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Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Dans Qui a tué Roger Ackroyd, Pierre Bayard entreprend une enquête sur une enquête, celle menée par Hercule Poirot dans Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie. Reprenant en partie la forme et les codes du roman policier dans un essai universitaire, tournant en dérision les deux genres et la rigidité de leurs formes, il réalise ce qui semblait impossible au lecteur : il propose un autre coupable à partir de la même intrigue policière, alors que celle-ci devrait logiquement (du moins selon les règles du genre) mener à découvrir un seul et vrai meurtrier. Quel est alors le statut d’une enquête que Pierre Bayard peut démonter et reconstruire de manière différente aussi facilement ?
Il s’agit d’abord pour Pierre Bayard d’analyser les éléments traditionnels du récit d’Agatha Christie : le couple détective brillant / policier idiot, le jeu des intrigues secondaires qui paralysent l’enquête principale, la réunion des suspects qui conclut chaque œuvre… Il se livre à une étude minutieuse et montre comment on construit un roman policier. Car c’est cette structure du roman d’Agatha Christie, où tout est supposé mener à la culpabilité du narrateur, qui suggère à Pierre Bayard sa propre solution ; la force de son hypothèse critique tient au fait qu’elle propose effectivement un autre meurtrier sans jamais s’opposer aux éléments du texte d’Agatha Christie. Ceci met en lumière une particularité narrative du genre policier : il se construit sur les possibles devenirs d’une narration en train de se faire, chaque personnage suspecté au cours de l’enquête étant porteur d’un dénouement possible. Marc Escola souligne que « le plaisir de lecture spécifique au genre tient à cette concurrence entre plusieurs textes possibles entre lesquels le lecteur doit apparemment arbitrer ». Ainsi, le principe fondateur du texte de Pierre Bayard explicite ce ressort du roman policier. Et sa solution est habile : après nous avoir laissé penser que Ralph Paton, personnage que tout accuse, était selon lui le coupable, en invoquant le bon sens, parce qu’il fait un meurtrier bien plus convaincant que le docteur Sheppard, il propose mieux : un coupable qui serait à la fois aussi vraisemblable que Paton, mais aussi surprenant que le docteur… Caroline Sheppard. Et il n’est pas innocent que le dévoilement final caractéristique du roman à énigmes figure en bonne place dans l’essai de Pierre Bayard : il souligne une homologie entre les objectifs de l’essayiste et ceux de l’auteur du genre policier. Ménager des effets d’attente et orchestrer une fin surprenante dans l’essai, c’est reconnaître la nécessité de produire dans l’écrit théorique un plaisir de lecture proche de celui du roman.
Loin d’être simplement ludique, la séduction qu’exerce cette nouvelle solution ainsi que sa cohérence semblent avoir valeur de démonstration. Lorsqu’il analyse la progression narrative du roman policier, Pierre Bayard voit un premier moment d’ouverture de sens où, par rapport à un fait donné (un meurtre dans certaines circonstances précises) sont envisagés tous les scénarios qui peuvent l’expliquer, rendant ainsi possible la coexistence de plusieurs mondes, plusieurs livres au sein du livre. Puis, avec la révélation du nom du meurtrier, qui réduit le texte à un seul schéma de causalité possible, le lecteur voit s’opérer un mouvement de fermeture des sens déployés. Pierre Bayard défend l’idée que cette élimination des textes possibles au profit d’un seul n’a pas lieu, ou pas complètement : il est difficile d’arrêter si brutalement le sens produit par les autres solutions avancées en remportant l’adhésion pleine et entière du lecteur, tout comme il est problématique que chaque indice, jusque là polysémique, ne soit plus signifiant que dans un seul scénario. Le roman policier ne parviendrait finalement pas à restreindre, comme il prétend le faire, le meurtre et le texte à une seule signification. Selon Pierre Bayard, penser que le texte produise un sens univoque, auquel correspondrait la résolution du meurtre, c’est considérer qu’une vérité absolue du texte serait quelque part inscrite et accessible. Au risque de relativiser la valeur polysémique de la littérature, et de limiter alors le rôle du lecteur à la découverte d’une solution préexistante.
