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Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Luc Boltanski part d’une analyse sur le développement historique de deux pays – la France et l’Angleterre- d’un point de vue littéraire et scientifique. L’objet de l’interrogation peut se résumer à cette citation : « Ainsi, l’apparition et le développement très rapide du roman policier puis du roman d’espionnage, l’identification de la paranoïa par la psychiatrie, le développement des sciences sociales et particulièrement de la sociologie –processus qui sont à peu près concomitants- seraient solidaires d’une façon nouvelle de problématiser la réalité et aussi de travailler les contradictions qui l’habitent. » Le sociologue pointe la généralisation du doute sur la réalité qu’instillent ces trois pans de la vie intellectuelle –littéraire ou scientifique – du XIXe siècle. Il s’aperçoit avec étonnement que le roman policier ou d’espionnage rencontre un succès si important qu’il déborde de son propre genre pour s’approprier la littérature dans son entier et le cinéma.
Cette paranoïa propre à la société contemporaine relèverait d’une structure politique singulière à ces deux espaces occidentaux : l’État-Nation, qui naît dans un régime démocratique. Celle-ci s’indigne moralement devant le crime et se réassure en le condamnant en particulier et de manière générale ; c’est un mécanisme qui conforterait la religion d’État. Ce schéma serait au cœur du roman policier qui demeurerait selon l’auteur jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle un genre réactionnaire, prônant le retour à l’ordre et peignant le crime comme l’émanation essentielle des classes populaires.
Quelle est alors la portée de l’énigme dans la production littéraire des XIXe et XXe siècles ? Pour l’auteur, l’irruption du crime dans la société, dépeinte par le roman policier, serait l’instillation d’un désordre dans une société encadrée par les institutions politiques et sociales que garantirait l’État-Nation. Ainsi le crime dans un roman policier viendrait mettre au jour un dysfonctionnement social lié à certaines topiques de la peur sociale – le paupérisme, par exemple, dans la pensée hygiéniste. Le détective ou le policier seraient des agents de l’État, État libéral anglais ou État-Nation à la française, chargés de rétablir l’ordre. Le roman policier poserait alors la question de la capacité de l’État à construire une réalité stable débarrassée de ce désordre : l’avènement de l’État-Nation est parallèle à l’émergence de cette inquiétude dans la littérature à succès.
Une véritable affinité semblerait se nouer entre l’enquête policière et l’enquête sociologique. Les deux perspectives, littéraire et scientifique –le roman d’énigme, policier ou d’espionnage, et la sociologie- relèvent le même défi : découvrir la réalité de la société.
Le roman policier porterait une vision réactionnaire de la société ; globalement jusqu’à la moitié du XXe siècle en France et dès les années 30 aux États-Unis avec le roman noir, le roman policier mettrait en scène le rétablissement de l’ordre social et politique par les agents de l’État. Le lecteur, mis à mal par l’ébranlement que subit la réalité, c’est-à-dire l’ordre construit par les institutions, trouverait un apaisement dans le dénouement final : une victoire sur le crime de l’agent d’État –le fonctionnaire, le « flic »- ou du moins son représentant le plus fiable –il s’agit dans le cas du roman policier anglais, d’un homme au-dessus de tout soupçon, un aristocrate issu d’une grande et vieille famille, supérieurement intelligent, un lord, Sherlock Holmes, en somme.
La sociologie, elle, agirait, dans un but clairement scientifique et non prédictif. Mais l’enquête sociologique et l’enquête policière ont ceci de commun qu’elles s’appuient sur des témoignages, des aveux, des analyses de terrain, et surtout une prétention scientifique, qui pousse parfois le détective à produire de savants calculs ou le sociologue à construire des modèles mathématiques. Ainsi, le grand problème auquel s’est heurtée la sociologie au milieu du XXe siècle serait ce que l’auteur appelle « la malédiction de Popper » ou, pour ainsi dire, la tendance sociologique à produire des « théories du complot », des grands récits. Or, contrairement au roman policier qui fait nécessairement récit, l’enquête sociologique devrait s’interdire tout désir de fiction.
