écritures contemporaines

Qui a tué Roger Ackroyd ? de Pierre Bayard

Dans Qui a tué Roger Ackroyd, Pierre Bayard entre­prend une enquête sur une enquête, celle menée par Hercule Poirot dans Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie. Reprenant en partie la forme et les codes du roman poli­cier dans un essai uni­ver­si­taire, tour­nant en déri­sion les deux genres et la rigi­dité de leurs formes, il réa­lise ce qui sem­blait impos­si­ble au lec­teur : il pro­pose un autre cou­pa­ble à partir de la même intri­gue poli­cière, alors que celle-ci devrait logi­que­ment (du moins selon les règles du genre) mener à décou­vrir un seul et vrai meur­trier. Quel est alors le statut d’une enquête que Pierre Bayard peut démon­ter et recons­truire de manière dif­fé­rente aussi faci­le­ment ?

« La vérité est moins un fait textuel qu’une virtualité de lecture »

Il s’agit d’abord pour Pierre Bayard d’ana­ly­ser les éléments tra­di­tion­nels du récit d’Agatha Christie : le couple détec­tive brillant / poli­cier idiot, le jeu des intri­gues secondai­res qui para­ly­sent l’enquête prin­ci­pale, la réu­nion des sus­pects qui conclut chaque œuvre… Il se livre à une étude minu­tieuse et montre com­ment on cons­truit un roman poli­cier. Car c’est cette struc­ture du roman d’Agatha Christie, où tout est sup­posé mener à la culpa­bi­lité du nar­ra­teur, qui sug­gère à Pierre Bayard sa propre solu­tion ; la force de son hypo­thèse cri­ti­que tient au fait qu’elle pro­pose effec­ti­ve­ment un autre meur­trier sans jamais s’oppo­ser aux éléments du texte d’Agatha Christie. Ceci met en lumière une par­ti­cu­la­rité nar­ra­tive du genre poli­cier : il se cons­truit sur les pos­si­bles deve­nirs d’une nar­ra­tion en train de se faire, chaque per­son­nage sus­pecté au cours de l’enquête étant por­teur d’un dénoue­ment pos­si­ble. Marc Escola sou­li­gne que « le plai­sir de lec­ture spé­ci­fi­que au genre tient à cette concur­rence entre plu­sieurs textes pos­si­bles entre les­quels le lec­teur doit appa­rem­ment arbi­trer ». Ainsi, le prin­cipe fon­da­teur du texte de Pierre Bayard expli­cite ce res­sort du roman poli­cier. Et sa solu­tion est habile : après nous avoir laissé penser que Ralph Paton, per­son­nage que tout accuse, était selon lui le cou­pa­ble, en invo­quant le bon sens, parce qu’il fait un meur­trier bien plus convain­cant que le doc­teur Sheppard, il pro­pose mieux : un cou­pa­ble qui serait à la fois aussi vrai­sem­bla­ble que Paton, mais aussi sur­pre­nant que le doc­teur… Caroline Sheppard. Et il n’est pas inno­cent que le dévoi­le­ment final carac­té­ris­ti­que du roman à énigmes figure en bonne place dans l’essai de Pierre Bayard : il sou­li­gne une homo­lo­gie entre les objec­tifs de l’essayiste et ceux de l’auteur du genre poli­cier. Ménager des effets d’attente et orches­trer une fin sur­pre­nante dans l’essai, c’est reconnaî­tre la néces­sité de pro­duire dans l’écrit théo­ri­que un plai­sir de lec­ture proche de celui du roman.

