Chercher au présent Journée d’études des jeunes chercheurs, le jeudi 1e décembre, à l’amphi de la MILC à Lyon, en présence d’Arno Bertina et Laurent Demanze
L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Paradoxalement, la notion d’inactualité semble émerger dans un contexte historique et artistique spécifique puisque le colloque que vous organisiez à l’université Lyon 3 épouse un découpage séculaire. Tout semble se passer comme si l’inactualité était une notion récente apparue au XIXe siècle et qui s’impose encore aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé dans les représentations de l’histoire au point de susciter ces postures d’inactualité ? Sont-elles les mêmes d’ailleurs au XIXe siècle et dans la littérature contemporaine ?
Le découpage séculaire auquel a obéi le colloque organisé par le groupe MARGE ne doit pas être sur-interprété. En effet, il contribue également à une certaine « lisibilité » de la manifestation en direction du public. D’ailleurs, à l’intérieur de ce découpage, des regroupements étaient proposés, qui dépassaient finalement l’appartenance de telle ou telle œuvre au XIXe ou au XXe siècles. Une séance était ainsi bâtie autour d’une interrogation sur l’inscription de l’inactualité dans des préoccupations génériques : y aurait-il un ou des genres plus concerné(s) que d’autres par l’inactualité ? On peut ainsi songer que l’écriture de soi, vouée à l’exploration d’un sujet par là même objectivé, et condamnée à une successivité du dire peu compatible avec la confusion temporelle des phénomènes psychiques réels, s’impose comme champ premier d’exploration. L’au-jour-le-jour du diariste, ancré par définition dans un actuel personnel, se révèle en effet comme fasciné par la possibilité même d’une écriture inactuelle, garante peut-être d’une véritable inscription de la subjectivité dans son expérience du sensible. Ce questionnement, initié à partir des écrits de Casanova, dans le cadre du colloque, pouvait en réalité se prolonger jusqu’à nous : Annie Ernaux, dans Les Années, n’interroge-t-elle pas la validité du mot d’ordre des années 1980 : « Il faut être de son temps »… ?
Il est certain qu’une borne essentielle paraît constituée par la Révolution et ses conséquences, puis par la modernité baudelairienne. Du côté de cette modernité parce qu’il nous est apparu, au moins à titre d’hypothèse, que l’inactualité pouvait signifier le renoncement du geste littéraire moderne à la coïncidence du sujet avec lui-même ou le monde, désormais inconcevables dans les seuls termes d’unité et de continuité. Du côté de la Révolution maintenant, car si la littérature n’aura évidemment pas attendu le début du XIXe siècle pour expérimenter l’hétérochronie, il n’en reste pas moins que l’abandon du modèle de l’Historia magistra vitae peut être considéré comme un pertinent terminus ab quo. Quand Tocqueville postule dans De la démocratie en Amérique que « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », il sape une représentation de l’histoire sur le mode de la répétition et ouvre la voie à un imaginaire de la continuité causale qui va se nommer Progrès. Chateaubriand, encore, dans son Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes considérées dans leur rapport avec la révolution française, témoigne, par la faillite même de sa tentative d’analogie, de cette bascule.
Il paraît certain que notre époque contemporaine aura radicalisé ces troubles de la conscience historique. L’érosion des Grands Récits, dont on veut faire la clef de voûte de la post-modernité, désoriente le temps, pour paraphraser Quignard. Se lève comme une « inquiétude » (Quignard, encore, dans son très beau livre Sur le jadis qui fut important dans l’élaboration de notre projet) qui fait du rapport à l’actuel, au présent et au contemporain un enjeu essentiel. Beckett : « je vais essayer, je vais essayer dans un autre présent, même si ce n’est pas encore le mien. » Comme si l’inactualité pouvait, finalement, se dire comme un « je préfèrerais ne pas encore, ou ne plus ».
La notion d’inactualité semble s’inscrire dans une époque fortement marquée par un trouble du devenir historique. Elle pourrait même faire écho à des lectures anachroniques de l’histoire de l’art, si l’on songe aux travaux de Georges Didi-Huberman, aux notions de dormance ou de spectralité. Est-elle selon vous une étape d’un renouvellement dans la manière d’écrire l’histoire de la littérature ou le signe d’une perplexité envers les récits trop linéaires de l’histoire littéraire ?
