écritures contemporaines

Luc Boltanski – Énigmes et Complots. Une enquête à propos d’enquêtes. Paris, Gallimard, « nrf essais », 2012.

Luc Boltanski part d’une ana­lyse sur le déve­lop­pe­ment his­to­ri­que de deux pays – la France et l’Angleterre- d’un point de vue lit­té­raire et scien­ti­fi­que. L’objet de l’inter­ro­ga­tion peut se résu­mer à cette cita­tion : « Ainsi, l’appa­ri­tion et le déve­lop­pe­ment très rapide du roman poli­cier puis du roman d’espion­nage, l’iden­ti­fi­ca­tion de la para­noïa par la psy­chia­trie, le déve­lop­pe­ment des scien­ces socia­les et par­ti­cu­liè­re­ment de la socio­lo­gie –pro­ces­sus qui sont à peu près conco­mi­tants- seraient soli­dai­res d’une façon nou­velle de pro­blé­ma­ti­ser la réa­lité et aussi de tra­vailler les contra­dic­tions qui l’habi­tent. » Le socio­lo­gue pointe la géné­ra­li­sa­tion du doute sur la réa­lité qu’ins­til­lent ces trois pans de la vie intel­lec­tuelle –lit­té­raire ou scien­ti­fi­que – du XIXe siècle. Il s’aper­çoit avec étonnement que le roman poli­cier ou d’espion­nage ren­contre un succès si impor­tant qu’il déborde de son propre genre pour s’appro­prier la lit­té­ra­ture dans son entier et le cinéma.

Cette para­noïa propre à la société contem­po­raine relè­ve­rait d’une struc­ture poli­ti­que sin­gu­lière à ces deux espa­ces occi­den­taux : l’État-Nation, qui naît dans un régime démo­cra­ti­que. Celle-ci s’indi­gne mora­le­ment devant le crime et se réas­sure en le condam­nant en par­ti­cu­lier et de manière géné­rale ; c’est un méca­nisme qui confor­te­rait la reli­gion d’État. Ce schéma serait au cœur du roman poli­cier qui demeu­re­rait selon l’auteur jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle un genre réac­tion­naire, prô­nant le retour à l’ordre et pei­gnant le crime comme l’émanation essen­tielle des clas­ses popu­lai­res.

I. Les deux enquêtes 

Quelle est alors la portée de l’énigme dans la pro­duc­tion lit­té­raire des XIXe et XXe siè­cles ? Pour l’auteur, l’irrup­tion du crime dans la société, dépeinte par le roman poli­cier, serait l’ins­til­la­tion d’un désor­dre dans une société enca­drée par les ins­ti­tu­tions poli­ti­ques et socia­les que garan­ti­rait l’État-Nation. Ainsi le crime dans un roman poli­cier vien­drait mettre au jour un dys­fonc­tion­ne­ment social lié à cer­tai­nes topi­ques de la peur sociale – le pau­pé­risme, par exem­ple, dans la pensée hygié­niste. Le détec­tive ou le poli­cier seraient des agents de l’État, État libé­ral anglais ou État-Nation à la fran­çaise, char­gés de réta­blir l’ordre. Le roman poli­cier pose­rait alors la ques­tion de la capa­cité de l’État à cons­truire une réa­lité stable débar­ras­sée de ce désor­dre : l’avè­ne­ment de l’État-Nation est paral­lèle à l’émergence de cette inquié­tude dans la lit­té­ra­ture à succès.

Une véri­ta­ble affi­nité sem­ble­rait se nouer entre l’enquête poli­cière et l’enquête socio­lo­gi­que. Les deux pers­pec­ti­ves, lit­té­raire et scien­ti­fi­que –le roman d’énigme, poli­cier ou d’espion­nage, et la socio­lo­gie- relè­vent le même défi : décou­vrir la réa­lité de la société.

Le roman poli­cier por­te­rait une vision réac­tion­naire de la société ; glo­ba­le­ment jusqu’à la moitié du XXe siècle en France et dès les années 30 aux États-Unis avec le roman noir, le roman poli­cier met­trait en scène le réta­blis­se­ment de l’ordre social et poli­ti­que par les agents de l’État. Le lec­teur, mis à mal par l’ébranlement que subit la réa­lité, c’est-à-dire l’ordre cons­truit par les ins­ti­tu­tions, trou­ve­rait un apai­se­ment dans le dénoue­ment final : une vic­toire sur le crime de l’agent d’État –le fonc­tion­naire, le « flic »- ou du moins son repré­sen­tant le plus fiable –il s’agit dans le cas du roman poli­cier anglais, d’un homme au-dessus de tout soup­çon, un aris­to­crate issu d’une grande et vieille famille, supé­rieu­re­ment intel­li­gent, un lord, Sherlock Holmes, en somme.