Loin d’être sim­ple­ment ludi­que, la séduc­tion qu’exerce cette nou­velle solu­tion ainsi que sa cohé­rence sem­blent avoir valeur de démons­tra­tion. Lorsqu’il ana­lyse la pro­gres­sion nar­ra­tive du roman poli­cier, Pierre Bayard voit un pre­mier moment d’ouver­ture de sens où, par rap­port à un fait donné (un meur­tre dans cer­tai­nes cir­cons­tan­ces pré­ci­ses) sont envi­sa­gés tous les scé­na­rios qui peu­vent l’expli­quer, ren­dant ainsi pos­si­ble la coexis­tence de plu­sieurs mondes, plu­sieurs livres au sein du livre. Puis, avec la révé­la­tion du nom du meur­trier, qui réduit le texte à un seul schéma de cau­sa­lité pos­si­ble, le lec­teur voit s’opérer un mou­ve­ment de fer­me­ture des sens déployés. Pierre Bayard défend l’idée que cette élimination des textes pos­si­bles au profit d’un seul n’a pas lieu, ou pas com­plè­te­ment : il est dif­fi­cile d’arrê­ter si bru­ta­le­ment le sens pro­duit par les autres solu­tions avan­cées en rem­por­tant l’adhé­sion pleine et entière du lec­teur, tout comme il est pro­blé­ma­ti­que que chaque indice, jusque là poly­sé­mi­que, ne soit plus signi­fiant que dans un seul scé­na­rio. Le roman poli­cier ne par­vien­drait fina­le­ment pas à res­trein­dre, comme il pré­tend le faire, le meur­tre et le texte à une seule signi­fi­ca­tion. Selon Pierre Bayard, penser que le texte pro­duise un sens uni­vo­que, auquel cor­res­pon­drait la réso­lu­tion du meur­tre, c’est consi­dé­rer qu’une vérité abso­lue du texte serait quel­que part ins­crite et acces­si­ble. Au risque de rela­ti­vi­ser la valeur poly­sé­mi­que de la lit­té­ra­ture, et de limi­ter alors le rôle du lec­teur à la décou­verte d’une solu­tion préexis­tante.

Il faut de plus remar­quer les rap­ports ambi­va­lents que Pierre Bayard entre­tient avec l’œuvre qui sert de point de départ à Qui a tué Roger Ackroyd, et avec la forme de l’essai. S’il rend hom­mage à l’inven­ti­vité d’Agatha Christie, il se moque aussi de bien des éléments de son texte. Il raille la vrai­sem­blance du dénoue­ment ou la psy­cho­lo­gie des per­son­na­ges : alors qu’Hercule Poirot accuse le méde­cin de meur­tre et lui offre d’accep­ter sa condam­na­tion ou de se tuer, Pierre Bayard relève que « Sheppard, cepen­dant, n’élève aucune pro­tes­ta­tion, remer­cie Poirot et court se sui­ci­der. » Certaines for­mu­la­tions sem­blent quant à elles un peu trop appuyées pour ne pas porter la trace d’une ironie à l’encontre du fameux « style uni­ver­si­taire », comme lorsqu’il déclare pom­peu­se­ment « nous appel­le­rons ce prin­cipe le détour­ne­ment », dési­gnant sim­ple­ment le fait de dévier l’atten­tion du lec­teur loin du vrai cou­pa­ble en usant avec force du « nous » et de l’ita­li­que. Il évoque aussi à plu­sieurs repri­ses, en rap­pe­lant les faits, le lieu où loge Ralph Paton, l’auberge des Trois Dindons ; pour­tant, dans le livre d’Agatha Christie, la pen­sion s’appelle en réa­lité l’auberge des Trois Marcassins, nom il est vrai assez fan­tai­siste. Par ce pro­cédé, il s’agit également d’éveiller la sus­pi­cion du lec­teur : il est grand temps que celui-ci n’accorde plus toute sa confiance au nar­ra­teur, que ce soit celui d’Agatha Christie ou de Pierre Bayard. Car la ques­tion de la fia­bi­lité de l’essayiste se pose aussi : en sou­met­tant au lec­teur des faus­ses pistes, il l’incite à sys­té­ma­ti­que­ment mettre en doute la vérité de ce qui est dit dans un tra­vail aca­dé­mi­que.

