écritures contemporaines

 

Marcel Schwob, l’intercesseur électif

Vies imaginaires de Marcel Schwob

Grand lec­teur de Villon, tra­duc­teur de Shakespeare, admi­ra­teur de Stevenson, Marcel Schwob est l’un de ces lais­sés pour compte de l’his­toire lit­té­raire que l’on décou­vre – ou redé­cou­vre – avec un plai­sir rare. Encore situé, selon Sylvain Goudemare, dans un « pur­ga­toire lit­té­raire », il est pour­tant l’auteur d’une œuvre féconde où les fron­tiè­res entre his­toire et fic­tion sont ténues. Parues en 1896, les Vies ima­gi­nai­res offrent au lec­teur le récit de vies sin­gu­liè­res, allant d’Empédocle aux assas­sins MM. Burke et Hare : ces êtres, réels pour la plu­part, demeu­rent rela­ti­ve­ment peu connus par rap­port à d’autres figu­res de leur temps, et c’est leur sin­gu­la­rité excen­tri­que qui les ras­sem­ble. Il s’agit pour l’auteur d’écrire entre les lignes de leur bio­gra­phie sup­po­sée, d’ima­gi­ner ce qu’ont pu être leurs vies, par un dépla­ce­ment de l’érudition qui sub­sti­tue l’ouver­ture des pos­si­bles de l’ima­gi­na­tion à la cau­sa­lité his­to­ri­que. L’ensem­ble frappe par une conci­sion – le récit de cha­cune des vingt-deux vies tient en moins de cinq pages – reven­di­quée par Marcel Schwob qui s’affran­chit des règles de la bio­gra­phie tra­di­tion­nelle, qui ambi­tionne l’exhaus­ti­vité, pour créer le genre nou­veau de la bio­gra­phie fic­tion­nelle. L’auteur sou­li­gne lui-même la sin­gu­la­rité de son entre­prise dans la pré­face des Vies ima­gi­nai­res, où s’esquisse un projet esthé­ti­que, éthique, anthro­po­lo­gi­que, dont l’influence fut consi­dé­ra­ble sur des auteurs du XXe siècle, au pre­mier plan des­quels figure Borges.

La biographie fictionnelle : lieu de déploiement de l’unique

L’œuvre de Marcel Schwob s’ouvre sur la dis­tinc­tion entre l’art et la science his­to­ri­que, à laquelle il repro­che sa visée trop géné­rale, au mépris de l’indi­vidu. Dans une bio­gra­phie his­to­ri­que, seuls les faits et gestes des grands hommes nous sont trans­mis, en cela qu’ils se rat­ta­chent à un événement, à une idée géné­rale ayant contri­bué à écrire l’his­toire totale telle que nous la connais­sons. Marcel Schwob désire rendre au par­ti­cu­lier toute sa richesse et sa valeur poten­tielle. Ce qui nous inté­res­se­rait dans la vie d’un homme ne rési­de­rait ni dans ses gran­des actions, ni dans ses idées, mais bien plutôt dans son extrême sin­gu­la­rité : ainsi, le moment où l’excen­tri­cité du per­son­nage le fait bifur­quer par rap­port à l’uni­vers des grands hommes fas­cine l’auteur. « L’art est à l’opposé des idées géné­ra­les, ne décrit que l’indi­vi­duel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas ; il déclasse » : ce geste de déclas­se­ment per­pé­tuel est visi­ble dans l’usage exclu­sif des sous-titres des vies, qui cons­truit une typo­lo­gie iro­ni­que que le récit vient dis­tor­dre en s’écartant de la ter­mi­no­lo­gie inau­gu­rale. C’est par exem­ple la vie d’Alain le gentil qui est moins soldat, défen­seur de l‘ordre, qu‘un bri­gand fau­teur de désor­dre. Dès lors, Marcel Schwob s’ins­crit dans le sillage de bio­gra­phes anglais tels que Boswell ou Aubrey, au détri­ment notam­ment de Plutarque. L’un de ses modè­les serait Thomas De Quincey qui, dans les Derniers jours d’Emmanuel Kant, s’atta­che aux traits de l’homme sans men­tion­ner sa phi­lo­so­phie. La bio­gra­phie idéale relè­ve­rait d’un art de la dif­fé­ren­cia­tion extrême : par­ve­nir à sin­gu­la­ri­ser à l’infini la vie de deux phi­lo­so­phes ayant élaboré une méta­phy­si­que sem­bla­ble.

