écritures contemporaines

Paradoxalement, la notion d’inac­tua­lité semble émerger dans un contexte his­to­ri­que et artis­ti­que spé­ci­fi­que puis­que le col­lo­que que vous orga­ni­siez à l’uni­ver­sité Lyon 3 épouse un décou­page sécu­laire. Tout semble se passer comme si l’inac­tua­lité était une notion récente appa­rue au XIXe siècle et qui s’impose encore aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé dans les repré­sen­ta­tions de l’his­toire au point de sus­ci­ter ces pos­tu­res d’inac­tua­lité ? Sont-elles les mêmes d’ailleurs au XIXe siècle et dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine ?

Le décou­page sécu­laire auquel a obéi le col­lo­que orga­nisé par le groupe MARGE ne doit pas être sur-inter­prété. En effet, il contri­bue également à une cer­taine « lisi­bi­lité » de la mani­fes­ta­tion en direc­tion du public. D’ailleurs, à l’inté­rieur de ce décou­page, des regrou­pe­ments étaient pro­po­sés, qui dépas­saient fina­le­ment l’appar­te­nance de telle ou telle œuvre au XIXe ou au XXe siè­cles. Une séance était ainsi bâtie autour d’une inter­ro­ga­tion sur l’ins­crip­tion de l’inac­tua­lité dans des préoc­cu­pa­tions géné­ri­ques : y aurait-il un ou des genres plus concerné(s) que d’autres par l’inac­tua­lité ? On peut ainsi songer que l’écriture de soi, vouée à l’explo­ra­tion d’un sujet par là même objec­tivé, et condam­née à une suc­ces­si­vité du dire peu com­pa­ti­ble avec la confu­sion tem­po­relle des phé­no­mè­nes psy­chi­ques réels, s’impose comme champ pre­mier d’explo­ra­tion. L’au-jour-le-jour du dia­riste, ancré par défi­ni­tion dans un actuel per­son­nel, se révèle en effet comme fas­ciné par la pos­si­bi­lité même d’une écriture inac­tuelle, garante peut-être d’une véri­ta­ble ins­crip­tion de la sub­jec­ti­vité dans son expé­rience du sen­si­ble. Ce ques­tion­ne­ment, initié à partir des écrits de Casanova, dans le cadre du col­lo­que, pou­vait en réa­lité se pro­lon­ger jusqu’à nous : Annie Ernaux, dans Les Années, n’inter­roge-t-elle pas la vali­dité du mot d’ordre des années 1980 : « Il faut être de son temps »… ?

Il est cer­tain qu’une borne essen­tielle paraît cons­ti­tuée par la Révolution et ses consé­quen­ces, puis par la moder­nité bau­de­lai­rienne. Du côté de cette moder­nité parce qu’il nous est apparu, au moins à titre d’hypo­thèse, que l’inac­tua­lité pou­vait signi­fier le renon­ce­ment du geste lit­té­raire moderne à la coïn­ci­dence du sujet avec lui-même ou le monde, désor­mais inconce­va­bles dans les seuls termes d’unité et de conti­nuité. Du côté de la Révolution main­te­nant, car si la lit­té­ra­ture n’aura évidemment pas attendu le début du XIXe siècle pour expé­ri­men­ter l’hété­ro­chro­nie, il n’en reste pas moins que l’aban­don du modèle de l’Historia magis­tra vitae peut être consi­déré comme un per­ti­nent ter­mi­nus ab quo. Quand Tocqueville pos­tule dans De la démo­cra­tie en Amérique que « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténè­bres », il sape une repré­sen­ta­tion de l’his­toire sur le mode de la répé­ti­tion et ouvre la voie à un ima­gi­naire de la conti­nuité cau­sale qui va se nommer Progrès. Chateaubriand, encore, dans son Essai his­to­ri­que, poli­ti­que et moral sur les révo­lu­tions ancien­nes et moder­nes consi­dé­rées dans leur rap­port avec la révo­lu­tion fran­çaise, témoi­gne, par la faillite même de sa ten­ta­tive d’ana­lo­gie, de cette bas­cule.