Paranoïa et délire, des lectures productrices de sens

Il semble que le lec­teur-enquê­teur soit alors en passe de deve­nir un grand para­noïa­que, et l’auteur de Qui a tué Roger Ackroyd n’en reste pas là : le pro­ces­sus d’inter­pré­ta­tion dans lequel il se lance n’a rien à voir avec la recher­che d’indi­ces dont la signi­fi­ca­tion serait objec­tive. « Les indi­ces préexis­tent moins à l’inter­pré­ta­tion qu’ils n’en sont le pro­duit », ce qui expli­que qu’indi­ces et leur­res soient « inter­chan­gea­bles en fonc­tion des inter­pré­ta­tions ». D’où la pensée d’un lec­teur que la para­noïa pousse à faire ren­trer n’importe quel indice dans un sys­tème d’inter­pré­ta­tion choisi, et l’hypo­thèse du « délire » de l’inter­pré­ta­tion. Le délire, ou rap­port fal­si­fié à la réa­lité, pose pro­blème dans un texte lit­té­raire où il n’y a pas de réel qui serve de réfé­rence. Un roman ne pou­vant pro­duire un monde com­plet, le lec­teur est néces­sai­re­ment appelé à le com­plé­ter, en ima­gi­nant des détails pour que l’œuvre soit lisi­ble. Or, la réa­lité ne préexis­tant pas aux énoncés qui sont livrés au lec­teur, il est libre d’ima­gi­ner comme il le sou­haite les pans d’uni­vers qui ne sont pas ins­crits dans le texte. Pierre Bayard sou­li­gne le rôle du lec­teur dans la cons­ti­tu­tion du récit comme un tout cohé­rent. Il appelle « espace inter­mé­diaire » les infor­ma­tions ajou­tées par le lec­teur qui don­nent forme à la nar­ra­tion, et c’est à cet endroit que se situe selon lui le meur­trier de Roger Ackroyd, dans la sub­jec­ti­vité du lec­teur qui va inter­pré­ter les indi­ces : d’où la pos­si­bi­lité qu’il y en ait plu­sieurs.

Le délire n’est donc plus du côté de l’écart avec une réa­lité attes­tée, mais une struc­ture de la pensée. C’est une forme de théo­ri­sa­tion liée à l’enquête, une acti­vité de mise en sens. Ainsi, bien que le délire soit une logi­que biai­sée, cris­pée autour d’une inter­pré­ta­tion choi­sie, « quel­que chose [dans le délire] mérite réel­le­ment créance et là est la source de convic­tion du malade, jus­ti­fiée dans ses limi­tes ». Pierre Bayard légi­time notre para­noïa de lec­teurs de romans poli­ciers en défen­dant nos scé­na­rios vir­tuels brus­que­ment qua­li­fiés de faus­ses pistes lors des dénoue­ments. Il joue sur le déca­lage entre notre ima­gi­naire du roman poli­cier comme méca­ni­que impla­ca­ble et la réa­lité de la com­po­si­tion, moins pla­ni­fiée. La seule vérité acces­si­ble dans le roman est ce que Todorov appelle une « vérité de dévoi­le­ment », qui se mesure par le plus et le moins : c’est le cri­tère de véra­cité et non de vérité qui est en jeu, laissé à l’appré­cia­tion du sujet. Celui qui échafaude une théo­rie plus ou moins cré­di­ble se livre donc à un « délire » inter­pré­ta­tif, c’est-à-dire à la cons­truc­tion d’une pensée sys­té­ma­ti­que qui n’est pas liée à une hypo­thé­ti­que réa­lité unique du texte.

Une mise en cause du modèle indiciaire appliqué à la lecture ?