Il faut de plus remarquer les rapports ambivalents que Pierre Bayard entretient avec l’œuvre qui sert de point de départ à Qui a tué Roger Ackroyd, et avec la forme de l’essai. S’il rend hommage à l’inventivité d’Agatha Christie, il se moque aussi de bien des éléments de son texte. Il raille la vraisemblance du dénouement ou la psychologie des personnages : alors qu’Hercule Poirot accuse le médecin de meurtre et lui offre d’accepter sa condamnation ou de se tuer, Pierre Bayard relève que « Sheppard, cependant, n’élève aucune protestation, remercie Poirot et court se suicider. » Certaines formulations semblent quant à elles un peu trop appuyées pour ne pas porter la trace d’une ironie à l’encontre du fameux « style universitaire », comme lorsqu’il déclare pompeusement « nous appellerons ce principe le détournement », désignant simplement le fait de dévier l’attention du lecteur loin du vrai coupable en usant avec force du « nous » et de l’italique. Il évoque aussi à plusieurs reprises, en rappelant les faits, le lieu où loge Ralph Paton, l’auberge des Trois Dindons ; pourtant, dans le livre d’Agatha Christie, la pension s’appelle en réalité l’auberge des Trois Marcassins, nom il est vrai assez fantaisiste. Par ce procédé, il s’agit également d’éveiller la suspicion du lecteur : il est grand temps que celui-ci n’accorde plus toute sa confiance au narrateur, que ce soit celui d’Agatha Christie ou de Pierre Bayard. Car la question de la fiabilité de l’essayiste se pose aussi : en soumettant au lecteur des fausses pistes, il l’incite à systématiquement mettre en doute la vérité de ce qui est dit dans un travail académique.
Il semble que le lecteur-enquêteur soit alors en passe de devenir un grand paranoïaque, et l’auteur de Qui a tué Roger Ackroyd n’en reste pas là : le processus d’interprétation dans lequel il se lance n’a rien à voir avec la recherche d’indices dont la signification serait objective. « Les indices préexistent moins à l’interprétation qu’ils n’en sont le produit », ce qui explique qu’indices et leurres soient « interchangeables en fonction des interprétations ». D’où la pensée d’un lecteur que la paranoïa pousse à faire rentrer n’importe quel indice dans un système d’interprétation choisi, et l’hypothèse du « délire » de l’interprétation. Le délire, ou rapport falsifié à la réalité, pose problème dans un texte littéraire où il n’y a pas de réel qui serve de référence. Un roman ne pouvant produire un monde complet, le lecteur est nécessairement appelé à le compléter, en imaginant des détails pour que l’œuvre soit lisible. Or, la réalité ne préexistant pas aux énoncés qui sont livrés au lecteur, il est libre d’imaginer comme il le souhaite les pans d’univers qui ne sont pas inscrits dans le texte. Pierre Bayard souligne le rôle du lecteur dans la constitution du récit comme un tout cohérent. Il appelle « espace intermédiaire » les informations ajoutées par le lecteur qui donnent forme à la narration, et c’est à cet endroit que se situe selon lui le meurtrier de Roger Ackroyd, dans la subjectivité du lecteur qui va interpréter les indices : d’où la possibilité qu’il y en ait plusieurs.
Le délire n’est donc plus du côté de l’écart avec une réalité attestée, mais une structure de la pensée. C’est une forme de théorisation liée à l’enquête, une activité de mise en sens. Ainsi, bien que le délire soit une logique biaisée, crispée autour d’une interprétation choisie, « quelque chose [dans le délire] mérite réellement créance et là est la source de conviction du malade, justifiée dans ses limites ». Pierre Bayard légitime notre paranoïa de lecteurs de romans policiers en défendant nos scénarios virtuels brusquement qualifiés de fausses pistes lors des dénouements. Il joue sur le décalage entre notre imaginaire du roman policier comme mécanique implacable et la réalité de la composition, moins planifiée. La seule vérité accessible dans le roman est ce que Todorov appelle une « vérité de dévoilement », qui se mesure par le plus et le moins : c’est le critère de véracité et non de vérité qui est en jeu, laissé à l’appréciation du sujet. Celui qui échafaude une théorie plus ou moins crédible se livre donc à un « délire » interprétatif, c’est-à-dire à la construction d’une pensée systématique qui n’est pas liée à une hypothétique réalité unique du texte.