Il paraît cer­tain que notre époque contem­po­raine aura radi­ca­lisé ces trou­bles de la cons­cience his­to­ri­que. L’érosion des Grands Récits, dont on veut faire la clef de voûte de la post-moder­nité, déso­riente le temps, pour para­phra­ser Quignard. Se lève comme une « inquié­tude » (Quignard, encore, dans son très beau livre Sur le jadis qui fut impor­tant dans l’élaboration de notre projet) qui fait du rap­port à l’actuel, au pré­sent et au contem­po­rain un enjeu essen­tiel. Beckett : « je vais essayer, je vais essayer dans un autre pré­sent, même si ce n’est pas encore le mien. » Comme si l’inac­tua­lité pou­vait, fina­le­ment, se dire comme un « je pré­fè­re­rais ne pas encore, ou ne plus ».

La notion d’inac­tua­lité semble s’ins­crire dans une époque for­te­ment mar­quée par un trou­ble du deve­nir his­to­ri­que. Elle pour­rait même faire écho à des lec­tu­res ana­chro­ni­ques de l’his­toire de l’art, si l’on songe aux tra­vaux de Georges Didi-Huberman, aux notions de dor­mance ou de spec­tra­lité. Est-elle selon vous une étape d’un renou­vel­le­ment dans la manière d’écrire l’his­toire de la lit­té­ra­ture ou le signe d’une per­plexité envers les récits trop linéai­res de l’his­toire lit­té­raire ?

C’est une (heu­reuse) décou­verte du tra­vail mené à l’occa­sion de ce col­lo­que. La notion d’inac­tua­lité a paru en effet par­ve­nir à dire la nature plu­rielle et com­plexe d’une œuvre et, au-delà de ce cadre, inci­ter à une relec­ture « cham­bou­lée » de l’his­toire lit­té­raire. L’exem­ple de Didi-Huberman, que tu cites, pour­rait en effet servir de modèle, lui qui arti­cule ces deux dimen­sions, fon­dant un renou­vel­le­ment de l’his­toire de l’art sur l’ana­lyse du pré­sent plu­riel cons­ti­tu­tif de l’œuvre comme « mon­tage de temps hété­ro­gè­nes for­mant ana­chro­nis­mes » (Devant le temps. Histoire de l’art et ana­chro­nisme des images ). À partir de l’examen d’œuvres comme celle de Pascal Quignard, nous avons pu oppo­ser au « pré­sen­tisme » tel que défini par un François Hartog, obses­sion d’un pré­sent omni­po­tent et pour­tant inquiet de ses raci­nes ou pro­lon­ge­ments, l’inces­sante ger­mi­na­tion et le bouillon­ne­ment : puis­que « actuel­le­ment le big bang explose, actuel­le­ment le fer sous nos pieds bout au centre de la terre, » déclare ainsi Quignard, « […] je ne peux même pas penser le mot de “pré­sent”, tel­le­ment l’actuel est hété­ro­chro­ni­que » . Pour cette raison, j’ai voulu que sur la cou­ver­ture du volume qui sera publié et qui recueillera les actes de ce col­lo­que, figure une des affi­ches lacé­rées de Jacques Villeglé, comme équivalent ico­ni­que de cette plu­ra­lité de stra­tes tem­po­rel­les don­nées à voir en syn­chro­nie. Les pro­lon­ge­ments se révè­lent alors féconds : on peut songer évidemment au tra­vail récent de Pierre Bayard, pro­po­sant de revi­si­ter l’his­toire lit­té­raire par l’ana­chro­nisme. La notion d’inac­tua­lité contri­bue­rait alors à décloi­son­ner les cadres un peu exigus que se choi­sit par­fois une lec­ture disons « aca­dé­mi­que » de l’his­toire lit­té­raire. Je pense à la vir­tuo­sité d’un Michel Chaillou, pour qui « l’extrême contem­po­rain », « c’est mettre tous les siè­cles ensem­ble » . Proposer l’inac­tua­lité comme porte d’entrée – déro­bée, en est-il de plus ten­tan­tes ? – dans l’his­toire lit­té­raire, n’est-ce pas ainsi pro­po­ser que toute œuvre nous soit contem­po­raine ? C’est du moins le sens du texte d’Agamben qui fut à l’ori­gine de notre tra­vail sur l’inac­tua­lité (« Qu’est-ce que le contem­po­rain ? » dans Nudités) : « celui qui appar­tient véri­ta­ble­ment à son temps, le vrai contem­po­rain, est celui qui ne coïn­cide pas par­fai­te­ment avec lui ni n’adhère à ses pré­ten­tions, et se défi­nit, en ce sens, comme inac­tuel ; mais pré­ci­sé­ment pour cette raison, pré­ci­sé­ment par cet écart et cet ana­chro­nisme, il est plus apte que les autres à per­ce­voir et à saisir son temps. »