Il y a dans une œuvre lit­té­raire « un prin­cipe d’indé­ci­da­bi­lité, que tout roman poli­cier ren­drait actif par sa struc­ture », en élaborant à mesure de la lec­ture plu­sieurs scé­na­rios avec dif­fé­rents sus­pects. Ces incer­ti­tu­des affir­mées quant au sens des éléments d’un roman, chan­geant selon les lec­teurs, met­tent en doute une lec­ture sur le mode de l’enquête poli­cière. En effet, com­ment espé­rer tirer quoi que ce soit d’indi­ces qui n’en sont pas véri­ta­ble­ment, et que faire de sus­pects qui sont tous cou­pa­bles dans un des mondes pos­si­bles du texte, d’une vérité qui est réduite à la véra­cité ? Le modèle de la lec­ture comme enquête semble remis en ques­tion si la recher­che du sens ne peut plus s’appa­ren­ter à la réso­lu­tion d’une énigme, à la décou­verte de la signi­fi­ca­tion pro­fonde de l’œuvre (le cou­pa­ble). Mais, si « l’inter­pré­ta­tion en tant qu’her­mé­neu­ti­que » est dis­cré­di­tée par Pierre Bayard, l’absence d’un sens uni­vo­que ne semble pas rendre tota­le­ment ino­pé­rant le para­digme de l’enquête appli­quée à la lec­ture. L’enquête du cri­ti­que appa­rait certes affai­blie, car elle ne peut plus pré­ten­dre attein­dre la vérité du texte ; mais, dans les romans à énigmes, les enquê­tes des poli­ciers, détec­ti­ves et autres ama­teurs ont tou­jours été en concur­rence les unes avec les autres. La riva­lité des enquê­tes, leur coexis­tence n’empê­che en rien de conti­nuer à inter­pré­ter les traces lais­sées, si l’on est cons­cient de la fra­gi­lité du statut de l’indice. Nous sommes fina­le­ment invi­tés à des relec­tu­res qui chaque fois rebat­traient les cartes et choi­si­raient d’inter­pré­ter d’autres indi­ces.

Enfin, en der­nier recours, l’arbi­trage de l’auteur pour­rait-il servir à l’enquê­teur ? Pierre Bayard s’inter­roge sur le statut de sa solu­tion pour le meur­tre de Roger Ackroyd. Est-elle com­plè­te­ment irra­tion­nelle, concor­dante avec les éléments tex­tuels mais absente du texte même ? Il lui semble qu’elle soit acces­si­ble de manière psy­cha­na­ly­ti­que dans l’œuvre : l’excep­tion que repré­sente la sœur du doc­teur dans l’œuvre d’Agatha Christie, seul per­son­nage à ne jamais être soup­çon­née au cours de la nar­ra­tion, le fait qu’elle soit com­pa­rée à la man­gouste, connue pour son apti­tude à tuer, sont dési­gnés par le Pierre Bayard comme des « actes man­qués tex­tuels », idée appuyée par le fait que Caroline Sheppard était le per­son­nage pré­féré de Christie et le modèle de celui de Miss Marple. Alors, la roman­cière s’est-elle « trom­pée de cou­pa­ble », ou savait-elle (cons­ciem­ment ou non) qui était le meur­trier d’Ackroyd, ce qui aurait néces­sai­re­ment laissé des traces dans le livre ? La lec­ture psy­cha­na­ly­ti­que donne à Pierre Bayard les moyens de défen­dre son hypo­thèse. Mais, s’il la pré­sente comme « toute la vérité » dans le cha­pi­trage de son œuvre, il semble que cela tienne plus d’arti­fice rhé­to­ri­que, de la volonté de repren­dre le lan­gage du roman poli­cier tou­chant à son dénoue­ment, que de la convic­tion d’avoir trouvé le véri­ta­ble cou­pa­ble. Ce qui importe, c’est de pri­vi­lé­gier les pos­si­bles offerts par l’œuvre et sur­tout par les lec­tu­res de l’œuvre. En fai­sant mine d’impo­ser sa solu­tion au terme d’une démar­che de mise en crise de l’inter­pré­ta­tion unique, la figure de l’essayiste nous pousse para­doxa­le­ment à rétor­quer. La pré­sence de la psy­cha­na­lyse ne fait d’ailleurs qu’appuyer ce nou­veau rap­port à l’indice, plus com­plexe, qui met en avant la place de la sub­jec­ti­vité de celui qui mène l’inves­ti­ga­tion. Pour Pierre Bayard, c’est l’enquê­teur, plus que l’enquête, qui fonde l’intri­gue d’un roman.