Il y a dans une œuvre littéraire « un principe d’indécidabilité, que tout roman policier rendrait actif par sa structure », en élaborant à mesure de la lecture plusieurs scénarios avec différents suspects. Ces incertitudes affirmées quant au sens des éléments d’un roman, changeant selon les lecteurs, mettent en doute une lecture sur le mode de l’enquête policière. En effet, comment espérer tirer quoi que ce soit d’indices qui n’en sont pas véritablement, et que faire de suspects qui sont tous coupables dans un des mondes possibles du texte, d’une vérité qui est réduite à la véracité ? Le modèle de la lecture comme enquête semble remis en question si la recherche du sens ne peut plus s’apparenter à la résolution d’une énigme, à la découverte de la signification profonde de l’œuvre (le coupable). Mais, si « l’interprétation en tant qu’herméneutique » est discréditée par Pierre Bayard, l’absence d’un sens univoque ne semble pas rendre totalement inopérant le paradigme de l’enquête appliquée à la lecture. L’enquête du critique apparait certes affaiblie, car elle ne peut plus prétendre atteindre la vérité du texte ; mais, dans les romans à énigmes, les enquêtes des policiers, détectives et autres amateurs ont toujours été en concurrence les unes avec les autres. La rivalité des enquêtes, leur coexistence n’empêche en rien de continuer à interpréter les traces laissées, si l’on est conscient de la fragilité du statut de l’indice. Nous sommes finalement invités à des relectures qui chaque fois rebattraient les cartes et choisiraient d’interpréter d’autres indices.
Enfin, en dernier recours, l’arbitrage de l’auteur pourrait-il servir à l’enquêteur ? Pierre Bayard s’interroge sur le statut de sa solution pour le meurtre de Roger Ackroyd. Est-elle complètement irrationnelle, concordante avec les éléments textuels mais absente du texte même ? Il lui semble qu’elle soit accessible de manière psychanalytique dans l’œuvre : l’exception que représente la sœur du docteur dans l’œuvre d’Agatha Christie, seul personnage à ne jamais être soupçonnée au cours de la narration, le fait qu’elle soit comparée à la mangouste, connue pour son aptitude à tuer, sont désignés par le Pierre Bayard comme des « actes manqués textuels », idée appuyée par le fait que Caroline Sheppard était le personnage préféré de Christie et le modèle de celui de Miss Marple. Alors, la romancière s’est-elle « trompée de coupable », ou savait-elle (consciemment ou non) qui était le meurtrier d’Ackroyd, ce qui aurait nécessairement laissé des traces dans le livre ? La lecture psychanalytique donne à Pierre Bayard les moyens de défendre son hypothèse. Mais, s’il la présente comme « toute la vérité » dans le chapitrage de son œuvre, il semble que cela tienne plus d’artifice rhétorique, de la volonté de reprendre le langage du roman policier touchant à son dénouement, que de la conviction d’avoir trouvé le véritable coupable. Ce qui importe, c’est de privilégier les possibles offerts par l’œuvre et surtout par les lectures de l’œuvre. En faisant mine d’imposer sa solution au terme d’une démarche de mise en crise de l’interprétation unique, la figure de l’essayiste nous pousse paradoxalement à rétorquer. La présence de la psychanalyse ne fait d’ailleurs qu’appuyer ce nouveau rapport à l’indice, plus complexe, qui met en avant la place de la subjectivité de celui qui mène l’investigation. Pour Pierre Bayard, c’est l’enquêteur, plus que l’enquête, qui fonde l’intrigue d’un roman.