La socio­lo­gie, elle, agi­rait, dans un but clai­re­ment scien­ti­fi­que et non pré­dic­tif. Mais l’enquête socio­lo­gi­que et l’enquête poli­cière ont ceci de commun qu’elles s’appuient sur des témoi­gna­ges, des aveux, des ana­ly­ses de ter­rain, et sur­tout une pré­ten­tion scien­ti­fi­que, qui pousse par­fois le détec­tive à pro­duire de savants cal­culs ou le socio­lo­gue à cons­truire des modè­les mathé­ma­ti­ques. Ainsi, le grand pro­blème auquel s’est heur­tée la socio­lo­gie au milieu du XXe siècle serait ce que l’auteur appelle « la malé­dic­tion de Popper » ou, pour ainsi dire, la ten­dance socio­lo­gi­que à pro­duire des « théo­ries du com­plot », des grands récits. Or, contrai­re­ment au roman poli­cier qui fait néces­sai­re­ment récit, l’enquête socio­lo­gi­que devrait s’inter­dire tout désir de fic­tion.

Karl Popper au cours de sa confé­rence au 10e congrès de phi­lo­so­phie d’Amsterdam, reprise dans Conjectures et réfu­ta­tions1 , accuse les théo­ries socio­lo­gi­ques d’avoir trop partie liée avec l’his­to­ri­cisme. Une socio­lo­gie plus ration­nelle récu­se­rait l’appro­che marxiste, héri­tière d’une concep­tion de l’his­toire hégé­lienne, tendue vers une fin, et en cela, trop encline à pro­duire des pro­phé­ties fan­tai­sis­tes, elles seraient dites aujourd’hui « com­plo­tis­tes ». Le struc­tu­ra­lisme est aussi au cœur de l’atta­que par le trop grand déter­mi­nisme attri­bué aux phé­no­mè­nes sociaux. Citée comme réfé­rence, Nathalie Heinich fait état de cette malé­dic­tion et en montre les pro­lon­ge­ments dans son ouvrage Le Bêtisier du socio­lo­gue2. C’est ainsi que, fai­sant le tour des dif­fé­ren­tes métho­des d’appro­che que la socio­lo­gie a tenté de mettre en place pour échapper à « la malé­dic­tion » de Popper, l’auteur démon­tre pro­gres­si­ve­ment que l’aporie de la socio­lo­gie sub­siste encore et se loge en par­ti­cu­lier dans l’inca­pa­cité à échapper à la pensée de gran­des struc­tu­res déter­mi­nis­tes, à moins de tomber dans l’excès inverse : le rela­ti­visme absolu propre à l’ana­lyse indi­vi­dua­liste (du cou­rant de l’indi­vi­dua­lisme métho­do­lo­gi­que) ou micro­so­cio­lo­gi­que. Des deux extrê­mes, Boltanski sug­gère que ni l’un ni l’autre ne par­vien­nent à rendre compte de l’expé­rience propre à l’acteur entre col­lec­tif et indi­vi­duel. Seule, peut-être, la socio­lo­gie des réseaux, opé­rant le va-et-vient entre l’acteur indi­vi­duel et les struc­tu­res cris­tal­li­sées par ces échanges pour­rait ouvrir la voie à une socio­lo­gie véri­ta­ble­ment scien­ti­fi­que, tout en appor­tant la valeur ajou­tée de l’ana­lyse de la société dans son expé­rience propre, fruit sup­posé de la socio­lo­gie. La valeur ajou­tée socio­lo­gi­que se loge­rait en partie dans la cons­ti­tu­tion d’enti­tés dites « nar­ra­ti­ves », défi­nis­sant les acteurs des phé­no­mè­nes sociaux étudiés. Celles-ci se dis­tin­guent des enti­tés juri­di­ques défi­nies par le cadre de l’ins­ti­tu­tion poli­ti­que ou socio-économique (le Président de la République, les chô­meurs). Les enti­tés nar­ra­ti­ves per­met­tent de cerner ce qu’appa­rem­ment l’État ne voit pas, c’est-à-dire la société dans la diver­sité de ses rap­ports qu’ils soient d’oppo­si­tion ou de conni­vence. Elles sont ainsi for­gées : « les jeunes de ban­lieue », « les blou­sons dorés », « les bobos », « les beaufs ». Or, la concep­tion de ces enti­tés pose pro­blème, leur défi­ni­tion en termes de nombre et de carac­té­ris­ti­ques étant ins­ta­ble –com­ment déli­mi­ter et légi­ti­mer la caté­go­rie des « cons » ou des « réacs » ? –elle sup­pose d’une part une enquête du socio­lo­gue et d’autre part la déli­mi­ta­tion d’un groupe, d’une entité sociale ayant une vie propre, et poten­tiel­le­ment, une inten­tion­na­lité. Comment gérer le fait de confé­rer un but, une expé­rience com­mune à ces enti­tés, sans som­brer dans la ten­ta­tion de la cons­pi­ra­tion ou du com­plot ? Ces enti­tés nar­ra­ti­ves s’appa­ren­te­raient à l’uni­vers du roman, par le fait même qu’elles soient nar­ra­ti­ves, mais aussi en raison de la tra­di­tion du roman social qui donna au XIXe siècle nais­sance au roman poli­cier et au roman d’espion­nage. Les Mystères de Paris d’Eugène Sue en est un exem­ple fameux. Dans ces romans, comme dans ceux de Balzac, une volonté de tota­li­sa­tion par­ti­cipe à la des­crip­tion de la société en enti­tés, en grou­pes d’influence et permet d’en décou­vrir les roua­ges ; celle-ci s’appa­rente au tra­vail du socio­lo­gue, et encore une fois il semble que l’his­toire, ou la science, ait copié la lit­té­ra­ture, comme le sug­gère l’auteur dans sa conclu­sion, en para­phra­sant Borges3.