Cécile Châtelet

L’Affaire du Chien de Baskerville, Pierre Bayard

Et si les plus grands auteurs s’étaient lais­sés abuser par leurs pro­pres per­son­na­ges ? Cette hypo­thèse lance le cri­ti­que Pierre Bayard dans la tâche fas­ci­nante de fouiller les textes pour y débus­quer ces cri­mi­nels ano­ny­mes qui ont su déjouer la plume inves­ti­ga­trice de l’écrivain. Dans Le Chien de Baskerville, Conan Doyle se serait laissé aveu­gler par sa haine contre sa créa­ture, et l’ana­lo­gie tra­di­tion­nelle entre le détec­tive et le chien de chasse va dès lors diri­ger l’atten­tion de Conan Doyle vers le chien de Stapleton qu’il aurait injus­te­ment condamné. P. Bayard cher­che donc, cent ans plus tard, le cri­mi­nel qui aurait œuvré dans l’ombre pour faire condam­ner à sa place d’autres per­son­na­ges. Entre jeu ludi­que et réflexion théo­ri­que sur la lec­ture, P. Bayard pré­sente ici une « cri­ti­que déca­lée » (Laurent Zimmermann, Pour une cri­ti­que déca­lée) qui mêle récit poli­cier et démons­tra­tion pour pro­po­ser une pos­ture neuve d’inter­pré­ta­tion.

I- Un appel à l’abolissement du positivisme et de la certitude

Au-delà d’une sépa­ra­tion entre fic­tion et réa­lité

La pos­ture de P. Bayard en tant qu’« inté­gra­tion­niste » marque sa volonté d’affo­ler la sépa­ra­tion entre le monde réel et le monde fictif de la lit­té­ra­ture. Tout d’abord, le théo­ri­cien aborde le récit de Conan Doyle comme si le meur­tre de Charles de Baskerville avait autant de réa­lité qu’un fait divers paru dans les jour­naux. Il ima­gine une pro­fon­deur com­plexe der­rière les lignes, comme si ces der­niè­res rap­por­taient un fait réel. Ce sérieux avec lequel appro­che P. Bayard une simple fic­tion tend à lui confé­rer une impor­tance et une dimen­sion réel­les : le lec­teur se prend au jeu et tente, à la suite de l’auteur, de décou­vrir ce cri­mi­nel de papier, qui n’a para­doxa­le­ment pas d’exis­tence dans les pages du roman. Mais cette irrup­tion de l’ima­gi­naire dans le réel se lit aussi dans l’inter­pré­ta­tion que fait P. Bayard de l’énigme hol­me­sienne : « Or tout le tra­vail de l’assas­sin pen­dant le livre consiste pré­ci­sé­ment à trans­for­mer la banale scène de l’acci­dent inau­gu­ral en une scène de meur­tre, en jouant à la fois sur la nature de la mort et sur l’atmo­sphère géné­rale du drame. » (p.139). Le sup­posé meur­trier joue sur les atmo­sphè­res fan­tas­ti­ques de la lande pour créer une fic­tion qui le sau­vera. Ce « meur­tre par la lit­té­ra­ture » pro­longe l’inter­sec­tion entre réel et ima­gi­naire.

Une enquête sur un genre lit­té­raire

L’essai cri­ti­que prend moins pour objet le crime que l’enquête menée par Sherlock Holmes. La méthode du détec­tive est source de sus­pi­cion, et les témoi­gna­ges indi­rects sur les­quels elle s’appuie jet­tent le doute sur l’issue du rai­son­ne­ment. Le véri­ta­ble objet de la recher­che serait donc le genre lit­té­raire de l’enquête poli­cière, et par exten­sion le rap­port de la lit­té­ra­ture et de la cri­ti­que à la vérité. P. Bayard ébranle en effet dans cet essai la cer­ti­tude pro­duite par une démons­tra­tion, pour­tant scien­ti­fi­que et rigou­reuse. C’est donc l’appli­ca­tion dans les romans des pré­cep­tes de la science posi­ti­viste qui est remise en ques­tion : P. Bayard affole, dans le cha­pi­tre « Enquête », ce néces­saire lien entre le signe et l’expli­ca­tion, sur lequel la lit­té­ra­ture poli­cière s’était cons­truite depuis E. A. Poe. D’autres expli­ca­tions exis­tent, entre les lignes, der­rière les preu­ves, et l’expli­ca­tion est sans cesse biai­sée par la psy­cho­lo­gie de l’enquê­teur qui sélec­tionne, par exem­ple, quel signe est digne ou non d’être consi­déré comme preuve.

