écritures contemporaines

Littérature policière et littérature contemporaine

Depuis son iden­ti­fi­ca­tion comme genre sin­gu­lier, le roman poli­cier est assi­milé à la para­lit­té­ra­ture, et son statut lit­té­raire n’est pas una­ni­me­ment reconnu et ren­voyé à la lit­té­ra­ture popu­laire. S’il est devenu pour l’uni­ver­sité un objet d’études, on lui asso­cie encore une struc­ture codi­fiée, une mar­gi­na­lité dans la pro­duc­tion lit­té­raire, ou l’usage d’arti­fi­ces faci­les pour séduire le lec­teur ; or, c’est dans un geste de ren­ver­se­ment, en sou­li­gnant la pro­duc­ti­vité para­doxale de ces codes arti­fi­ciels de la mar­gi­na­li­sa­tion, que des auteurs de lit­té­ra­ture blan­che comme de lit­té­ra­ture noire trou­ve­ront leur ins­pi­ra­tion, sou­cieux d’adhé­rer à un genre qui a marqué leur ima­gi­naire tout en ména­geant un espace de liberté.

I. Du début du XIXe siècle aux années 60, l’apparition d’un genre et de ses codes

La révo­lu­tion indus­trielle et l’urba­ni­sa­tion de la société fran­çaise lors de la pre­mière moitié du XIXe siècle favo­ri­sent l’émergence de genres popu­lai­res, répon­dant à l’attente du public qui sou­haite désor­mais lire les trans­for­ma­tions de son quo­ti­dien. Le thème du crime, expres­sion de la vio­lence de cette nou­velle société, devient peu à peu cen­tral dans le roman-feuille­ton : à l’image des Mystères de Paris de Sue, la ville y est décrite comme un monde oppres­sant et sombre, peuplé par les assas­sins et les cri­mi­nels, où la jus­tice est rendue par un héros soli­taire, per­son­nage ambigu et ancê­tre de l’enquê­teur futur ; par un ren­ver­se­ment, le roman-feuille­ton s’adresse au peuple en même temps qu’il témoi­gne de la peur ins­pi­rée par les cou­ches popu­lai­res. L’influence des nou­vel­les d’Edgar Allan Poe com­mence à donner dans la deuxième moitié du XIXe siècle une struc­ture véri­ta­ble au genre, orga­ni­sée autour de la réso­lu­tion d’un mys­tère à laquelle le lec­teur par­ti­cipe grâce aux indi­ces déployés dans la nar­ra­tion. La nais­sance conjointe de la police moderne et du posi­ti­visme contri­bue à façon­ner l’ima­gi­naire du genre nais­sant. Devenu plus concis, le roman judi­ciaire, ainsi nommé pour être dif­fé­ren­cié du roman poli­cier du XXe siècle, veut s’ancrer dans une réa­lité sociale : il adopte l’aspect docu­men­taire, par­fois les véri­ta­bles noms et crimes de la rubri­que des faits divers dont il s’ins­pire, et décrit déjà les mœurs et les clas­ses socia­les de son époque.

Le début du XXe siècle voit la struc­ture du roman à énigme peu à peu triom­pher sur celle du roman-feuille­ton, comme le montre l’œuvre de Maurice Leblanc, dont les aven­tu­res d’Arsène Lupin sont tou­jours publiées en revue mais sous forme de nou­vel­les, et Le Mystère de la Chambre Jaune de Gaston Leroux, où la réso­lu­tion de l’énigme passe par un rai­son­ne­ment car­té­sien. Les règles d’écriture ima­gi­nées par Poe devien­nent véri­ta­ble­ment cons­ti­tu­ti­ves du genre après la pre­mière guerre mon­diale, tandis que l’œuvre de Simenon, auteur réputé le plus repré­sen­ta­tif du poli­cier dans cette période, relève plus de l’étude psy­cho­lo­gi­que que du récit à énigme, et est qua­li­fiée de « roman d’atmo­sphère », annon­çant les méta­mor­pho­ses futu­res.