Enfin, la coïn­ci­dence entre la méthode socio­lo­gi­que et lit­té­ra­ture d’enquête montre la coa­les­cence entre les repré­sen­ta­tions du monde artis­ti­que ou scien­ti­fi­que et les struc­tu­res poli­ti­ques. Dans l’ana­lyse conclu­sive du Procès, la mise en faillite de la reli­gion d’État et des roua­ges du roman d’enquête dans le chef d’œuvre de Kafka annon­ce­raient pour Luc Boltanski les erran­ces tota­li­tai­res du siècle passé. L’his­toire aurait remis en cause les sys­tè­mes de pensée fina­lis­tes ou his­to­ri­cis­tes qui ont contri­bué à les mettre sur pied et la poli­ti­que devrait donc sortir de son assu­jet­tis­se­ment à la forme État-Nation péri­mée, et c’est ainsi que la socio­lo­gie pour­rait trou­ver un renou­vel­le­ment.

II. Holmes, Maigret et le sociologue

Luc Boltanski par­vient à déga­ger des rai­sons plus pro­fon­des, autres que l’appa­ri­tion de l’État-Nation, à cette manière de pro­blé­ma­ti­ser la réa­lité. En effet, la nais­sance de ce soup­çon à l’égard de la réa­lité ins­ti­tu­tion­nelle, trou­ve­rait son point de départ dans le déve­lop­pe­ment pro­gres­sif d’un espace public et, de fait, de la dis­tinc­tion privé/public. Ce der­nier est tan­gi­ble dès l’époque des Lumières avec des exem­ples d’« affai­res » prises en charge par des écrivains, que l’on appel­lera plus tard des « intel­lec­tuels ». L’affaire du che­va­lier de la Barre étudiée par Voltaire en est le modèle absolu, à la fin du XIXe siècle, c’est l’affaire Dreyfus et l’action de Zola. L’écrivain prend lui-même en charge, en tant que privé – à l’instar du détec­tive –une enquête sur un per­son­nage connu ou reconnu dont les affai­res pri­vées sont prises à parti par le domaine public –la jus­tice, l’État. Or, dans le cadre d’une société démo­cra­ti­que, la limite entre privé et public est ténue et par­ti­cipe à la para­noïa com­plo­tiste dont la société contem­po­raine serait atteinte. En effet, com­ment dis­cer­ner ce qui relève du privé et du public quand on consi­dère qu’un indi­vidu est à la fois une per­sonne phy­si­que et une per­sonne juri­di­que (un juge, un géné­ral d’armée, un ban­quier) et que les deux dimen­sions sont ame­nées à coha­bi­ter ? Le dédou­ble­ment est au cœur de la démar­che argu­men­ta­tive de l’essai. En effet, à ce dédou­ble­ment des enti­tés socia­les entre homme et statut, répond le dédou­ble­ment néces­saire de l’enquê­teur entre l’homme public –« flic », fonc­tion­naire ou aris­to­crate– et l’homme privé –détec­tive à ses heures per­dues ou jus­ti­cier dans l’âme. Que ce soit dans le roman anglais ou le roman fran­çais l’enquê­teur doit par­ta­ger, en privé, avec celui qu’il pour­chasse un trait commun afin de le com­pren­dre, il doit être homme, et se mettre à sa place afin de le démas­quer. Cependant chaque sin­gu­la­rité natio­nale moda­lise les expres­sions lit­té­rai­res de ce dédou­ble­ment.