La vérité du côté du fan­tas­ti­que

La démons­tra­tion ration­nelle n’aurait donc que peu de valeurs auprès de la mul­ti­pli­cité des pos­si­bles, tout autant scien­ti­fi­que­ment prou­vés, qui s’ouvrent à l’inter­pré­ta­tion. Ainsi la démons­tra­tion de l’essai fait-elle bas­cu­ler la lit­té­ra­ture dans le fan­tas­ti­que, en admet­tant l’exis­tence de « golems » (p.120), créa­tu­res fic­ti­ves qui devien­nent réel­les, mais ne se départ en rien des atours d’un rai­son­ne­ment métho­di­que et scien­ti­fi­que. En s’appuyant sur des cri­ti­ques lit­té­rai­res et sur des théo­ries de psy­cha­na­lyse, l’auteur par­vient à jus­ti­fier une idée fan­tas­que et mer­veilleuse. Le golem, et à sa suite le fan­tôme de la jeune femme tuée par l’ancê­tre de Charles de Baskerville, enva­his­sent l’essai cri­ti­que, et P. Bayard sem­ble­rait alors user du même stra­ta­gème que le sup­posé meur­trier de Stapleton : il crée une atmo­sphère inquié­tante et mer­veilleuse pour diri­ger les conclu­sions du lec­teur, et lui faire admet­tre une théo­rie fan­tai­siste. Au « meur­tre par la lit­té­ra­ture » se sub­sti­tue alors un « essai par la lit­té­ra­ture », qui allie tech­ni­que roma­nes­que et appa­reil cri­ti­que pour servir une démons­tra­tion.

II- L’art romanesque du critique littéraire

Le cri­ti­que, lec­teur para­noïa­que et écrivain inter­ven­tion­niste

Le cri­ti­que appa­raît dans l’œuvre de P. Bayard d’abord comme un lec­teur : il lit et relit les romans de l’Histoire. Or, la lec­ture est un acte qui trans­forme fon­da­men­ta­le­ment le texte. En effet, le monde cons­truit par un roman serait un monde « troué » de lacu­nes qui sont com­plé­tés par le lec­teur au cours de ses rêve­ries face aux textes. Le cri­ti­que serait donc un lec­teur qui démon­tre­rait les pro­duits de ses lec­tu­res : est pré­sen­tée, dans L’Affaire du Chien de Baskerville, une des théo­ries qu’ont pu s’ima­gi­ner des lec­teurs, peu convain­cus des résul­tats de l’enquête. P. Bayard cite ainsi les tra­vaux cri­ti­ques de Sandor Goodhart et Shoshana Feldman qui avaient prêté atten­tion aux contra­dic­tions du texte de Sophocle sur Œdipe et le meur­tre de Laïos, pour inno­cen­ter dans leur ouvrage le héros : une para­noïa s’insi­nue chez le lec­teur-cri­ti­que qui refuse de reconnaî­tre à l’auteur un savoir infailli­ble sur son propre récit. Allant plus loin que ces der­niers, Bayard prône dès lors l’inter­ven­tion­nisme du savant : il s’oppose ici au res­pect de l’inté­grité des textes lit­té­rai­res, notion récente de la pensée cri­ti­que contem­po­raine.