La fin de la Seconde Guerre Mondiale marque le début du roman noir ou polar, d’abord amé­ri­cain. Celui-ci sup­plante le « roman-pro­blème », en ne met­tant plus en scène le dénoue­ment d’une énigme, mais la vio­lence de l’acte cri­mi­nel et du monde, ou selon Todorov dans Poétique de la Prose : « ce n’est plus un crime anté­rieur au moment du récit qu’on nous relate, le récit coïn­cide avec l’action. » Le fonc­tion­naire de police et l’enquê­teur éclairé sont rem­pla­cés par le détec­tive privé, tel Nestor Burma, héros des romans de Léo Malet, dont l’hon­nê­teté varia­ble sym­bo­lise l’indis­tinc­tion entre bien et mal et l’absence de valeurs mora­les que le polar se plaît à révé­ler.

II. Le genre policier, entre l’industrie et la littérature

Si, dès le XIXe siècle, les cri­ti­ques lit­té­rai­res ont décelé dans la struc­ture lâche du roman-feuille­ton et sa repré­sen­ta­tion de la lai­deur l’influence du roman­tisme, ils condam­nent jus­te­ment cette pré­ten­due défor­ma­tion de la réa­lité, et jugent ces lec­tu­res per­ver­ses et abê­tis­san­tes pour le public. Dès ses pré­mis­ses, le roman poli­cier est un genre popu­laire adressé à un vaste lec­to­rat : pour Les Mystères de Paris, Sue reçoit une impor­tante cor­res­pon­dance, y com­pris des let­tres de sou­tien adres­sées direc­te­ment à des per­son­na­ges de l’intri­gue qui sont en danger entre deux paru­tions. Le per­son­nage prin­ci­pal devient de cette façon un pre­mier signe dis­tinc­tif, qui isole le roman poli­cier en tant que pro­duit : la célé­brité de Sherlock Holmes, Arsène Lupin ou Maigret dépasse celle de leurs auteurs res­pec­tifs. Dans la pre­mière moitié du XXe siècle les col­lec­tions comme « le Masque » ou « Série Noire », don­nent avec leurs cou­ver­tu­res dis­tinc­ti­ves une iden­tité visuelle au genre, en même temps que des noms d’auteurs sont sys­té­ma­ti­que­ment assi­mi­lés au poli­cier. Avec les années 60, l’appa­ri­tion du livre de poche pro­vo­que une hausse consi­dé­ra­ble de la pro­duc­tion de livres, où les romans poli­ciers béné­fi­cient des tira­ges les plus impor­tants, par­fois supé­rieurs de dix fois à celui d’une œuvre lit­té­raire. Destiné au grand public, aisé­ment reconnais­sa­ble, le roman poli­cier est natu­rel­le­ment consi­déré comme un pro­duit de grande consom­ma­tion, aux codes aisé­ment reconnais­sa­bles.

De façon sur­pre­nante, des auteurs de poli­ciers tels Narcejac ne le nient pas, puis­que leurs écrits résul­te­raient de l’appli­ca­tion méca­ni­que de contrain­tes d’écritures et de codes pro­pres à un genre, quand les véri­ta­bles œuvres lit­té­rai­res obéis­sent à l’ins­pi­ra­tion de leurs auteurs. Or, c’est jus­te­ment contre la doc­trine du poète ins­piré que Poe a bâti son œuvre, en met­tant en avant la com­po­si­tion et en refu­sant l’ins­pi­ra­tion sou­daine, y com­pris dans sa poésie. L’art poé­ti­que de Poe qui se base sur les tech­ni­ques de com­po­si­tion annonce de cette façon diver­ses ten­dan­ces lit­té­rai­res au XXe siècle, celles qui s’inté­res­se­ront le plus au roman poli­cier et à sa struc­ture, par rejet de l’ins­pi­ra­tion sou­daine et un goût ludi­que de l’intri­gue. Surtout, après 1968, les genres appar­te­nant à la « para­lit­té­ra­ture », consi­dé­rés comme des diver­tis­se­ments plus ou moins légers et nui­si­bles, se trou­vent assi­mi­lés à la contre-culture érigée contre la société bour­geoise et ses valeurs. Le polar anglo-saxon, dont les tra­duc­tions abon­dent alors, donne au roman poli­cier une nou­velle dimen­sion : par sa vio­lence, son rap­port avec la mort, sa ten­sion entre ordre et désor­dre, il devient l’expres­sion d’une contes­ta­tion radi­cale.

