écritures contemporaines

Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques de Gustave Flaubert à Pierre Senges, Paris, José Corti, 2015.

Ce livre, je vou­­drais le placer sous le signe de Bouvard et Pécuchet. Car bien des écrivains contem­­po­­rains leur ont emboîté le pas pour bra­­conner avec gour­­man­­dise sur les ter­­ri­­toi­­res de la science. « Une ency­­clo­­pé­­die cri­­ti­­que en farce », c’est ainsi que Flaubert dési­­gnait son roman pour dire que la pul­­sion de savoir ne va pas sans le soup­­çon du scep­­ti­­cisme ni le rire de l’idio­­tie. À la manière de l’auto­­di­­dacte ou de l’ama­­teur, l’écrivain répond aujourd’hui à l’ambi­­tion autre­­fois reven­­di­­quée par Italo Calvino : il relie les champs du savoir, renoue ensem­­ble les dis­­ci­­pli­­nes dis­­per­­sées et oppose à l’inti­­mi­­da­­tion des dis­­cours spé­­cia­­li­­sés une curio­­sité vaga­­bonde. Manière de dire que la lit­­té­­ra­­ture, si elle a renoncé à son magis­­tère d’autre­­fois, affirme contre l’auto­­rité du savant une démo­­cra­­tie du savoir.

Dictionnaires capri­­cieux et ency­­clo­­pé­­dies lacu­­nai­­res, ivresse de la liste et folie de l’inven­­taire : l’époque cède volon­­tiers à l’ency­­clo­­ma­­nie. À rebours du désir de tota­­lité et de la fré­­né­­sie de l’archive, les écrivains contem­­po­­rains com­­po­­sent des ency­­clo­­pé­­dies frag­­men­­tai­­res et ouver­­tes pour dire l’exi­­gence de la lacune et la néces­­sité de l’ina­­che­­va­­ble. Raymond Queneau et Georges Perec, Gérard Macé et Pascal Quignard, Olivier Rolin et Pierre Senges : voilà quel­­ques-uns des auteurs que je réunis dans cette col­­lec­­tion de lec­­tu­­res, qui font de l’ency­­clo­­pé­­die un puis­­sant fic­­tion­­naire et rap­­pel­­lent la teneur de savoir de la lit­­té­­ra­­ture. À défaut de ras­­sem­­bler la tota­­lité des savoirs, ces fic­­tions ency­­clo­­pé­­di­­ques élaborent un art de l’oubli, qui a sans doute partie liée avec la sagesse.

Sous le signe de Bouvard et Pécuchet LE MONDE DES LIVRES | 29.07.2015 | Par Jean-Louis Jeannelle

De cette éblouissante tra­ver­sée de la lit­té­ra­ture contem­po­raine (dont Laurent Demanze, maître de confé­ren­ces à l’ENS de Lyon, est l’un des meilleurs spé­cia­lis­tes), on res­sort avec la convic­tion que Bouvard et Pécuchet , publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, cons­ti­tue une clé essen­tielle. Cette fic­tion ency­clo­pé­di­que, où deux copis­tes font vai­ne­ment l’inven­taire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en pas­sant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fas­ci­na­tion pour les cata­lo­gues, dic­tion­nai­res et autres cabi­nets de curio­si­tés les anime, joyeu­se­ment inven­tive : les clas­se­ments s’y défont de l’inté­rieur, l’ini­tia­tive se voit cédée aux mots, et le sens se dévoile dans les marges ou les notes de bas de page. La lit­té­ra­ture, « excen­trée et excen­tri­que », appa­raît comme « la mau­vaise cons­cience lan­ga­gière » d’une époque écartelée entre son obses­sion de l’archive et son scep­ti­cisme à l’égard de la science. En 1938, le héros des Enfants du limon , de Raymond Queneau, rêvait d’une Encyclopédie des scien­ces inexac­tes : cette pas­sion­nante étude de Laurent Demanze en cons­ti­tue en quel­que sorte l’avant-propos.