Cécile Châtelet
Et si les plus grands auteurs s’étaient laissés abuser par leurs propres personnages ? Cette hypothèse lance le critique Pierre Bayard dans la tâche fascinante de fouiller les textes pour y débusquer ces criminels anonymes qui ont su déjouer la plume investigatrice de l’écrivain. Dans Le Chien de Baskerville, Conan Doyle se serait laissé aveugler par sa haine contre sa créature, et l’analogie traditionnelle entre le détective et le chien de chasse va dès lors diriger l’attention de Conan Doyle vers le chien de Stapleton qu’il aurait injustement condamné. P. Bayard cherche donc, cent ans plus tard, le criminel qui aurait œuvré dans l’ombre pour faire condamner à sa place d’autres personnages. Entre jeu ludique et réflexion théorique sur la lecture, P. Bayard présente ici une « critique décalée » (Laurent Zimmermann, Pour une critique décalée) qui mêle récit policier et démonstration pour proposer une posture neuve d’interprétation.
Au-delà d’une séparation entre fiction et réalité
La posture de P. Bayard en tant qu’« intégrationniste » marque sa volonté d’affoler la séparation entre le monde réel et le monde fictif de la littérature. Tout d’abord, le théoricien aborde le récit de Conan Doyle comme si le meurtre de Charles de Baskerville avait autant de réalité qu’un fait divers paru dans les journaux. Il imagine une profondeur complexe derrière les lignes, comme si ces dernières rapportaient un fait réel. Ce sérieux avec lequel approche P. Bayard une simple fiction tend à lui conférer une importance et une dimension réelles : le lecteur se prend au jeu et tente, à la suite de l’auteur, de découvrir ce criminel de papier, qui n’a paradoxalement pas d’existence dans les pages du roman. Mais cette irruption de l’imaginaire dans le réel se lit aussi dans l’interprétation que fait P. Bayard de l’énigme holmesienne : « Or tout le travail de l’assassin pendant le livre consiste précisément à transformer la banale scène de l’accident inaugural en une scène de meurtre, en jouant à la fois sur la nature de la mort et sur l’atmosphère générale du drame. » (p.139). Le supposé meurtrier joue sur les atmosphères fantastiques de la lande pour créer une fiction qui le sauvera. Ce « meurtre par la littérature » prolonge l’intersection entre réel et imaginaire.
Une enquête sur un genre littéraire
L’essai critique prend moins pour objet le crime que l’enquête menée par Sherlock Holmes. La méthode du détective est source de suspicion, et les témoignages indirects sur lesquels elle s’appuie jettent le doute sur l’issue du raisonnement. Le véritable objet de la recherche serait donc le genre littéraire de l’enquête policière, et par extension le rapport de la littérature et de la critique à la vérité. P. Bayard ébranle en effet dans cet essai la certitude produite par une démonstration, pourtant scientifique et rigoureuse. C’est donc l’application dans les romans des préceptes de la science positiviste qui est remise en question : P. Bayard affole, dans le chapitre « Enquête », ce nécessaire lien entre le signe et l’explication, sur lequel la littérature policière s’était construite depuis E. A. Poe. D’autres explications existent, entre les lignes, derrière les preuves, et l’explication est sans cesse biaisée par la psychologie de l’enquêteur qui sélectionne, par exemple, quel signe est digne ou non d’être considéré comme preuve.
La vérité du côté du fantastique
La démonstration rationnelle n’aurait donc que peu de valeurs auprès de la multiplicité des possibles, tout autant scientifiquement prouvés, qui s’ouvrent à l’interprétation. Ainsi la démonstration de l’essai fait-elle basculer la littérature dans le fantastique, en admettant l’existence de « golems » (p.120), créatures fictives qui deviennent réelles, mais ne se départ en rien des atours d’un raisonnement méthodique et scientifique. En s’appuyant sur des critiques littéraires et sur des théories de psychanalyse, l’auteur parvient à justifier une idée fantasque et merveilleuse. Le golem, et à sa suite le fantôme de la jeune femme tuée par l’ancêtre de Charles de Baskerville, envahissent l’essai critique, et P. Bayard semblerait alors user du même stratagème que le supposé meurtrier de Stapleton : il crée une atmosphère inquiétante et merveilleuse pour diriger les conclusions du lecteur, et lui faire admettre une théorie fantaisiste. Au « meurtre par la littérature » se substitue alors un « essai par la littérature », qui allie technique romanesque et appareil critique pour servir une démonstration.