Il découle de cette dis­tinc­tion entre bio­gra­phie his­to­ri­que et bio­gra­phie fic­tion­nelle une prise de dis­tance à l’égard du vrai. Les Vies ima­gi­nai­res s’affran­chis­sent des règles tra­di­tion­nel­les : des faits tels que la nais­sance, la mort, la filia­tion sont sou­vent modi­fiés afin d’attein­dre l’uni­cité de chaque indi­vidu. Toutefois, cet écart par rap­port à l’his­toire ne signi­fie pas un refus de l’érudition his­to­ri­que : Marcel Schwob cultive le goût du détail (une marque au flanc droit de Cyril Tourneur) et de l’anec­dote (la révé­la­tion de Cratès devant une repré­sen­ta­tion du Télèphe d’Euripide) sans se sou­met­tre à l’his­toire tota­li­sante, afin d’ouvrir le récit à la poly­pho­nie – prin­cipe d’écriture de La Croisade des enfants – à la mul­ti­pli­cité des pos­si­bles. Il s’agit de s’abs­traire de la chaîne cau­sale, d’en extraire les dif­fé­ren­ces, les noms, pour les faire revi­vre dans leur iso­le­ment (Alexandre Gefen, « Les Métempsycoses de Marcel Schwob »). À tra­vers cette liberté, le bio­gra­phe s’appa­rente à un dieu infé­rieur : de même que Dieu, selon Leibniz, choi­sit entre les mondes pos­si­bles, l’artiste choi­sit l’unique entre les pos­si­bles humains qui s’offrent à lui. « L’art du bio­gra­phe consiste jus­te­ment dans le choix. Il n’a pas à se préoc­cu­per d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. » (p. 16). Dire l’unique passe par une ten­sion entre l’extrême conci­sion de chaque récit, qui semble rap­pro­cher étrangement la vie et la mort par cette briè­veté même, malgré une nar­ra­tion ellip­ti­que, et une esthé­ti­que du détail, lieu de la sin­gu­la­ri­sa­tion de chaque être où se conden­sent l’inté­rio­rité d’un per­son­nage selon la logi­que du bio­gra­phème que théo­ri­sera Barthes : le vête­ment prend ainsi une impor­tance signi­fi­ca­tive pour Frate Dolcino qui tient à garder son man­te­let sur le bûcher, ou pour Gabriel Spenser qui fait d’un drap cra­moisi à frange dédo­rée une robe de théâ­tre. De cette ten­sion jaillit une inten­sité rejouée d’une vie à l’autre.

Une curiosité anthropologique à l’égard des différences

Si la lit­té­ra­ture doit exal­ter les dif­fé­ren­ces, ce n’est pas tant par goût de l’excen­tri­cité que par curio­sité anthro­po­lo­gi­que : Marcel Schwob entend « donner autant de prix à la vie d’un pauvre acteur qu’à la vie de Shakespeare, […] raconter avec le même souci les exis­ten­ces uni­ques des hommes, qu’ils aient été divins, médio­cres, ou cri­mi­nels. » (p. 17). Ainsi s’expli­que le choix des vies rela­tées, puisqu’à la vie de Dante, Schwob pré­fère celle du poète Cecco Angiolieri, et qu’à Jeanne d’Arc, il pri­vi­lé­gie le juge Nicolas Loyseleur. La plu­part de ces per­son­na­ges connais­sent des tra­jec­toi­res tra­gi­ques, pres­que tous côtoient la misère et l’exclu­sion, et les héros de cette œuvre sont pour l’ensem­ble des pros­ti­tuées, des voleurs, des pira­tes, voire des assas­sins : à cet inté­rêt envers la richesse des marges répond une phrase du Pape Grégoire IX dans La Croisade des enfants, selon laquelle « Dieu accorde la même part au grain de sable et à l’empe­reur. » Dès lors, pro­po­ser le récit de vingt-deux vies en l’espace de moins de deux cents pages plutôt qu’écrire, comme Boswell, une Vie de Samuel Johnson rele­vant davan­tage de l’ency­clo­pé­die que de la bio­gra­phie, ce serait offrir au lec­teur une éthique de la modes­tie, un goût du minus­cule. En effet, si c’est la figure mythi­que et légen­daire d’Empédocle peint en dandy qui ouvre les Vies ima­gi­nai­res, l’auteur lui fait se suc­cé­der des figu­res plus mar­gi­na­les, qui oppo­sent à une sin­gu­la­rité excen­tri­que une sin­gu­la­rité ano­dine, ouvrant la voie aux figu­res ano­ny­mes décri­tes par la lit­té­ra­ture contem­po­raine. Le souci eth­no­gra­phi­que du proche se mani­feste non sans humour par un tra­vail sur les par­lu­res, qui en ren­dant compte de l’argot d’un per­son­nage – celui de Walter Kennedy par exem­ple – cher­che à faire enten­dre la rhé­to­ri­que d’une époque. Afin de sin­gu­la­ri­ser ces « vies minus­cu­les », pour repren­dre le titre de l’œuvre de Pierre Michon, Marcel Schwob sug­gère l’impor­tance du nom de chaque per­son­nage, creu­set d’une iden­tité en mou­ve­ment. C’est par désir de graver son nom dans les mémoi­res qu’Erostrate pro­fane le temple d’Artémis. Clodia, à l’instar de son frère élu tribun de la plèbe, réduit la diph­ton­gue de son nom à un simple « o » afin de se rap­pro­cher du peuple. Pocahontas devient Rebecca Rolfe en épousant un Anglais, puis meurt après avoir avoué son véri­ta­ble nom, Matoaka. Pour ces per­son­na­ges, le nom est étroitement lié à leur des­ti­née. Pour d’autres, tel Pétrone, il est à l’ori­gine d’un doute concer­nant l’iden­tité de l’homme : Pétrone le roman­cier est-il le Pétrone de la cour de Néron ? Marcel Schwob joue de cette incer­ti­tude, et pré­fère offrir au per­son­nage un destin placé sous le signe de l’aven­ture en s’éloignant de Tacite.

