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Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot est avant tout une expérimentation, un ouvrage historique remarquable par sa singularité. Dès le prélude, l’auteur lui-même délimite son projet, et en esquisse le bilan, ce qu’il est parvenu à recréer et ce qui lui restera à jamais inaccessible. Il s’agit presque ici d’un traité de la méthode, où celui-ci replace sa démarche au sein de l’historiographie, en énonce les différentes étapes en citant son journal de recherche, explicite son but. Alain Corbin cherche ici à « inverser les procédures de l’histoire sociale du XIXe siècle », fondée sur « l’étude d’une gamme restreinte d’individus au destin exceptionnel ». Il choisit volontairement un anonyme, un modeste sabotier du Perche, analphabète, qui a passé la plupart de son existence dans la misère et n’a laissé aucune trace dans l’histoire. En effet, selon l’auteur, il n’y a que 1,5% de la population dont on peut connaître la manière dont il percevait le monde, les sentiments et les émotions : ceux qui ont écrit sur eux-mêmes (journal intime, correspondances privées) ou ceux qui ont été l’objet d’observations. Il cherche donc à prendre appui « sur le vide et sur le silence », pour retracer la vie de cet inconnu, qui ne serait non pas la « biographie impossible » mais « l’évocation » de Louis-François Pinagot.
Il s’agit ici du cœur même de l’ouvrage, qui ne s’intitule pas Vie de Louis-François Pinagot mais bien Le monde retrouvé. En effet, c’est tout un monde que Alain Corbin cherche à ressusciter. L’historien parle d’« effectuer un assemblage de traces », de « recomposer un puzzle à partir d’éléments initialement dispersés ». Dans ses entretiens, il revient sur ce qui fait la spécificité de la France au XIXe siècle. Il rappelle que c’est l’un des seuls pays où l’on peut disposer d’autant d’informations sur un individu lambda. Au XIXe siècle, l’État met en place une série de procédures pour que personne n’échappe à ces recensements : l’enregistrement de la fortune, l’état civil, le conseil de révision, la carte nationale, le suffrage universel, la conscription, le tribunal de police. À ce savoir s’ajoutent toutes les études régionales demandées aux maires, aux préfets pour établir une cartographie de la France et de ses différentes régions. Tous ces écrits constituent l’ensemble des sources qui étaient à la disposition de l’historien. Le livre puise donc richement à ces différentes sources : les recensements sur le nombre d’habitants du village d’Origny-le-Butin, leur fortune, leur âge, ainsi que toutes les études dont ils ont pu faire l’objet. Alain Corbin s’attache donc à les trier, écarter celles qui ne lui seront pas utiles (la démographie historique, l’anthropologie de la famille au début du chapitre III), en en relativisant d’autres, comme les descriptions du sous-préfet Delestang influencées par une vision néo-hippocratique, ou les textes de l’Abbé Fret soumis à un projet d’édification.
Il s’agit donc ici d’un véritable travail d’historien qui cherche à reconstituer chaque aspect du monde de Louis-François. Le texte peut ainsi être lu comme une succession de monographies : l’évolution et les transformations de la forêt de Bellême, du village d’Origny (chapitre I), le travail et la gestuelle du sabotier (chapitre V). Un projet ambitieux donc, qui se veut totalisant, qui cite une multitude de chiffres, d’écrits, de termes techniques. Mais le livre représente aussi un aboutissement dans l’œuvre d’Alain Corbin lui-même. Au delà d’une histoire traditionnelle – l’histoire bataille qu’on retrouve au chapitre VIII –, se déploient aussi toutes les richesses de l’histoire de la sensibilité telle qu’il l’a élaborée. En effet, il s’attache à l’espace visuel avec les métamorphoses du regard, l’imaginaire des lieux, l’espace sonore (comme il l’a fait dans Les Cloches de la terre), le corps (L’Histoire du corps), l’imaginaire social (l’importance symbolique du sabotier, chapitre V). Les différents chapitres du livre procèdent ainsi par touches, mais ils suivent aussi une certaine évolution : lui travaillant dans la forêt, avant de savoir ce qu’il pouvait connaître de la Révolution, du matériel à ce qu’il a pu éprouver. Il tente ainsi de connaître Louis-François en recréant ce qui s’offrait à ses sens, son imaginaire, par cette multiplicité d’objets historiographiques. Pour lui, toutes ces pages autour de Louis-François permettent d’ailleurs de mieux comprendre cette époque que toutes les études spécifiques qui ont pu et pourront être menées sur le XIXe siècle.