Karl Popper au cours de sa conférence au 10e congrès de philosophie d’Amsterdam, reprise dans Conjectures et réfutations1 , accuse les théories sociologiques d’avoir trop partie liée avec l’historicisme. Une sociologie plus rationnelle récuserait l’approche marxiste, héritière d’une conception de l’histoire hégélienne, tendue vers une fin, et en cela, trop encline à produire des prophéties fantaisistes, elles seraient dites aujourd’hui « complotistes ». Le structuralisme est aussi au cœur de l’attaque par le trop grand déterminisme attribué aux phénomènes sociaux. Citée comme référence, Nathalie Heinich fait état de cette malédiction et en montre les prolongements dans son ouvrage Le Bêtisier du sociologue2. C’est ainsi que, faisant le tour des différentes méthodes d’approche que la sociologie a tenté de mettre en place pour échapper à « la malédiction » de Popper, l’auteur démontre progressivement que l’aporie de la sociologie subsiste encore et se loge en particulier dans l’incapacité à échapper à la pensée de grandes structures déterministes, à moins de tomber dans l’excès inverse : le relativisme absolu propre à l’analyse individualiste (du courant de l’individualisme méthodologique) ou microsociologique. Des deux extrêmes, Boltanski suggère que ni l’un ni l’autre ne parviennent à rendre compte de l’expérience propre à l’acteur entre collectif et individuel. Seule, peut-être, la sociologie des réseaux, opérant le va-et-vient entre l’acteur individuel et les structures cristallisées par ces échanges pourrait ouvrir la voie à une sociologie véritablement scientifique, tout en apportant la valeur ajoutée de l’analyse de la société dans son expérience propre, fruit supposé de la sociologie. La valeur ajoutée sociologique se logerait en partie dans la constitution d’entités dites « narratives », définissant les acteurs des phénomènes sociaux étudiés. Celles-ci se distinguent des entités juridiques définies par le cadre de l’institution politique ou socio-économique (le Président de la République, les chômeurs). Les entités narratives permettent de cerner ce qu’apparemment l’État ne voit pas, c’est-à-dire la société dans la diversité de ses rapports qu’ils soient d’opposition ou de connivence. Elles sont ainsi forgées : « les jeunes de banlieue », « les blousons dorés », « les bobos », « les beaufs ». Or, la conception de ces entités pose problème, leur définition en termes de nombre et de caractéristiques étant instable –comment délimiter et légitimer la catégorie des « cons » ou des « réacs » ? –elle suppose d’une part une enquête du sociologue et d’autre part la délimitation d’un groupe, d’une entité sociale ayant une vie propre, et potentiellement, une intentionnalité. Comment gérer le fait de conférer un but, une expérience commune à ces entités, sans sombrer dans la tentation de la conspiration ou du complot ? Ces entités narratives s’apparenteraient à l’univers du roman, par le fait même qu’elles soient narratives, mais aussi en raison de la tradition du roman social qui donna au XIXe siècle naissance au roman policier et au roman d’espionnage. Les Mystères de Paris d’Eugène Sue en est un exemple fameux. Dans ces romans, comme dans ceux de Balzac, une volonté de totalisation participe à la description de la société en entités, en groupes d’influence et permet d’en découvrir les rouages ; celle-ci s’apparente au travail du sociologue, et encore une fois il semble que l’histoire, ou la science, ait copié la littérature, comme le suggère l’auteur dans sa conclusion, en paraphrasant Borges3.
Enfin, la coïncidence entre la méthode sociologique et littérature d’enquête montre la coalescence entre les représentations du monde artistique ou scientifique et les structures politiques. Dans l’analyse conclusive du Procès, la mise en faillite de la religion d’État et des rouages du roman d’enquête dans le chef d’œuvre de Kafka annonceraient pour Luc Boltanski les errances totalitaires du siècle passé. L’histoire aurait remis en cause les systèmes de pensée finalistes ou historicistes qui ont contribué à les mettre sur pied et la politique devrait donc sortir de son assujettissement à la forme État-Nation périmée, et c’est ainsi que la sociologie pourrait trouver un renouvellement.
