écritures contemporaines

René Audet est pro­fes­seur au dépar­te­ment des lit­té­ra­tu­res à l’Université Laval.

Vous avez fondé il y a main­te­nant huit ans une revue en ligne dotée d’un titre énigmatique, temps zéro. D’où vient cette expres­sion ? Quelle concep­tion de l’his­to­ri­cité lit­té­raire engage-t-elle ?

Au milieu des années 2000, le déve­lop­pe­ment des études contem­po­ra­néis­tes était très vif, mais peu d’outils étaient acces­si­bles aux cher­cheurs et aux étudiants qui vou­laient dif­fu­ser leurs tra­vaux et consul­ter des pro­po­si­tions nou­vel­les sur des corpus encore peu exa­mi­nés. Bien sûr, plu­sieurs revues accueillaient des arti­cles, voire des dos­siers sur les pra­ti­ques actuel­les. Il res­tait tou­te­fois le sen­ti­ment que ce nou­veau champ pou­vait pro­fi­ter de lieux consa­crés à sa cris­tal­li­sa­tion et à sa com­plexi­fi­ca­tion. C’était le ter­reau qui pou­vait voir naître une revue comme temps zéro.

Cadrer une nou­velle revue dans un ter­ri­toire encore rela­ti­ve­ment vierge était un défi à plu­sieurs égards. Il ne fal­lait pas diluer la mis­sion de la revue dans une pro­po­si­tion trop large et trop inclu­sive – créer une revue sur le contem­po­rain, c’était s’ouvrir à toute pro­po­si­tion vague­ment liée à la période actuelle, quelle que soit l’appro­che cri­ti­que, le corpus ou la langue d’expres­sion. En revan­che, établir une revue très spé­cia­li­sée ris­quait de souf­frir d’un « marché intel­lec­tuel » encore trop peu struc­turé, et donc d’une offre insuf­fi­sante pour per­met­tre le jeu des pro­po­si­tions, la néces­sité de la rigueur scien­ti­fi­que et la sélec­tion des textes pro­po­sés. Partant de mes pro­pres inté­rêts (c’est sou­vent la base de tout projet que l’on élabore...), j’ai défini le mandat de la revue : corpus natio­naux variés, période de l’extrême contem­po­rain, études rédi­gées en fran­çais, appro­ches rele­vant de la poé­ti­que, de l’esthé­ti­que et des ima­gi­nai­res contem­po­rains.

Le nom ? Quel pari... quand on consi­dère qu’il établit l’iden­tité de la revue et qu’il doit s’impo­ser dans une large com­mu­nauté scien­ti­fi­que. Voulant res­ser­rer les études sur l’extrême contem­po­rain, j’ai sou­haité sug­gé­rer l’idée d’un regard spé­ci­fi­que à ces corpus, une forme de saisie in vivo de ces pra­ti­ques. Donc isoler le fait à étudier, l’obser­ver dans sa propre tem­po­ra­lité – d’où ce temps zéro, repère rela­tif en scien­ces, qui permet de voir com­ment un phé­no­mène s’ins­crit dans le temps. Cette vision insuf­fle une autar­cie peut-être abu­sive du champ contem­po­rain – on sait trop que la période actuelle peut et doit se lire à l’aune des pério­des anté­rieu­res, dans une logi­que de dépla­ce­ment et non de rup­ture. Mais ce « coup de force » était néces­saire pour ins­ti­tuer un cré­neau scien­ti­fi­que, qui dépasse le simple com­men­taire ou la récep­tion immé­diate (ce qui cons­ti­tuait la majeure partie du dis­cours sur la lit­té­ra­ture contem­po­raine au tour­nant du mil­lé­naire).

Évidemment, le titre est aussi un clin d’œil à Italo Calvino, ce grand auteur que j’adore et à qui j’ai voulu rendre hom­mage.

Dans le champ des tra­vaux consa­crés au « contem­po­rain », vous avez été un arti­san majeur des rap­ports entre cher­cheurs qué­bé­cois et cher­cheurs fran­çais. Quelles sont selon vous les spé­ci­fi­ci­tés des appro­ches des uns et des autres dans ce domaine ? Quels liens et quels échanges reste-il à créer ?