Toutefois, le tra­vail de dif­fé­ren­cia­tion à l’œuvre dans les Vies ima­gi­nai­res n’exclut pas de nom­breu­ses symé­tries entre les vies, de telle sorte qu’une cohé­rence pro­fonde émane de l’œuvre qui semble, dans un geste de col­lec­tion, élaborer une his­toire com­pa­rée de la marge. Malgré leur clô­ture, des cons­tan­tes sur­gis­sent de la mise en série de ces vies, à tra­vers les liai­sons établies d’une vie à l’autre ou des détails ima­gi­nés qui revien­nent comme des leit­mo­tivs char­gés de signi­fi­ca­tions. Il est en effet dif­fi­cile de ne pas lire en miroir les vies de Lucrèce, poète, et de Cecco Angiolieri, poète hai­neux, ou encore celles des quatre pira­tes ou chas­seurs de tré­sors qui se suc­cè­dent à la fin du livre. Monsieur William Burke voit son œuvre s’assi­mi­ler aux Mille et une Nuits, dont l’un des per­son­na­ges, Sufrah le géo­man­cien, est l’objet d’une Vie. De manière plus dif­fuse, la cou­leur verte semble lier les vies d’Alain le Gentil, qui oublie d’arra­cher ses « man­ches vertes », de Cyril Tourneur qui voit le cada­vre de sa mère trans­porté sur une char­rette verte, ou encore de William Phips qui achète une maison dans l’Avenue Verte de Boston. Autant de motifs qui créent des liens entre ces vies éloignées dans l’espace et le temps, et qui grâce à leur mise en série don­nent au texte une dimen­sion cos­mo­lo­gi­que. À cet égard, la pré­face du Roi au masque d’or esquisse une réflexion sur la dif­fé­rence et la res­sem­blance, qui se rédui­raient fina­le­ment à une ques­tion d’opti­que sur le monde : « Imaginez que la res­sem­blance est le lan­gage intel­lec­tuel des dif­fé­ren­ces, que les dif­fé­ren­ces sont le lan­gage sen­si­ble de la res­sem­blance. » L’artiste serait celui qui par­vient à faire varier les points de vue, selon qu’il désire mettre l’accent sur l’uni­cité de l’homme, ou sur son appar­te­nance au genre humain.

