la confron­ta­tion entre l’homme et l’animal. L’exclu­sion de la com­mu­nauté humaine permet également de mar­quer la pré­sence d’autres com­mu­nau­tés par­ti­cu­liè­res : il ne s’agit pas d’impo­ser un modèle de société, mais de jouer avec des contre-modè­les alter­na­tifs. L’uni­vers du cirque par exem­ple, est une com­mu­nauté hybride, d’une part artis­ti­que, d’autre part tendue vers la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion. Chaque indi­vidu y porte dif­fé­ren­tes iden­ti­tés, y est plu­riel, hybride. Ainsi, malgré la soli­tude de l’ours, le texte est tendu vers la pos­si­bi­lité de ren­contres, d’allian­ces secrè­tes, de liens avec l’autre.

Burlesque et mélan­co­li­que, invrai­sem­bla­ble et phi­lo­so­phi­que, humain et animal, ce roman dual semble avoir pour mis­sion d’inter­ro­ger. Et si notre ques­tion prin­ci­pale –Qu’est-ce que l’animal ? Peut-on le connaî­tre ?– peut tendre vers l’aporie, la ques­tion tout aussi épineuse de la pos­si­ble écriture du point de vue animal semble quant à elle avoir trouvé une nou­velle réponse sou­te­na­ble. Cette écriture ambi­guë, ouverte, jouant des contrai­res, permet d’abor­der le point de vue de l’animal sans le trahir.

Méline Dumot et Anne-Laure Lesage

Bibliographie sélec­tive :

- Joy SORMAN, La Peau de l’ours, éditions Gallimard, coll. Blanche, 2014
- Joy SORMAN, Comme une bête, éditions Gallimard, coll. Blanche, 2012
- Michel PASTOUREAU, L’Ours. Histoire d’un roi déchu, Le Seuil, 2007
- Joy Sorman, le por­trait, France 5, La Grande Librairie du 4 sep­tem­bre 2014
- Tod BROWNING, Freaks, 1932.