Un récit sur le(s) récit(s)

L’Affaire du Chien de Baskerville serait à la fois le récit d’une enquête, menée par un détec­tive lit­té­raire, sur un roman, et un essai sur l’inter­pré­ta­tion et la lec­ture. Le résumé du roman de Conan Doyle mis à part, P. Bayard mêle à sa démons­tra­tion pure­ment théo­ri­que des récits sur le récit pre­mier. Comme sur un cane­vas, il brode sur le texte ini­tial un récit autre, qui déplace d’un pas la vérité. Les cha­pi­tres « Plaidoyer pour un chien » et « Défense de Stapleton » revê­tent le cri­ti­que de la parure de l’avocat mais aussi du dégui­se­ment de l’enquê­teur, qui ana­lyse les dif­fé­rents récits qui com­po­sent Le Chien de Baskerville, récits qui pré­sen­tent la réa­lité par le prisme d’un Watson mani­pulé par l’atmo­sphère fan­tas­ti­que. P. Bayard se place donc en sur­plomb, consi­dé­rant avec défiance et para­noïa le texte de Watson/Doyle pour essayer de décou­vrir la vérité qui se trou­ve­rait der­rière et ser­vant un récit second, qui lit entre les lignes du pre­mier. Démonstration lit­té­raire et fic­tion sem­blent alors se rejoin­dre, et il est dif­fi­cile de défi­nir une sépa­ra­tion nette entre les dif­fé­ren­tes pos­tu­res énonciatives : Bayard affirme en effet, dans Pour une cri­ti­que déca­lée, vou­loir abolir cette dis­tinc­tion tra­di­tion­nelle et créer une « incer­ti­tude de l’énonciation » (p.26) - notam­ment en se créant un nar­ra­teur dif­fé­rent de lui-même et de ses convic­tions.

Un essai aux allu­res de roman poli­cier

Ainsi P. Bayard écrit-il une double enquête où le lec­teur retrouve tous les ingré­dients du polar. Entre faus­ses pistes et sus­pense, P. Bayard dis­sé­mine des indi­ces qui se trou­vent à la fois dans le texte, dans les théo­ries cri­ti­ques et dans l’his­toire de la lit­té­ra­ture : une des preu­ves réside dans le roman d’Agatha Christie, L’Heure zéro. Le détec­tive privé qu’est l’auteur fait concur­rence aux auto­ri­tés en place - ici l’auteur - pour révé­ler une vérité que ce der­nier n’a pas voulu voir ; ce topos de la lit­té­ra­ture poli­cière se retrouve dans nom­breux romans, et est creusé ici pour remet­tre en ques­tion l’auto­rité de l’auteur sur la fic­tion et sur son œuvre. Cette rela­tion conflic­tuelle que Bayard ins­taure avec Conan Doyle - en met­tant en doute sa pers­pi­ca­cité, et en réé­cri­vant même son roman sous forme de résumé - se double d’un véri­ta­ble acte de vam­pi­risme envers le genre lit­té­raire. L’Affaire du Chien de Baskerville vient capter la matière roma­nes­que du roman ori­gi­nel, mais aussi les res­sorts mêmes de l’écriture roma­nes­que : P. Bayard semble avoir un véri­ta­ble désir de se mettre à la place d’un écrivain, com­plexi­fiant l’essai par des incur­sions répé­tées dans le genre roma­nes­que.