III. La deuxième moitié du XXe siècle : l’enquête dans la littérature blanche et une nouvelle forme de policier

Au-delà de la réfé­rence allu­sive ou paro­di­que, cepen­dant, c’est au milieu du XXe siècle que des auteurs de lit­té­ra­ture « blan­che » se réap­pro­prient l’esthé­ti­que du roman poli­cier et le sol­li­ci­tent comme un nou­veau moyen de ques­tion­ner le réel.

Les Gommes de Robbe-Grillet semble d’abord excep­tion­nel­le­ment marqué par le genre poli­cier à cause de son intri­gue, la tra­jec­toire d’une balle qui met vingt-quatre heures pour trou­ver sa cible, de son renvoi au mythe d’Œdipe par­fois ana­lysé comme une des pre­miè­res enquê­tes cri­mi­nel­les, et de son atmo­sphère proche du roman noir ; mais la plu­part des œuvres du Nouveau Roman se dis­tin­guent elles aussi par une recher­che pres­que poli­cière. L’atten­tion que ces romans por­tent aux objets, et ce au détri­ment des per­son­na­ges, déréa­lise peu à peu l’envi­ron­ne­ment, qui devient trou­ble et inquié­tant ; la ter­reur dans Les Gommes est ainsi liée à l’impres­sion que l’uni­vers du roman se dis­sout de lui-même, au fur et à mesure qu’il est mis en place. Cette atten­tion portée aux objets, aux événements en appa­rence ano­dins, rejoint le tra­vail de l’enquê­teur, et par là celui du lec­teur, qui ten­tent tous deux de retrou­ver le sens et l’ordre des actes là où il n’y a que signes sans rela­tions. Cependant, outre que les œuvres du Nouveau Roman exhi­bent les méca­nis­mes nar­ra­tifs qui les régis­sent, tel L’Emploi du Temps de Butor où le per­son­nage prin­ci­pal s’aide d’un roman poli­cier pour enquê­ter sur sa propre his­toire, elles se dis­tin­guent du genre sur un point essen­tiel : quand le roman poli­cier ras­sem­ble fina­le­ment les éléments, les indi­ces en un tout cohé­rent et réta­blit l’ordre, l’enquête dans le Nouveau Roman n’abou­tit que rare­ment ; les liens qui uni­raient les dif­fé­rents indi­ces sont hasar­deux, les sou­ve­nirs ne se recou­pent pas, et l’his­toire reste par­fois sans véri­ta­ble solu­tion.