Cependant, l’ouvrage d’Alain Corbin n’est pas sans échos chez d’autres historiens. De fait, certains aspects du projet d’une histoire de la sensibilité tel que proposé par Corbin relèvent d’un point de vue extraordinairement romantique du rôle de l’historien. Le projet de Corbin partage de nombreux enjeux avec celui, par exemple, de Michelet dans La Sorcière (1862) : comme l’historien romantique, Alain Corbin cherche à saisir le personnage anonyme, et ce notamment autour de la question de la dette des vivants envers les morts. Alain Corbin va même jusqu’à caractériser son évocation de l’anonyme et oublié Louis-François Pinagot en termes de “résurrection” – terme résolument micheletien, en ce que Michelet croit pour l’historien à un devoir de prise en charge de la mémoire des individus disparus Ainsi, si le projet reste unique de nos jours, il ne manque pas de trouver quelques résonances dans le temps long de l’historiographie : ce qu’Alain Corbin met ainsi en avant par son expérimentation, c’est un véritable rôle éthique de l’historien.
Le livre met autant en scène Louis-François Pinagot qu’Alain Corbin lui-même. En effet, l’évocation est sans cesse entrecoupée des réflexions de l’auteur qui exprime les limites de sa démarche, les difficultés rencontrées, les questions qu’il se pose et auxquelles il ne peut pas répondre. L’ouvrage se présente aussi comme une réflexion sur le travail de l’historien lui-même avec une dimension « méta-historiographique » très présente. Dès le prélude, l’auteur se présente en tant que chercheur, cite des fragments de son journal de recherche. Il affirme ainsi qu’il n’est pas apte à comprendre Louis-François Pinagot à cause de « la distance temporelle, sociale, culturelle » qui les sépare (p.13), une affirmation qui reviendra tout au long du livre. Il alerte sans cesse le lecteur sur le risque de tomber dans le dolorisme, l’anachronisme psychologique. Il invite ainsi à adopter une « optique compréhensive », qui consiste en « un effort d’identification et donc de déconstruction de notre propre savoir historique » (p.181). Il faut éviter toute vision téléologique, « mettre entre parenthèses » ce que nous connaissons de l’histoire, mais en le gardant tout de même présent à l’esprit. Il rappelle que tous les contemporains d’une époque ne la saisissent pas de la même façon, et encore moins de la même façon que nous, a posteriori (p.180).
Il obéit à une certaine méthode, qui devrait, selon lui, être celle de tous les historiens : celle de la conjecture, de l’hypothèse. C’est cette démarche qui fait l’originalité de son livre. Il s’attache à recréer l’espace, l’horizon de Louis-François Pinagot à partir des différentes traces et données dont il dispose, mais il ne peut faire que des hypothèses sur ce que Louis-François a pu ressentir, éprouver. Il cherche ainsi à « redessiner une vie, (...) imaginer les relations affectives qui l’ont animée et les formes de sociabilité qui l’ont rythmée », mais « en l’absence de récit autobiographique, il faut nous en tenir à des affinités induites, mais jamais assurées ». Ainsi, en étudiant où ses proches habitent, il en déduit qu’il pouvait les visiter souvent et donc en être proche. Tout comme de sa belle famille, puisqu’il se faisait appeler « Louis Pinagot-Pôté ». Il dit ainsi qu’il faut « procéder par induction, déduction, intuition » (p.254), « évolu[er] du possible au probable ».