La part de l’imaginaire et le geste ironique

Le statut « ima­gi­naire » de ces vies semble s’oppo­ser à un récit « réel », « his­to­ri­que », ou « avéré » puis­que l’inven­tion comble les blancs lais­sés par les docu­ments ou la légende : l’artiste brode autour des traces du passé, mobi­li­sant autour de chaque per­son­nage une matrice nour­rie par une connais­sance de l’uni­vers de l’époque (le Paris de Villon pour Katherine la den­tel­lière), des pro­duc­tions lais­sées par ces poètes ou roman­ciers (romans de Pétrone, œuvre de Lucrèce, pièces de Cyril Tourneur), en gar­dant par­fois le silence sur un pan pour­tant essen­tiel de la vie de l’indi­vidu – le De Natura rerum est absent de la vie de Lucrèce, seul texte qui nous soit pour­tant par­venu de lui. Imaginaires, ces vies le sont également dans la mesure où l’uni­vers créé par les poètes évoqués dans leurs œuvres devient le cadre de la vie de ces per­son­na­ges. Ce qui fait destin dans le par­cours du per­son­nage, c’est l’œuvre qu’il aura accom­plie et qui colore sa vie. Ainsi, si Marcel Schwob n’évoque nulle part le De Natura rerum, l’écriture de la vie de Lucrèce est pétrie des éléments du texte ; de même, l’ima­gi­naire maca­bre des tra­gé­dies de Cyril Tourneur devient l’uni­vers sombre dans lequel il évolue. Schwob insiste donc sur le lien qui se tisse entre la vie et l’œuvre, et, le der­nier récit fai­sant d’ailleurs le por­trait de héros artis­tes, l’his­toire de la mar­gi­na­lité ouvre une réflexion sur le geste esthé­ti­que, notam­ment par la mise en abyme d’audi­teurs de bio­gra­phies.

Les Vies ima­gi­nai­res pro­po­sent alors une réflexion sur la lec­ture et la créa­tion, puis­que leur carac­tère ima­gi­naire est en partie le reflet des lec­tu­res de Marcel Schwob : Sufrah le géo­man­cien est un être de papier, tout droit sorti des Mille et une nuits, auquel l’auteur sou­haite accor­der une autre fin. Par-là, il se reconnaît dans les propos d’Albert Samain qui reprend une for­mule de Flaubert pour qua­li­fier la lec­ture des Vies ima­gi­nai­res : « […] une sorte de « haschich lit­té­raire » […] dont une seule cuillère met le feu à l’ima­gi­na­tion, et fait sou­dain surgir et dis­pa­raî­tre des mondes, des peu­ples, des cités dans des vapeurs de pour­pre, et des nuages d’or noir. » (Lettre à Marcel Schwob, citée par P. Champion, Marcel Schwob et son temps). De plus, une réflexion sur l’his­toire de l’écriture de la bio­gra­phie se déve­loppe avec la der­nière vie dans laquelle la pré­sence du nar­ra­teur s’affirme : celui-ci, dans une théâ­tra­li­sa­tion de plus en plus forte, témoi­gne de son tra­vail en pre­nant ses dis­tan­ces par rap­port à l’art de la bio­gra­phie. C’est par un geste iro­ni­que qu’il revi­site le maté­riau du passé, fai­sant se suc­cé­der dans des tona­li­tés très dif­fé­ren­tes figu­res bur­les­ques et figu­res nobles, dédra­ma­ti­sant le crime avec humour, cari­ca­tu­rant Walter Kennedy.

Si les Vies ima­gi­nai­res ouvrent la voie à une nou­velle appro­che de l’Histoire – qui sera pour Corbin fondée sur la sen­sua­lité – et à un « roma­nes­que sans roman », pour repren­dre l’expres­sion de Barthes, dont l’influence est visi­ble chez des auteurs comme Pierre Bergounioux ou Pierre Michon, la sin­gu­la­rité de Marcel Schwob tient cer­tai­ne­ment dans ce geste iro­ni­que que ne reconduit pas la lit­té­ra­ture contem­po­raine, fai­sant endos­ser à la fic­tion bio­gra­phi­que une fonc­tion mémo­rielle et cher­chant à sus­ci­ter de l’empa­thie pour ces figu­res minus­cu­les.

Maud Lecacheur et Aurélie Arrufat

Bibliographie sélec­tive

Christian BERG et Yves VADE, Marcel Schwob : d’hier et d’aujourd’hui, Seyssel, 2002.

Florence DELAY, « Une influence énorme », Europe, mai 2006 / N° 925, pp.7-18.

Alexandre GEFEN, « Les métemp­sy­co­ses de Marcel Schwob », Europe, mai 2006 / N° 925, pp.88-103.

Marcel SCHWOB, Vies ima­gi­nai­res. Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1957.

Marcel SCHWOB, Œuvres, texte écrit et pré­senté par Sylvain Goudemare. Paris, Phébus, 2002.