De façon plus juste, je serais porté à croire que c’est un outil comme Fabula qui a été un accé­lé­ra­teur des échanges entre cher­cheurs fran­çais et qué­bé­cois, parce qu’il a fait connaî­tre réci­pro­que­ment les tra­vaux des cher­cheurs et leurs pro­fils. Néanmoins, une revue comme temps zéro, des événements et des dos­siers de revues mobi­li­sant des cher­cheurs des deux côtés de l’Atlantique ont effec­ti­ve­ment contri­bué à ces contacts, que les objets d’étude favo­ri­saient – les études sur le contem­po­rain ne sont pas d’emblée cen­trées sur les spé­ci­fi­ci­tés natio­na­les des corpus et ren­dent pos­si­bles des tra­vaux com­muns sur des œuvres appar­te­nant à l’une ou l’autre lit­té­ra­ture natio­nale.

Du point de vue des appro­ches cri­ti­ques, il y avait peut-être des dif­fé­ren­ces plus sen­si­bles au début des années 2000. Alors que les cher­cheurs qué­bé­cois étaient plus cen­trés sur les enjeux théo­ri­ques et nar­ra­tifs des pra­ti­ques contem­po­rai­nes, les cher­cheurs fran­çais pri­vi­lé­giaient une car­to­gra­phie thé­ma­ti­que (les motifs domi­nants, les résur­gen­ces et les sin­gu­la­ri­tés des œuvres actuel­les) et un regard sou­vent com­pa­ra­tif, voire com­pa­ra­tiste. C’est tou­te­fois un por­trait très cari­ca­tu­ral, qui tend à deve­nir aujourd’hui com­plè­te­ment caduc, comme les col­la­bo­ra­tions sont nom­breu­ses et que les lec­tu­res sont croi­sées. Il reste bien sûr des traits spé­ci­fi­ques aux corpus fran­çais et qué­bé­cois, qui sont étudiés pour eux-mêmes, mais les appro­ches sont pas­sa­ble­ment par­ta­gées.

Ce qui reste à venir : la pour­suite de la reconnais­sance des tra­vaux menés hors France (même sur des corpus fran­çais), qu’ils soient qué­bé­cois ou de n’importe quelle autre com­mu­nauté scien­ti­fi­que fran­co­phone. Et une ouver­ture plus grande des cher­cheurs fran­çais à l’égard des corpus qué­bé­cois, belges, suis­ses, caraï­béens, afri­cains... De la sorte, de gran­des équipes de recher­che inter­na­tio­na­les pour­ront s’établir et unir leurs regards com­plé­men­tai­res pour une meilleure com­pré­hen­sion des lit­té­ra­tu­res actuel­les.

Votre appro­che cri­ti­que a beau­coup mobi­lisé les outils forgés par la nar­ra­to­lo­gie. Pensez-vous que la lit­té­ra­ture contem­po­raine amène à trans­for­mer nos outils et à inven­ter des métho­do­lo­gies spé­ci­fi­ques ?

Toute appro­che cri­ti­que, même aussi for­ma­liste que la nar­ra­to­lo­gie, est forgée à partir de la lec­ture d’un cer­tain corpus et non à partir de prin­ci­pes désin­car­nés. La nar­ra­to­lo­gie de Genette, ne l’oublions pas, est cal­quée sur la lit­té­ra­ture moderne, même si le cri­ti­que s’ouvre ensuite aux pra­ti­ques plus récen­tes. Il en est de même avec la nar­ra­ti­vité propre aux lit­té­ra­tu­res contem­po­rai­nes, réflexion en acte sur les pos­si­bi­li­tés du texte nar­ra­tif. C’est pour­quoi je pour­suis ma route en res­tant atten­tif aux inci­den­ces de ces explo­ra­tions fic­tion­nel­les sur notre capa­cité à raconter des his­toi­res, à raconter le monde.