L’œuvre de Perec est ins­pi­rée de façon bien plus ouverte par le genre poli­cier, à qui elle emprunte sa méthode et son étude psy­cho­lo­gi­que pous­sée. En plus des mul­ti­ples allu­sions au genre, que ce soit par la men­tion de romans authen­ti­ques, de para­phra­ses, ou la pré­sence d’affai­res cri­mi­nel­les, les romans de Perec pren­nent tantôt le poli­cier comme modèle, avec les récits de crime de La Vie Mode d’Emploi, tantôt le sub­ver­tis­sent, à l’image de 53 Jours où les intri­gues poli­ciè­res s’emboî­tent dans l’intri­gue prin­ci­pale pour être com­men­tées de façon sati­ri­que, avant que le dénoue­ment final de l’his­toire n’abou­tisse à une vérité sans impor­tance. Il est aisé de reconnaî­tre l’ima­gi­naire de l’enquête dans l’œuvre de Perec : en plus du défi que pose l’écriture à contrain­tes au lec­teur, des jeux de codes et d’ana­ly­ses tex­tuels aux­quels les per­son­na­ges se livrent, la quête de soi que mène l’auteur dans ses textes revêt la forme d’une enquête poli­cière. Cependant, la mémoire et son écriture ne pro­cè­dent pas de façon uni­vo­que : si l’enquête poli­cière vise à ras­sem­bler les éléments du passé pour éclairer un fait pré­sent de façon défi­ni­tive, la mémoire, elle, se com­pose de sou­ve­nirs signi­fiants ou insi­gni­fiants, de sorte que savoir si c’est le pré­sent qui éclaire le passé ou au contraire le passé qui se pro­jette sur le pré­sent demeure impos­si­ble. Surtout, le sou­ve­nir est un indice ins­ta­ble, qui peut dis­pa­raî­tre ou deve­nir autre, ren­dant la recher­che de soi bien plus com­plexe. De cette manière, l’enquête dans l’œuvre de Perec abou­tit rare­ment à une solu­tion unique, sauf quand celle-ci est si évidente qu’elle fait dis­pa­raî­tre l’inté­rêt de la recher­che. Le motif du puzzle, au fon­de­ment de La Vie Mode d’Emploi, appa­raît comme l’image même de l’enquête : le jeu repose autant sur la liai­son entre éléments dis­tincts que leur éparpillement, et confond ainsi les acti­vi­tés de l’enquê­teur, du lec­teur et de l’auteur. C’est fina­le­ment dans le roman poli­cier qu’on « dévore à plat ventre », capa­ble de séduire le lec­teur et de sus­ci­ter avec lui une puis­sante com­pli­cité, que réside l’ins­pi­ra­tion de Perec : à tra­vers les indi­ces et faus­ses pistes qu’il laisse sciem­ment, le nar­ra­teur invite le lec­teur à le suivre et à se méfier de lui, dévoi­lant la séduc­tion qui s’opère dans la lec­ture et l’inter­pré­ta­tion même.

Tandis que l’enquête poli­cière devient source d’ins­pi­ra­tion pour la lit­té­ra­ture, elle perd son impor­tance dans les nou­vel­les évolutions du genre. Sous l’influence des romans noirs amé­ri­cains dont ils sont sou­vent les tra­duc­teurs, les écrivains du néo-polar après 1968 ne pri­vi­lé­gient plus l’énigme, mais veu­lent mon­trer la vio­lence de la société, à tra­vers les des­crip­tions sati­ri­ques des clas­ses bour­geoi­ses, et sur­tout la mise en scène de per­son­na­ges mar­gi­naux et vio­lents. Le néo-polar, « mou­ve­ment » sans véri­ta­ble chef de file, est de cette façon très poli­tisé. La plu­part de ses auteurs se reven­di­quent de l’extrême-gauche, à l’excep­tion nota­ble d’A.D.G, et par­ta­gent tous une même méfiance à l’égard des ins­ti­tu­tions. Le « néo-polar » est d’abord une appel­la­tion iro­ni­que, où le pré­fixe « néo » dési­gne un ersatz qui a rem­placé un illus­tre pré­dé­ces­seur. Inventeur du terme, Manchette conçoit lui-même son œuvre comme une forme de « lit­té­ra­ture ali­men­taire », qui n’appar­tient ni à l’indus­trie du diver­tis­se­ment, ni aux beaux-arts habi­tuel­le­ment promus. De fait, le tra­vail du style chez Manchette vise à se débar­ras­ser du « bien-écrire », par une grande économie phras­ti­que et une recher­che de la seule effi­ca­cité. Son écriture pres­que blan­che s’appa­rente à une des­crip­tion essen­tiel­le­ment beha­vio­riste de l’être humain, défini par son seul milieu, en refus de toute pro­fon­deur psy­cho­lo­gi­que. Le néo-polar n’est plus la quête du com­ment le crime a eu lieu, mais du pour­quoi la vio­lence émerge, car le cri­mi­nel n’est plus un indi­vidu, mais la société tout entière, res­pon­sa­ble de ses pro­pres dévian­ces. Cependant, de la même façon que Manchette s’écarte du roman noir amé­ri­cain dans ses pro­pres œuvres par l’ironie et la paro­die, il cesse d’écrire des romans au début des années 80, quand, de son propre aveu, le néo-polar devient seu­le­ment une dénon­cia­tion sociale et est récu­péré par les « lit­té­ra­teurs » de la lit­té­ra­ture géné­rale.