Chez Conan Doyle, repré­sen­tant du roman poli­cier anglais, assu­jetti au modèle de l’État libé­ral, Sherlock Holmes incar­ne­rait par excel­lence le défen­seur de l’ordre social, et en cela serait à même de pour­chas­ser les véri­ta­bles mena­ces socia­les, les génies du crime, supé­rieurs au cri­mi­nel du « peuple des ser­vi­teurs » qui pour­rait être traqué un simple poli­cier, lui-même issu de ces milieux. Paradoxe de l’État libé­ral, en tant qu’homme privé, par sa haute nais­sance et son éducation d’élite, le détec­tive serait l’éminent repré­sen­tant de la logi­que et de la vio­lence publi­que. En même temps qu’il agit en totale liberté, celle-ci n’est pas une entrave à son hon­nê­teté intel­lec­tuelle et morale, car il serait par nature et par éducation épris du devoir de pro­té­ger l’ordre. Lui seul, supé­rieu­re­ment intel­li­gent et moral, combat un adver­saire à sa mesure, un être aussi très doué, en posi­tion de pou­voir –riche mar­chand, homme poli­ti­que ou savant méde­cin- mais un par­venu qui, du fait d’une ori­gine sociale et natio­nale trou­ble et de l’impor­tance des moyens dont il dis­pose, gagné par le res­sen­ti­ment social, s’éprendrait du désir d’insuf­fler le désor­dre dans la société. Un véri­ta­ble miroir se dresse entre le détec­tive et le cri­mi­nel.

Chez Simenon, pro­to­type du roman poli­cier fran­çais, le dédou­ble­ment a lieu dans la per­sonne même de l’enquê­teur. Le com­mis­saire Maigret, lui, incarne le par­fait fonc­tion­naire, dégagé de la mosaï­que des milieux sociaux qui coha­bi­tent dans la nation fran­çaise. Il est l’incar­na­tion de l’inté­grité de l’État qui se repose sur ses « capa­ci­tés » (la bour­geoi­sie « capa­ci­taire ») : des fonc­tion­nai­res ou des méde­cins. Homme d’ori­gine modeste, ins­truit et empreint d’un maté­ria­lisme huma­niste, il appré­cie les modes­tes plai­sirs de la vie : le petit res­tau­rant de cui­sine bour­geoise et le cinéma. Cette partie de l’État intè­gre ne change pas, c’est l’admi­nis­tra­tion. Elle vient faire contre­poids à la ver­sa­ti­lité des poli­ti­ques, perçus comme nui­si­bles et mal­hon­nê­tes. Si l’admi­nis­tra­tion s’incarne dans le poli­cier, il n’en est pas moins homme et ainsi opère le dédou­ble­ment lui per­met­tant de tisser un lien avec le cri­mi­nel. Ses qua­li­tés humai­nes lui confère une cons­cience aiguë des pas­sions humai­nes et de leurs méca­nis­mes – que Luc Boltanski renomme « l’anthro­po­lo­gie de Maigret » – ainsi se met-il dans les sou­liers du sus­pect. Maigret inté­rio­rise le dédou­ble­ment car c’est un homme ordi­naire, en déca­lage avec la logi­que des « milieux », par sa fonc­tion admi­nis­tra­tive et la cohé­rence d’un sub­strat étatique fort qui dure dans le temps. Sherlock Holmes, lui, est le pen­dant néces­saire à la vio­lence légi­time incar­née par la police, il repré­sente, par sa nais­sance, l’ordre natu­rel de l’État libé­ral qui se défend contre toute menace exo­gène.