Le critique, lecteur paranoïaque et écrivain interventionniste
Le critique apparaît dans l’œuvre de P. Bayard d’abord comme un lecteur : il lit et relit les romans de l’Histoire. Or, la lecture est un acte qui transforme fondamentalement le texte. En effet, le monde construit par un roman serait un monde « troué » de lacunes qui sont complétés par le lecteur au cours de ses rêveries face aux textes. Le critique serait donc un lecteur qui démontrerait les produits de ses lectures : est présentée, dans L’Affaire du Chien de Baskerville, une des théories qu’ont pu s’imaginer des lecteurs, peu convaincus des résultats de l’enquête. P. Bayard cite ainsi les travaux critiques de Sandor Goodhart et Shoshana Feldman qui avaient prêté attention aux contradictions du texte de Sophocle sur Œdipe et le meurtre de Laïos, pour innocenter dans leur ouvrage le héros : une paranoïa s’insinue chez le lecteur-critique qui refuse de reconnaître à l’auteur un savoir infaillible sur son propre récit. Allant plus loin que ces derniers, Bayard prône dès lors l’interventionnisme du savant : il s’oppose ici au respect de l’intégrité des textes littéraires, notion récente de la pensée critique contemporaine.
Un récit sur le(s) récit(s)
L’Affaire du Chien de Baskerville serait à la fois le récit d’une enquête, menée par un détective littéraire, sur un roman, et un essai sur l’interprétation et la lecture. Le résumé du roman de Conan Doyle mis à part, P. Bayard mêle à sa démonstration purement théorique des récits sur le récit premier. Comme sur un canevas, il brode sur le texte initial un récit autre, qui déplace d’un pas la vérité. Les chapitres « Plaidoyer pour un chien » et « Défense de Stapleton » revêtent le critique de la parure de l’avocat mais aussi du déguisement de l’enquêteur, qui analyse les différents récits qui composent Le Chien de Baskerville, récits qui présentent la réalité par le prisme d’un Watson manipulé par l’atmosphère fantastique. P. Bayard se place donc en surplomb, considérant avec défiance et paranoïa le texte de Watson/Doyle pour essayer de découvrir la vérité qui se trouverait derrière et servant un récit second, qui lit entre les lignes du premier. Démonstration littéraire et fiction semblent alors se rejoindre, et il est difficile de définir une séparation nette entre les différentes postures énonciatives : Bayard affirme en effet, dans Pour une critique décalée, vouloir abolir cette distinction traditionnelle et créer une « incertitude de l’énonciation » (p.26) - notamment en se créant un narrateur différent de lui-même et de ses convictions.
Un essai aux allures de roman policier
Ainsi P. Bayard écrit-il une double enquête où le lecteur retrouve tous les ingrédients du polar. Entre fausses pistes et suspense, P. Bayard dissémine des indices qui se trouvent à la fois dans le texte, dans les théories critiques et dans l’histoire de la littérature : une des preuves réside dans le roman d’Agatha Christie, L’Heure zéro. Le détective privé qu’est l’auteur fait concurrence aux autorités en place - ici l’auteur - pour révéler une vérité que ce dernier n’a pas voulu voir ; ce topos de la littérature policière se retrouve dans nombreux romans, et est creusé ici pour remettre en question l’autorité de l’auteur sur la fiction et sur son œuvre. Cette relation conflictuelle que Bayard instaure avec Conan Doyle - en mettant en doute sa perspicacité, et en réécrivant même son roman sous forme de résumé - se double d’un véritable acte de vampirisme envers le genre littéraire. L’Affaire du Chien de Baskerville vient capter la matière romanesque du roman originel, mais aussi les ressorts mêmes de l’écriture romanesque : P. Bayard semble avoir un véritable désir de se mettre à la place d’un écrivain, complexifiant l’essai par des incursions répétées dans le genre romanesque.