Luc Boltanski parvient à dégager des raisons plus profondes, autres que l’apparition de l’État-Nation, à cette manière de problématiser la réalité. En effet, la naissance de ce soupçon à l’égard de la réalité institutionnelle, trouverait son point de départ dans le développement progressif d’un espace public et, de fait, de la distinction privé/public. Ce dernier est tangible dès l’époque des Lumières avec des exemples d’« affaires » prises en charge par des écrivains, que l’on appellera plus tard des « intellectuels ». L’affaire du chevalier de la Barre étudiée par Voltaire en est le modèle absolu, à la fin du XIXe siècle, c’est l’affaire Dreyfus et l’action de Zola. L’écrivain prend lui-même en charge, en tant que privé – à l’instar du détective –une enquête sur un personnage connu ou reconnu dont les affaires privées sont prises à parti par le domaine public –la justice, l’État. Or, dans le cadre d’une société démocratique, la limite entre privé et public est ténue et participe à la paranoïa complotiste dont la société contemporaine serait atteinte. En effet, comment discerner ce qui relève du privé et du public quand on considère qu’un individu est à la fois une personne physique et une personne juridique (un juge, un général d’armée, un banquier) et que les deux dimensions sont amenées à cohabiter ? Le dédoublement est au cœur de la démarche argumentative de l’essai. En effet, à ce dédoublement des entités sociales entre homme et statut, répond le dédoublement nécessaire de l’enquêteur entre l’homme public –« flic », fonctionnaire ou aristocrate– et l’homme privé –détective à ses heures perdues ou justicier dans l’âme. Que ce soit dans le roman anglais ou le roman français l’enquêteur doit partager, en privé, avec celui qu’il pourchasse un trait commun afin de le comprendre, il doit être homme, et se mettre à sa place afin de le démasquer. Cependant chaque singularité nationale modalise les expressions littéraires de ce dédoublement.
Chez Conan Doyle, représentant du roman policier anglais, assujetti au modèle de l’État libéral, Sherlock Holmes incarnerait par excellence le défenseur de l’ordre social, et en cela serait à même de pourchasser les véritables menaces sociales, les génies du crime, supérieurs au criminel du « peuple des serviteurs » qui pourrait être traqué un simple policier, lui-même issu de ces milieux. Paradoxe de l’État libéral, en tant qu’homme privé, par sa haute naissance et son éducation d’élite, le détective serait l’éminent représentant de la logique et de la violence publique. En même temps qu’il agit en totale liberté, celle-ci n’est pas une entrave à son honnêteté intellectuelle et morale, car il serait par nature et par éducation épris du devoir de protéger l’ordre. Lui seul, supérieurement intelligent et moral, combat un adversaire à sa mesure, un être aussi très doué, en position de pouvoir –riche marchand, homme politique ou savant médecin- mais un parvenu qui, du fait d’une origine sociale et nationale trouble et de l’importance des moyens dont il dispose, gagné par le ressentiment social, s’éprendrait du désir d’insuffler le désordre dans la société. Un véritable miroir se dresse entre le détective et le criminel.