Sa démarche diffère donc de celle des autres historiens par son objet même, un anonyme qui n’a laissé aucune trace. Carlo Ginzburg, dans Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, et Michel Foucault dans Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, procèdent d’une autre façon. En effet, tous deux disposent de sources écrites, car leur deux protagonistes ont fait l’objet d’un procès, et donc d’un dossier très détaillé, avec des comptes rendus précis, des écrits et des discours de leurs sujets. Alain Corbin se démarque ici de la micro histoire, telle qu’elle a été définie par Carlo Ginzburg et Giovanni Levi, toujours informée par de l’écrit. Mais la méthode de Corbin se distingue aussi en ce qu’elle n’hésite pas à doter son texte d’une dimension émotive très marquée. Si on peut penser à une certaine identification d’Alain Corbin à la figure de Louis-François Pinagot (une même sensibilité dans le rapport au paysage et, notamment, à la forêt ; l’analphabétisme du sabotier face aux revendications d’autodidaxie de l’historien…), il y a surtout un pathétique spécifique qui sous-tend l’écriture de Corbin dans son rapport avec Pinagot. En effet, Le Monde retrouvé est un ouvrage scientifique soutenu par une ligne émotive : celle qui est suscitée par le travail sur l’anonyme, par la prise de conscience qu’il y a, dans l’Histoire, du sans trace, et que Louis-François Pinagot, comme symbole ou archétype de l’individu anonyme ou ordinaire, a été dévoré par l’oubli. Cependant, cette tension émotive qui nourrit le texte n’est pas gratuite. Alain Corbin utilise l’émotion de l’auteur et du lecteur comme partie prenante de sa méthode de construction hypothétique : la reconstruction n’est possible qu’à travers l’empathie de l’auteur et du lecteur pour la figure de Pinagot.
Cette méthode a pu être critiquée par certains historiens –moins cependant dans le cas du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot que dans celui de Les Conférences de Morterolles (hiver 1895-1896). À l’écoute d’un monde disparu (Flammarion, 2011). Dans cet ouvrage, Alain Corbin « ressuscite » la figure d’un instituteur communal qui offrait des conférences hebdomadaires aux adultes d’un village de moins de 650 habitants près de Bellac. En restituant les conférences populaires de Morterolles, Corbin cherche à « permettre une plongée dans un univers mental submergé » (p. 10). Seulement, le contenu des conférences ayant été perdu, Corbin doit les « inventer », ou les rédiger et les proposer comme hypothétiquement possibles, ce qui lui a valu un grand nombre de critiques. Ce qui se dessine ici est bien la question formelle et méthodologique d’un ouvrage d’histoire de la sensibilité. Et l’histoire de la sensibilité pour Alain Corbin, dans les cas de Pinagot et Morterolles, consiste essentiellement dans la revendication d’une posture éthique : la pensée de l’histoire comme office mémoriel et la réparation patiente des négligences des autres historiens.
Si Alain Corbin lui-même parle d’une « biographie impossible », l’on peut néanmoins essayer d’avoir un jugement nuancé, en termes de réussite et d’échec. Réussite, puisque l’on arrive bien à retrouver l’histoire de la vie de Louis-François Pinagot, on dispose d’informations sur sa naissance, sa généalogie, sa mort, et des faits marquants (son rapport à l’indigence, son mariage, la naissance de ses enfants...). On a bien ici un exposé de tous ces éléments. Néanmoins, nous ne savons rien avec certitude de sa vie intime, de son intériorité, de ses sentiments, de ses émotions, et Corbin le concède lui-même. On peut se demander s’il a véritablement réussi à « produire de la singularité au cœur de l’indifférencié » (p.9), à recréer une individualité propre. Tout au long du livre, Corbin fait appel à sa connaissance de l’histoire, à des grandes lois, des tendances mises en évidence par sa discipline. Il se sert de généralités ou d’anecdotes, de cas plus ou moins particuliers autour de lui, qui peuvent refléter ce qu’il était, ce qui l’influençait, mais rien ne vient prouver ce qu’il avance – nous pouvons penser ici à l’exemple du rêve d’ascension sociale pour les enfants et la fierté ressentie par Pinagot dont Corbin avance l’hypothèse –. Un mouvement de va-et-vient entre le général et le particulier, le groupe et l’individu, mais qui ne fait que cerner l’individualité de Louis-François sans jamais l’atteindre.
À partir de « données certaines, vérifiables », il faut être capable d’imaginer qui a été Louis-François. Ce travail d’imagination est celui du lecteur, comme le dit Corbin dans son prélude (p.9). Et c’est ici que la fiction entre en scène. L’auteur nous donne les éléments, les tendances générales, le cadre et les différentes possibilités qui ont pu se présenter à Louis-François, et c’est à lui d’imaginer, de « recréer » cet individu. La fiction ici n’est donc pas du côté de l’auteur, de l’historien, mais bien de celui du lecteur.