III- Une enquête distanciée

L’art du second degré

La démons­tra­tion de P. Bayard se fonde sur les failles de l’expli­ca­tion hol­me­sienne, mais le récit second qu’il pro­pose est tout aussi fabu­leux. Bayard se cons­truit ainsi une image, celle du cri­ti­que arro­gant et blas­phé­ma­teur, qui atta­que péremp­toi­re­ment un roman reconnu, taxant l’auteur de garçon com­plexé et les per­son­na­ges d’idiots et d’usur­pa­teurs. Il res­sem­ble par là même à Sherlock Holmes, per­son­nage pro­fon­dé­ment anti­pa­thi­que. Cette pos­ture tend ainsi à révé­ler le second degré qui cons­ti­tue la teneur d’un tel essai, qui semble rele­ver au pre­mier abord plus du jeu intel­lec­tuel que de la démons­tra­tion uni­ver­si­taire. La théo­rie extré­miste de cet « inté­gra­tion­niste » n’est pas même démon­trée : Bayard tisse et pro­longe de façon fan­tai­siste ici un fil cons­truit par Thomas Pavel, pour se lancer dans l’ouver­ture d’un texte dont on pen­sait le sens clos. Ainsi le titre même connote-t-il la dis­tance que prend l’auteur avec son propos : L’Affaire du Chien de Baskerville rap­pelle les titres de polars ou de jour­naux à sen­sa­tion comme Détective. P. Bayard met donc à dis­tance son propre propos, ainsi qu’un cer­tain topos de la lit­té­ra­ture contem­po­raine, qui voit dans l’écriture non pas une recher­che de la vérité, mais une façon « de rendre jus­tice » à des êtres his­to­ri­ques. Ici, amusé, P. Bayard adopte cette posi­tion pour cette fois réha­bi­li­ter un per­son­nage de fic­tion, meur­trier sans scru­pule, et répa­rer les torts causés par un écrivain aveu­glé.

L’enquête cri­ti­que, source de mobi­lité du sens

Bayard s’atta­che donc moins à for­mu­ler des théo­ries via­bles qu’à ouvrir le sens du texte par ses enquê­tes cri­ti­ques. Comme il le fai­sait dans Le Plagiat par anti­ci­pa­tion, il brise le schéma d’inter­pré­ta­tion tra­di­tion­nel qui muselle l’ima­gi­na­tion du lec­teur et du cri­ti­que. La fin de l’enquête serait alors une mise en branle des idées reçues, de l’appa­reil cri­ti­que tra­di­tion­nel. Le nar­ra­teur inter­roge ici la valeur de la démons­tra­tion posi­ti­viste - et de la pos­si­bi­lité de recons­truire un sens à partir de preu­ves - pour pro­po­ser un autre sys­tème de réflexion, qui se place dans le fan­tas­ti­que et la fan­tai­sie. Cette alter­na­tive n’est pas pour autant pro­po­sée comme une solu­tion viable et éternelle, mais se pré­sente elle-même comme une des pos­si­bi­li­tés. L’humour par­ti­cipe donc à cette « atta­que, légère, mais pré­cise et qui touche au but, contre l’esprit de cer­ti­tude » (Laurent Zimmermann, Pour une cri­ti­que déca­lée) : la dis­tance face à son propre propos est la posi­tion ultime d’un auteur qui ne veut pas d’un sens unique et immua­ble.

Du plai­sir ludi­que à la réflexion cri­ti­que

L’Affaire du Chien de Baskerville peint donc un por­trait du cri­ti­que, et contient un « art poé­ti­que » de la cri­ti­que lit­té­raire - hors de celui de la « cri­ti­que poli­cière » que Bayard expli­cite. Cette cri­ti­que « roma­nes­que » réa­lise et ampli­fie la part de nar­ra­tion qui se trouve dans toute démons­tra­tion argu­men­ta­tive : P. Bayard réflé­chit ici à la manière de cons­truire son dis­cours et son argu­men­ta­tion, mais ne se décide jamais à être seu­le­ment un écrivain, ou au contraire seu­le­ment un essayiste uni­ver­si­taire. Cet essai de P. Bayard s’ins­crit donc dans la lignée de ses ouvra­ges « déca­lés », qui bou­le­ver­sent la vision de la lit­té­ra­ture par plu­sieurs métho­des. L’Affaire du Chien de Baskerville remet lui en ques­tion la nature des per­son­na­ges et le pré­tendu pou­voir que peut avoir l’auteur sur les sens de son œuvre. Dirigeant sa réflexion cri­ti­que à la manière d’une enquête poli­cière, P. Bayard se tient en équilibre sur la fron­tière entre réel et fic­tion pour entraî­ner le lec­teur à sa suite - et lui faire accep­ter un temps l’inconce­va­ble.

Marie Chassagne