Chez Simenon, prototype du roman policier français, le dédoublement a lieu dans la personne même de l’enquêteur. Le commissaire Maigret, lui, incarne le parfait fonctionnaire, dégagé de la mosaïque des milieux sociaux qui cohabitent dans la nation française. Il est l’incarnation de l’intégrité de l’État qui se repose sur ses « capacités » (la bourgeoisie « capacitaire ») : des fonctionnaires ou des médecins. Homme d’origine modeste, instruit et empreint d’un matérialisme humaniste, il apprécie les modestes plaisirs de la vie : le petit restaurant de cuisine bourgeoise et le cinéma. Cette partie de l’État intègre ne change pas, c’est l’administration. Elle vient faire contrepoids à la versatilité des politiques, perçus comme nuisibles et malhonnêtes. Si l’administration s’incarne dans le policier, il n’en est pas moins homme et ainsi opère le dédoublement lui permettant de tisser un lien avec le criminel. Ses qualités humaines lui confère une conscience aiguë des passions humaines et de leurs mécanismes – que Luc Boltanski renomme « l’anthropologie de Maigret » – ainsi se met-il dans les souliers du suspect. Maigret intériorise le dédoublement car c’est un homme ordinaire, en décalage avec la logique des « milieux », par sa fonction administrative et la cohérence d’un substrat étatique fort qui dure dans le temps. Sherlock Holmes, lui, est le pendant nécessaire à la violence légitime incarnée par la police, il représente, par sa naissance, l’ordre naturel de l’État libéral qui se défend contre toute menace exogène.
Ces deux figures diffèrent, car elles sont l’émanation propre d’une organisation politique singulière, chacune instaurant un ordre que vient troubler l’intrigue policière. Pour l’État libéral anglais, la société obéit à un ordre naturel et un contrat social fondé sur la confiance et la transparence entre les individus. Dès lors, la réalité étant la même pour tous, quiconque viendrait la troubler par le crime est un élément perturbateur mais exogène et ponctuel. Le criminel, étranger à la logique de l’État libéral mais supérieurement intelligent, est toujours amené à maquiller sa manœuvre malhonnête, d’où viendrait l’obsession anglo-saxonne pour le crime parfait. Dans le roman policier français, la société serait composite, organisée en mafias, des groupes autonomes qui se côtoient occasionnellement. L’énigme n’est que l’éclat de la contradiction entre les apparences trompeuses de bon ordre et la réalité sordide qui agite ces congrégations que tout le monde connaît mais que personne ne veut voir. Ce n’est pas une société contractualiste mais bien une société diverse à laquelle un État omniprésent, toutefois lointain et désengagé, tente de donner cohérence. Ces deux visions seraient réactionnaires et nationalistes, taraudées par le retour à l’ordre qu’aucune fin de roman ne viendrait contredire. C’est une constante du roman policier jusqu’aux années 60-70 en France, qui voient l’émergence d’un roman policier engagé partagé entre les extrêmes.
Pourtant Luc Boltanski dresse un véritable parallèle entre l’enquêteur, Maigret en particulier, et le sociologue. Dans un chapitre « La compétence de l’enquêteur », l’auteur souligne la subjectivité profonde qui anime et l’enquêteur et le sociologue, à la fois détaché des logiques sociales partisanes, et en même temps toujours socialement situé. Par la connaissance intrinsèque d’un milieu qui a été le sien, l’enquêteur développe une pratique sociale particulière. Et l’enquêteur -sociologue et policier- a toujours à investir un terrain social singulier, et à gagner la confiance de ce « milieu » pour qu’il vous délivre presque naturellement la clé de l’énigme. Par son humanité profonde, cette intuition indéfinissable, l’enquêteur pourrait faire rendre à son objet d’étude ce qu’il renferme, ce qu’il cache. La « neutralité axiologique » de l’enquêteur est en même temps ce qui lui permet d’avoir ce dégagement objectif qui fait de lui un « expert » du CNRS, de l’université, ou pour Maigret un homme de justice. Se dégage alors de la « méthode Maigret » du sociologue une manière de dévoiler une certaine vérité sociale sans jamais la forcer, comme si elle advenait aux yeux du lecteur. L’enquêteur n’est qu’un truchement, un indéfectible serviteur de l’énigme sociale. La devise de Maigret, souligne Boltanski, n’est-elle pas « comprendre et ne pas juger » ?
Irène Leroy Ladurie
Karl Popper, Conjectures et réfutations, Paris, Payot, 1985 (1963), pp. 491-505.
Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009.
« Que l’histoire eût copié l’histoire, c’est déjà suffisamment prodigieux ; que l’histoire copie la littérature, c’est inconcevable… ». Jorge Luis Borges, « Thèmes du traître et du héros », dans Artifices, 1944.