On peut alors se demander pourquoi Corbin n’a pas fait le choix d’un roman ou d’une biographie historique. Certains de ses confrères l’ont d’ailleurs invité à le faire. Mona Ozouf estime ainsi qu’il y a une validité à le faire quand l’historien connaît aussi bien le milieu, pour palier à cette impossibilité de la biographie. Corbin dit s’être déjà posé la question pour Le Village des « Cannibales », mais il s’y refuse, par une forme de fidélité, de conformité à la façon dont on lui a appris le travail d’historien : « l’historien ne doit rien refuser d’entendre, mais ne doit rien inventer » dit-il. On peut aussi penser à une certaine fidélité vis-à-vis de son objet même. Comme il le répète dans son prélude, aucune des traces dont il dispose « n’a été produite par le désir de construire l’existence de Louis-François Pinagot en destin, ni même de le désigner comme un individu susceptible d’en avoir un » (p.8). De plus, il rappelle que les hommes de son milieu nourrissaient une certaine hostilité à l’égard de ceux qui voulaient laisser une trace individuelle, et de l’écriture de soi. Entreprise déjà « insolente », un roman biographique serait allé à l’encontre de son projet, en faisant peut-être « de [s]a vie un destin », pour reprendre les mots de Barthes, en lui donnant un sens, une forme de transcendance qui n’y étaient pas, ou la portée d’un exemple, d’un témoignage. C’est peut-être dans ce refus même qu’il s’écarte de la biographie traditionnelle, qui cherche à héroïser son sujet et à en faire un individu singulier, se rapprochant de pratiques littéraires plus contemporaines. En fin de compte, ce qu’Alain Corbin propose comme méthode biographique est un « kaléidoscope de saisies », soit une segmentation de l’individu selon ses facettes thématiques – segmentation qui peut conduire justement au risque de perdre l’individu que l’on cherche à saisir. Du point de vue biographique, le projet se heurte à une aporie : sans doute est-ce un ouvrage historique réussi comme paysage sensible, mais réussit-il aussi à nous proposer une biographie individuelle ? Le fait est qu’il y a de la part de Corbin un souci délibéré de tourner le dos à la narration biographique. Or, le rapport à la narration est extrêmement fructueux pour accéder à l’identité d’un individu. C’est ce que Paul Ricoeur nomme « l’identité narrative » : « Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution. (…) À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie » (Paul Ricoeur, Temps et récit III : Le temps raconté, Seuil, p.356). La question qui se pose est donc la suivante : à partir du moment où l’on délaisse la narration au profit d’un kaléidoscope de saisies, ne fragilise-t-on pas en partie aussi la capacité de retrouver l’identité de celui dont on parle ?
Dès lors, il s’agit bien d’une expérimentation, qui serait avant tout historienne. Mais elle est aussi riche de réflexions pour le littéraire, sur la façon d’appréhender le passé, sur les problèmes qui se posent lorsque l’on s’attache à recréer une vie, ainsi que sur ce qui fait l’identité, l’individualité d’une existence. L’« atonie des existences ordinaires » qu’il cherche ici à saisir est-elle un trait de la réalité historique ou la conséquence du choix d’un individu inaccessible ? Peut-être qu’il n’est pas possible de produire une véritable singularité sans aucune marque de subjectivité. En ce sens-là, il se peut que l’œuvre de Corbin tire sa beauté de sa fragilité même, de ses propres apories et des défis qu’elle ne cesse de relever.
Anna Berard et Arturo Sanchez-Mercade
Bibliographie Paul Ricoeur, Temps et récit III : Le temps raconté, Seuil, 1985
Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Flammarion, 2008 [1998], rééd. coll. Champs histoire
Alain Corbin, Les Conférences de Morterolles (hiver 1895-1896). À l’écoute d’un monde disparu, Flammarion, 2011
Jules Michelet, La Sorcière, Garnier-Flammarion, 1966 [1862], coll. Le livre de Poche
Sites internet http://www.persee.fr/web/revues/hom...
Jean-Luc Mayaud, « Saisir l’histoire dans la singularité individuelle ? », Ruralia [En ligne], 03 | 1998, mis en ligne le 25 janvier 2005, consulté le 18 octobre 2013. URL : http://ruralia.revues.org/61
Et surtout : Entretien téléphonique avec Alain Corbin.