IV. Depuis les années 80 : l’après néo-polar et l’enquête inaboutie

Malgré le désen­chan­te­ment que mani­feste Jean-Patrick Manchette lui-même vis-à-vis du genre, le néo-polar est une ins­pi­ra­tion essen­tielle, tandis que l’enquête conti­nue de hanter les formes lit­té­rai­res, même si elle demeure ina­bou­tie. 

Si Echenoz reconnaît l’influence déter­mi­nante de Manchette sur son œuvre, il voit d’abord dans l’auteur de polars un sty­liste sophis­ti­qué, qu’il com­pare à Flaubert pour ses phra­ses sèches, capa­bles de sug­gé­rer jusqu’au contraire de leur énoncé. La « clau­di­ca­tion », l’ironie de Manchette louée par Echenoz, se retrouve dans les réé­cri­tu­res des genres que celui-ci mène dans ses romans. La struc­ture rigide du récit poli­cier et sa pro­gres­sion linéaire devien­nent chao­ti­ques dans Cherokee, où les énigmes sans lien se mul­ti­plient en même temps que les diver­ses intri­gues se rejoi­gnent de façon inco­hé­rente. Tout en mani­fes­tant un goût pour le récit et la nar­ra­tion, les romans d’Echenoz sont tou­jours pro­ches de la paro­die : pous­sant la logi­que du néo-polar et sa repré­sen­ta­tion des mar­gi­naux jusqu’à l’extrême, les per­son­na­ges d’Echenoz sont si ina­dap­tés qu’ils ne peu­vent tenir leurs rôles de tueur, de voleur, sans tomber dans le comi­que ou le pathé­ti­que ; une négo­cia­tion de mal­frats autour d’un trafic d’armes dans L’Équipée Malaise devient ainsi une dis­cus­sion entre mar­chands par­ti­ci­pant à une vente en gros. Les rôles codi­fiés aux­quels les héros de récit doi­vent se plier appa­rais­sent fina­le­ment comme les mas­ques que les cir­cons­tan­ces et la société leurs impo­sent, et à tra­vers le genre poli­cier, c’est le mou­ve­ment même de la vie qu’Echenoz semble paro­dier.

À la dif­fé­rence d’Echenoz, Daeninckx est essen­tiel­le­ment auteur de romans poli­ciers, et a été influencé par la dimen­sion sociale du roman noir. Dans la com­po­si­tion de l’enquête, qui use du passé pour éclairer le pré­sent, Daeninckx voit un tra­vail de déchif­fre­ment qu’accom­plis­sent l’écrivain et l’his­to­rien. Les romans de Daeninckx s’appuient de cette façon sur des événements his­to­ri­ques occultés par les pou­voirs offi­ciels, et cons­ti­tuent des énigmes à double fond. Dans Meurtres pour mémoire, le meur­tre de deux his­to­riens est direc­te­ment lié à leurs recher­ches sur le mas­sa­cre des Algériens à Paris le 17 octo­bre 1961, et de l’impli­ca­tion d’un haut fonc­tion­naire fran­çais, ins­piré de Papon, qui n’avait jusqu’ici jamais été inquiété. Le crime n’est plus symp­tôme de la société, mais éclaire un défaut dans la mémoire col­lec­tive. La struc­ture de l’énigme est ainsi bou­le­ver­sée : la ques­tion fon­da­men­tale n’appa­raît plus au début du récit, mais se pré­cise au fur et à mesure de l’intri­gue, en même temps que les mobi­les véri­ta­bles de l’assas­sin sont dévoi­lés. La docu­men­ta­tion que Daeninckx ras­sem­ble pour écrire, et qu’il révèle par ses fic­tions, vise alors à doter la société d’une mémoire col­lec­tive qui lui échappait, comme l’atten­tion qu’il porte aux espa­ces mar­gi­naux, ban­lieues, cités ouvriè­res, leur redonne une exis­tence. Cette démar­che est liée à une réflexion d’ordre éthique sur le tra­vail à la fois de l’enquê­teur, de l’his­to­rien et de l’écrivain. La recher­che his­to­ri­que doit être un moyen d’éclairer l’homme contem­po­rain par son passé, autre­ment elle demeure auto­ré­fé­ren­tielle et sté­rile. L’enquê­teur est lui doté d’une morale intran­si­geante, à l’image du per­son­nage récur­rent de l’œuvre de Daeninckx, le poli­cier Cadin, que l’absence de tout com­pro­mis avec le pou­voir mènera au licen­cie­ment. Enfin, Daeninckx refuse de suivre le modèle de l’écrivain engagé, et pré­fère faire connaî­tre ponc­tuel­le­ment par ses romans des situa­tions injus­tes, plutôt que défen­dre une idéo­lo­gie poli­ti­que et deve­nir com­plice d’un parti.