Le col­lo­que fait une hypo­thèse forte : que la lit­té­ra­ture se déploie dans un écart et un déport, qu’elle est une acti­vité de tem­po­ri­sa­tion et d’arra­che­ment aux urgen­ces du pré­sent. Pourriez-vous pré­ci­ser ce que gagne la lit­té­ra­ture à pren­dre ses dis­tan­ces du pré­sent : un savoir ? une pos­ture ? un recul ?

Partons de la pos­ture, qui est le phé­no­mène le plus visi­ble des trois notions que tu pro­po­ses. Quelque chose se joue pro­ba­ble­ment là, qui a à voir avec la para­to­pie telle que Dominique Maingueneau a pu la théo­ri­ser. Dans cette lignée, j’avais pro­posé qu’une des entrées de la ques­tion « Inactualité de la lit­té­ra­ture » soit nommée, faute de mieux, « para­chro­nie », pour sou­li­gner la proxi­mité de ces inter­ro­ga­tions. De Beckett situant de façon apo­ré­ti­que l’énonciation de L’Innommable : « entre le centre et le bord il y a de la marge », et ajou­tant « et je peux très bien être sis entre les deux », à Barthes défi­nis­sant l’écrivain comme « l’homme de l’inters­tice » plutôt que de la marge (La Préparation du roman), c’est bien d’un entre-deux, « fente secrète et noc­turne » dans le tissu du temps, d’un « crac » (Rilke) que me paraît naître l’inac­tua­lité – et dont elle fait son pre­mier objet, où celui qui éprouve que « mon temps n’est pas mon temps […] y vit sur le mode de l’archaïsme ou de l’anti­ci­pa­tion » (D. Maingueneau, Le Discours lit­té­raire). L’écrivain, « à la fois là et pas là » (Barthes, à nou­veau, à propos de Chateaubriand, dans La Préparation du roman), « inten­sé­ment pré­sent et inten­sé­ment absent de ce monde » (D. Maingueneau), par­ti­cipe bien de ce que l’on pour­rait aller jusqu’à nommer une para­chro­nie.

On le voit, cette pos­ture ne sau­rait se limi­ter à un recul : certes, le « retrait pensif » que réclame pour l’écrivain un Bergounioux, a pour objet de tenir à dis­tance l’urgence pré­ten­due de l’événementiel, dont se sai­sira le dis­cours jour­na­lis­ti­que. Un Michon, par ailleurs, tient des propos simi­lai­res. De là une pos­si­ble confu­sion, que les tra­vaux menés au cours du col­lo­que et du sémi­naire qui l’a pré­cédé, se sont efforcé de dis­si­per. L’inac­tua­lité ne se super­pose pas à quel­que anti­mo­der­nisme ou pos­ture nos­tal­gi­que voire réac­tion­naire. Bien sûr, les pas­se­rel­les exis­tent, mais si l’inac­tua­lité a quel­que légi­ti­mité comme notion propre, c’est pré­ci­sé­ment qu’elle semble s’ins­crire au cœur d’œuvres qui s’affir­ment en charge du pré­sent. Simplement la lit­té­ra­ture y déploie une spé­ci­fi­cité qui fonde peut-être pour partie sa légi­ti­mité dans le champ des dis­cours : cette capa­cité d’aller sus­ci­ter l’inso­lite et de relan­cer inces­sam­ment les dés, sans clore le sens.