C’est une (heureuse) découverte du travail mené à l’occasion de ce colloque. La notion d’inactualité a paru en effet parvenir à dire la nature plurielle et complexe d’une œuvre et, au-delà de ce cadre, inciter à une relecture « chamboulée » de l’histoire littéraire. L’exemple de Didi-Huberman, que tu cites, pourrait en effet servir de modèle, lui qui articule ces deux dimensions, fondant un renouvellement de l’histoire de l’art sur l’analyse du présent pluriel constitutif de l’œuvre comme « montage de temps hétérogènes formant anachronismes » (Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images ). À partir de l’examen d’œuvres comme celle de Pascal Quignard, nous avons pu opposer au « présentisme » tel que défini par un François Hartog, obsession d’un présent omnipotent et pourtant inquiet de ses racines ou prolongements, l’incessante germination et le bouillonnement : puisque « actuellement le big bang explose, actuellement le fer sous nos pieds bout au centre de la terre, » déclare ainsi Quignard, « […] je ne peux même pas penser le mot de “présent”, tellement l’actuel est hétérochronique » . Pour cette raison, j’ai voulu que sur la couverture du volume qui sera publié et qui recueillera les actes de ce colloque, figure une des affiches lacérées de Jacques Villeglé, comme équivalent iconique de cette pluralité de strates temporelles données à voir en synchronie. Les prolongements se révèlent alors féconds : on peut songer évidemment au travail récent de Pierre Bayard, proposant de revisiter l’histoire littéraire par l’anachronisme. La notion d’inactualité contribuerait alors à décloisonner les cadres un peu exigus que se choisit parfois une lecture disons « académique » de l’histoire littéraire. Je pense à la virtuosité d’un Michel Chaillou, pour qui « l’extrême contemporain », « c’est mettre tous les siècles ensemble » . Proposer l’inactualité comme porte d’entrée – dérobée, en est-il de plus tentantes ? – dans l’histoire littéraire, n’est-ce pas ainsi proposer que toute œuvre nous soit contemporaine ? C’est du moins le sens du texte d’Agamben qui fut à l’origine de notre travail sur l’inactualité (« Qu’est-ce que le contemporain ? » dans Nudités) : « celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps. »
Le colloque fait une hypothèse forte : que la littérature se déploie dans un écart et un déport, qu’elle est une activité de temporisation et d’arrachement aux urgences du présent. Pourriez-vous préciser ce que gagne la littérature à prendre ses distances du présent : un savoir ? une posture ? un recul ?
Partons de la posture, qui est le phénomène le plus visible des trois notions que tu proposes. Quelque chose se joue probablement là, qui a à voir avec la paratopie telle que Dominique Maingueneau a pu la théoriser. Dans cette lignée, j’avais proposé qu’une des entrées de la question « Inactualité de la littérature » soit nommée, faute de mieux, « parachronie », pour souligner la proximité de ces interrogations. De Beckett situant de façon aporétique l’énonciation de L’Innommable : « entre le centre et le bord il y a de la marge », et ajoutant « et je peux très bien être sis entre les deux », à Barthes définissant l’écrivain comme « l’homme de l’interstice » plutôt que de la marge (La Préparation du roman), c’est bien d’un entre-deux, « fente secrète et nocturne » dans le tissu du temps, d’un « crac » (Rilke) que me paraît naître l’inactualité – et dont elle fait son premier objet, où celui qui éprouve que « mon temps n’est pas mon temps […] y vit sur le mode de l’archaïsme ou de l’anticipation » (D. Maingueneau, Le Discours littéraire). L’écrivain, « à la fois là et pas là » (Barthes, à nouveau, à propos de Chateaubriand, dans La Préparation du roman), « intensément présent et intensément absent de ce monde » (D. Maingueneau), participe bien de ce que l’on pourrait aller jusqu’à nommer une parachronie.
On le voit, cette posture ne saurait se limiter à un recul : certes, le « retrait pensif » que réclame pour l’écrivain un Bergounioux, a pour objet de tenir à distance l’urgence prétendue de l’événementiel, dont se saisira le discours journalistique. Un Michon, par ailleurs, tient des propos similaires. De là une possible confusion, que les travaux menés au cours du colloque et du séminaire qui l’a précédé, se sont efforcé de dissiper. L’inactualité ne se superpose pas à quelque antimodernisme ou posture nostalgique voire réactionnaire. Bien sûr, les passerelles existent, mais si l’inactualité a quelque légitimité comme notion propre, c’est précisément qu’elle semble s’inscrire au cœur d’œuvres qui s’affirment en charge du présent. Simplement la littérature y déploie une spécificité qui fonde peut-être pour partie sa légitimité dans le champ des discours : cette capacité d’aller susciter l’insolite et de relancer incessamment les dés, sans clore le sens.