S’il y a une trans­for­ma­tion à obser­ver dans l’étude des pra­ti­ques contem­po­rai­nes, c’est peut-être dans l’ouver­ture du modèle du récit, com­bi­nant des regards com­plé­men­tai­res à ceux de la nar­ra­to­lo­gie, de la sémio­ti­que, de la psy­cha­na­lyse, de la socio­cri­ti­que... Pensons à une pensée plus phi­lo­so­phi­que de la nar­ra­ti­vité (la piste de la phé­no­mé­no­lo­gie est pro­met­teuse) ou encore à une pers­pec­tive anthro­po­lo­gi­que venant influen­cer notre examen des per­son­na­ges roma­nes­ques. De la sorte, notre com­pré­hen­sion des repré­sen­ta­tions de l’être et de l’agir humains dans les fic­tions ne pourra qu’être à la fois plus fine et plus exi­geante.

Votre atten­tion se porte aussi sur les formes mêmes de la recher­che, et témoi­gne sans doute d’un désir de pro­duire des lieux de savoir accueillants pour le pro­fane, sans tran­si­ger sur l’exi­gence scien­ti­fi­que. Comment conce­vez-vous les inflé­chis­se­ments à venir, en termes de sup­ports bien sûr, mais aussi de for­mats d’écriture ? Je pense notam­ment à celui de l’« incur­sion », à l’hon­neur dans temps zéro.

Déjà, sans être un pré­cur­seur, la revue temps zéro s’ins­cri­vait dans une appro­che explo­ra­toire des moda­li­tés actuel­les de dif­fu­sion du savoir scien­ti­fi­que. Revue entiè­re­ment en ligne, sous­cri­vant au prin­cipe du libre accès, elle cher­chait à renou­ve­ler notre rap­port avec le dis­cours savant. C’est également dans cet esprit que la rubri­que « Incursions » a été inau­gu­rée sur temps zéro : des textes brefs, inci­sifs, sur des réa­li­tés théo­ri­ques nou­vel­les – façon d’ouvrir des voies iné­di­tes qui pour­ront trans­for­mer nos façons d’exa­mi­ner les écritures contem­po­rai­nes. Il y a cer­tai­ne­ment là un sou­hait d’accé­lé­rer les échanges et le bouillon­ne­ment des idées, mais cet exer­cice doit être mené sans jamais sacri­fier la rigueur argu­men­ta­tive et la vali­da­tion scien­ti­fi­que.

Parallèlement, diver­ses ini­tia­ti­ves per­son­nel­les ali­men­tent cette réflexion et s’en ins­pi­rent tout autant : publi­ca­tion de blogs scien­ti­fi­ques, impli­ca­tion dans le déve­lop­pe­ment d’un dépôt ins­ti­tu­tion­nel, pilo­tage de ban­ques de don­nées en ligne, ges­tion d’un projet de mise en valeur des pro­duc­tions scien­ti­fi­ques des mem­bres d’un centre de recher­che... Ces actions sur la dif­fu­sion du savoir, bien que dis­tinc­tes et à visées diver­ses, concou­rent à renou­ve­ler l’idée et la fonc­tion de la publi­ca­tion scien­ti­fi­que. Si la mono­gra­phie demeure tou­jours pour plu­sieurs l’incar­na­tion du Grand œuvre, cette moda­lité est pré­ca­ri­sée sous plu­sieurs angles : économie éditoriale chan­ce­lante, lour­deur des tâches uni­ver­si­tai­res qui libè­rent peu de temps pour l’écriture de longue haleine, accé­lé­ra­tion des avan­cées cri­ti­ques sur les corpus contem­po­rains... Le modèle de la mono­gra­phie n’est sûre­ment pas à reje­ter, mais il pourra cer­tai­ne­ment être revi­sité et reca­dré, de sorte qu’il s’ajuste aux besoins, aux condi­tions de sa réa­li­sa­tion et aux pos­si­bi­li­tés actuel­les de cir­cu­la­tion du savoir.

Propos recueillis par Eléonore Devevey