L’enquête poli­cière devient peu à peu recher­che his­to­ri­que seule, au point qu’elle peut se passer de meur­tre et de cou­pa­ble, bien qu’un sen­ti­ment de culpa­bi­lité demeure. Dans les enquê­tes qu’il mène à tra­vers ses romans, Modiano reconnaît l’influence de Simenon pour la pré­ci­sion de son écriture et sa capa­cité à créer des atmo­sphè­res de sus­pi­cion, où les preu­ves et les êtres dis­pa­rais­sent peu à peu. Dans Dora Bruder, où Modiano tente de recons­ti­tuer la vie d’une jeune juive dépor­tée en 1942 qui a fugué avant sa dépor­ta­tion, les traces de sa vie sont si éparses qu’elles font croire à sa dis­pa­ri­tion pure et simple durant la fugue. Le récit de Modiano débute par un motif carac­té­ris­ti­que du genre poli­cier, la recher­che d’un dis­paru, mais ne repose pas sur un rai­son­ne­ment déduc­tif : l’enquête avance au gré des sou­ve­nirs du nar­ra­teur, de son rap­port à la ville de Paris, des docu­ments qu’il retrouve ou qui lui par­vien­nent par hasard, et qui sus­ci­tent de nou­vel­les ques­tions. Malgré son impor­tante docu­men­ta­tion his­to­ri­que, la dis­tance, les années qui sépa­rent la dis­pa­ri­tion de la recher­che menée par le nar­ra­teur menace dès le début le succès de l’enquête, et celle-ci n’abou­tit géné­ra­le­ment pas : où se cachait Dora Bruder et qui elle a fré­quenté pen­dant sa fugue demeu­rent jusqu’à la fin un mys­tère pour l’écrivain.

La place occu­pée par le roman poli­cier dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine relève fina­le­ment autant de la décons­truc­tion de ses codes que d’une adhé­sion sin­cère au pou­voir de la lit­té­ra­ture noire. La déri­sion, avec laquelle les modè­les anciens sont par­fois trans­for­més, dis­si­mule une mélan­co­lie cer­taine devant l’enquête qui n’abou­tit plus, et ne trouve plus un cou­pa­ble unique aux maux de l’enquê­teur et de la société. Le poli­cier est alors le genre idéal où expri­mer cette perte, par son examen pes­si­miste de la cons­cience humaine et des valeurs mora­les.

Adrien Thet

Bibliographie

Ouvrages généraux sur la littérature et le roman policier

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Études d’œuvres

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Frank FROMMER, Jean-Patrick Manchette : le récit d’un enga­ge­ment manqué, Paris, Kimé, coll. « détours lit­té­rai­res », 2003.

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