L’art du second degré
La démonstration de P. Bayard se fonde sur les failles de l’explication holmesienne, mais le récit second qu’il propose est tout aussi fabuleux. Bayard se construit ainsi une image, celle du critique arrogant et blasphémateur, qui attaque péremptoirement un roman reconnu, taxant l’auteur de garçon complexé et les personnages d’idiots et d’usurpateurs. Il ressemble par là même à Sherlock Holmes, personnage profondément antipathique. Cette posture tend ainsi à révéler le second degré qui constitue la teneur d’un tel essai, qui semble relever au premier abord plus du jeu intellectuel que de la démonstration universitaire. La théorie extrémiste de cet « intégrationniste » n’est pas même démontrée : Bayard tisse et prolonge de façon fantaisiste ici un fil construit par Thomas Pavel, pour se lancer dans l’ouverture d’un texte dont on pensait le sens clos. Ainsi le titre même connote-t-il la distance que prend l’auteur avec son propos : L’Affaire du Chien de Baskerville rappelle les titres de polars ou de journaux à sensation comme Détective. P. Bayard met donc à distance son propre propos, ainsi qu’un certain topos de la littérature contemporaine, qui voit dans l’écriture non pas une recherche de la vérité, mais une façon « de rendre justice » à des êtres historiques. Ici, amusé, P. Bayard adopte cette position pour cette fois réhabiliter un personnage de fiction, meurtrier sans scrupule, et réparer les torts causés par un écrivain aveuglé.
L’enquête critique, source de mobilité du sens
Bayard s’attache donc moins à formuler des théories viables qu’à ouvrir le sens du texte par ses enquêtes critiques. Comme il le faisait dans Le Plagiat par anticipation, il brise le schéma d’interprétation traditionnel qui muselle l’imagination du lecteur et du critique. La fin de l’enquête serait alors une mise en branle des idées reçues, de l’appareil critique traditionnel. Le narrateur interroge ici la valeur de la démonstration positiviste - et de la possibilité de reconstruire un sens à partir de preuves - pour proposer un autre système de réflexion, qui se place dans le fantastique et la fantaisie. Cette alternative n’est pas pour autant proposée comme une solution viable et éternelle, mais se présente elle-même comme une des possibilités. L’humour participe donc à cette « attaque, légère, mais précise et qui touche au but, contre l’esprit de certitude » (Laurent Zimmermann, Pour une critique décalée) : la distance face à son propre propos est la position ultime d’un auteur qui ne veut pas d’un sens unique et immuable.
Du plaisir ludique à la réflexion critique
L’Affaire du Chien de Baskerville peint donc un portrait du critique, et contient un « art poétique » de la critique littéraire - hors de celui de la « critique policière » que Bayard explicite. Cette critique « romanesque » réalise et amplifie la part de narration qui se trouve dans toute démonstration argumentative : P. Bayard réfléchit ici à la manière de construire son discours et son argumentation, mais ne se décide jamais à être seulement un écrivain, ou au contraire seulement un essayiste universitaire. Cet essai de P. Bayard s’inscrit donc dans la lignée de ses ouvrages « décalés », qui bouleversent la vision de la littérature par plusieurs méthodes. L’Affaire du Chien de Baskerville remet lui en question la nature des personnages et le prétendu pouvoir que peut avoir l’auteur sur les sens de son œuvre. Dirigeant sa réflexion critique à la manière d’une enquête policière, P. Bayard se tient en équilibre sur la frontière entre réel et fiction pour entraîner le lecteur à sa suite - et lui faire accepter un temps l’inconcevable.
Marie Chassagne