Ces deux figu­res dif­fè­rent, car elles sont l’émanation propre d’une orga­ni­sa­tion poli­ti­que sin­gu­lière, cha­cune ins­tau­rant un ordre que vient trou­bler l’intri­gue poli­cière. Pour l’État libé­ral anglais, la société obéit à un ordre natu­rel et un contrat social fondé sur la confiance et la trans­pa­rence entre les indi­vi­dus. Dès lors, la réa­lité étant la même pour tous, qui­conque vien­drait la trou­bler par le crime est un élément per­tur­ba­teur mais exo­gène et ponc­tuel. Le cri­mi­nel, étranger à la logi­que de l’État libé­ral mais supé­rieu­re­ment intel­li­gent, est tou­jours amené à maquiller sa manœu­vre mal­hon­nête, d’où vien­drait l’obses­sion anglo-saxonne pour le crime par­fait. Dans le roman poli­cier fran­çais, la société serait com­po­site, orga­ni­sée en mafias, des grou­pes auto­no­mes qui se côtoient occa­sion­nel­le­ment. L’énigme n’est que l’éclat de la contra­dic­tion entre les appa­ren­ces trom­peu­ses de bon ordre et la réa­lité sor­dide qui agite ces congré­ga­tions que tout le monde connaît mais que per­sonne ne veut voir. Ce n’est pas une société contrac­tua­liste mais bien une société diverse à laquelle un État omni­pré­sent, tou­te­fois loin­tain et désen­gagé, tente de donner cohé­rence. Ces deux visions seraient réac­tion­nai­res et natio­na­lis­tes, tarau­dées par le retour à l’ordre qu’aucune fin de roman ne vien­drait contre­dire. C’est une cons­tante du roman poli­cier jusqu’aux années 60-70 en France, qui voient l’émergence d’un roman poli­cier engagé par­tagé entre les extrê­mes.

Pourtant Luc Boltanski dresse un véri­ta­ble paral­lèle entre l’enquê­teur, Maigret en par­ti­cu­lier, et le socio­lo­gue. Dans un cha­pi­tre « La com­pé­tence de l’enquê­teur », l’auteur sou­li­gne la sub­jec­ti­vité pro­fonde qui anime et l’enquê­teur et le socio­lo­gue, à la fois déta­ché des logi­ques socia­les par­ti­sa­nes, et en même temps tou­jours socia­le­ment situé. Par la connais­sance intrin­sè­que d’un milieu qui a été le sien, l’enquê­teur déve­loppe une pra­ti­que sociale par­ti­cu­lière. Et l’enquê­teur -socio­lo­gue et poli­cier- a tou­jours à inves­tir un ter­rain social sin­gu­lier, et à gagner la confiance de ce « milieu » pour qu’il vous déli­vre pres­que natu­rel­le­ment la clé de l’énigme. Par son huma­nité pro­fonde, cette intui­tion indé­fi­nis­sa­ble, l’enquê­teur pour­rait faire rendre à son objet d’étude ce qu’il ren­ferme, ce qu’il cache. La « neu­tra­lité axio­lo­gi­que » de l’enquê­teur est en même temps ce qui lui permet d’avoir ce déga­ge­ment objec­tif qui fait de lui un « expert » du CNRS, de l’uni­ver­sité, ou pour Maigret un homme de jus­tice. Se dégage alors de la « méthode Maigret » du socio­lo­gue une manière de dévoi­ler une cer­taine vérité sociale sans jamais la forcer, comme si elle adve­nait aux yeux du lec­teur. L’enquê­teur n’est qu’un tru­che­ment, un indé­fec­ti­ble ser­vi­teur de l’énigme sociale. La devise de Maigret, sou­li­gne Boltanski, n’est-elle pas « com­pren­dre et ne pas juger » ?

Irène Leroy Ladurie

Karl Popper, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1985 (1963), pp. 491-505.

Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009.

« Que l’histoire eût copié l’histoire, c’est déjà suffisamment prodigieux ; que l’histoire copie la littérature, c’est inconcevable… ». Jorge Luis Borges, « Thèmes du traître et du héros », dans Artifices, 1944.