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L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Si l’activité de critique des textes est ancienne et peut prendre des formes diverses, on situe généralement l’émergence de la critique littéraire au XIXe siècle. Thibaudet écrit en 1927 que « Des critiques littéraires, ce n’est pas la Critique, cette puissance qui a pris conscience d’elle-même au XIXe siècle et au commencement du XXe » , et évoque plusieurs facteurs : développement des sciences et en particulier de la science historique, de la philologie et de l’herméneutique, essor de la presse et de l’université… L’enquête, avant tout quête de savoir et mouvement d’éclaircissement du réel, se développe de manière privilégiée dans ce siècle qui voit le triomphe de la science positive et l’émergence des « sciences de l’homme », un siècle où les pratiques de déchiffrement, d’interprétation, d’explication foisonnent. Dans son article « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Carlo Ginzburg se propose de « montrer comment, vers la fin du XIXe siècle, le champ des sciences humaines a vu l’émergence silencieuse d’un modèle épistémologique (ou, si l’on préfère, un paradigme) auquel, jusqu’à présent, on n’a pas accordé une attention suffisante. » . Alors que la critique se constitue progressivement en discipline autonome, il est tentant d’y retrouver les traces de ce « paradigme indiciaire » décrit par Carlo Ginzburg : un modèle épistémologique fondé sur le déchiffrement d’indices, mis en lumière à partir de l’analogie entre les méthodes de l’historien de l’art Giovanni Morelli, de Sherlock Holmes et de Freud, trois pratiques indexées sur le modèle de la sémiotique médicale. Peut-on, sur ce modèle, faire du critique un enquêteur, un détective à la poursuite du sens, à partir de l’énigme d’un texte littéraire ? Quels sont alors les bénéfices d’une poétique de l’enquête en critique littéraire ?
L’enquête, au sens d’enquête judiciaire, se déroule en deux temps : l’enquêteur collecte des informations pour ensuite les organiser en récit logique. A partir d’indices, il reconstitue et expliques une série factuelle. Ce modèle semble aujourd’hui évident pour qualifier la démarche historienne : Robert Marichal par exemple, dans « La Critique des textes » explique que l’historien doit dégager des « témoignages véridiques » à partir des documents ; Antoine Prost, dans Douze leçons sur l’histoire qualifie les faits historiques de « preuves ». L’analogie entre méthode historienne et enquête n’est pas à démontrer ; or le renouvellement des méthodes de l’histoire contribue à faire émerger la critique littéraire. La philologie allemande, dès la fin du XVIIIe, et l’apparition de nouvelles réflexions sur l’herméneutique, comme celles de Schleiermacher ou ensuite de Dilthey font de la critique textuelle l’élucidation des dimensions historique, culturelle, et symbolique du langage, qu’il s’agisse de documents historiques ou de textes littéraires. La philologie s’attache à reconstruire le récit créateur du texte ; la critique génétique actuelle en est un prolongement, véritable quête d’indices matériels à travers les manuscrits.
L’enquête elle-même a une fonction herméneutique : elle permet la compréhension d’une énigme et propose une interprétation par induction. Métaphoriquement, le texte littéraire peut se comprendre comme énigme, et son interprétation comme enquête : dès le Génie du christianisme de Chateaubriand (1802) ou De l’Allemagne de Mme de Staël (1813), le « paradigme indiciaire » est reconnaissable à travers la pensée historienne qui détermine l’approche des textes littéraires. Et lorsque Lanson, à la fin du siècle, pose les bases théoriques d’une critique scientifique et universitaire à visée objective, il étend à la littérature contemporaine les méthodes philologiques utilisées pour les textes antiques que Gaston Paris avait expérimentées sur les textes médiévaux, et cherche à distinguer, face aux textes, les impressions de lecture des faits imputables à l’auteur, c’est à dire à déterminer deux systèmes d’indices. Le critique sonde le texte, traque les effets de sens, ainsi que les traces biographiques, historiques et sociales au sein du texte. La critique biographique de Sainte-Beuve peut se comprendre comme enquête sur l’individualité des auteurs, qui permet ensuite d’éclairer les œuvres ; la pratique de Taine ou de Renan jette les bases d’une sociocritique. Taine, dans l’introduction de l’Histoire de la littérature anglaise (1863), emploie le terme « indice » : le texte « n’est qu’un moule, pareil à une coquille fossile, une empreinte, pareille à l’une de ces formes déposées dans la pierre par un animal qui a vécu et qui a péri. Sous la coquille, il y avait un animal, et, sous le document, il y avait un homme. Pourquoi étudiez-vous la coquille, sinon pour vous figurer l’animal ? De la même façon, vous n’étudiez le document qu’afin de connaître l’homme ; la coquille et le document sont des débris morts, et ne valent que comme indices de l’être entier et vivant ». Une tension entre la norme et le singulier se dessine ; l’enquête semble mue par un désir de signature, à partir ici du motif du grand homme, ou du génie littéraire. L’interprétation littéraire vise bien à faire apparaître ce que le texte dissimule, ou ce dont il est la trace, sans se départir d’une dimension évaluative.
L’enquête, liée à un désir de connaissance, a un tel succès au XIXe qu’elle perd parfois sa fonction herméneutique et circule à travers différents champs du savoir. Un mouvement inverse touche presque chacune des disciplines issues de la science positive et de la « science de l’homme » des années 1800 : les méthodes se singularisent, le champ épistémologique se structure en secteurs autonomes et cloisonnés. La critique littéraire est de plus en plus nettement scindée en deux branches : l’une journalistique, l’autre scientifique ou érudite. Si Sainte-Beuve est à la fois professeur et journaliste, Lanson est universitaire et n’a plus de rapports avec la presse. Or, si le « paradigme indiciaire » est une matrice de pensée séduisante, Carlo Ginzburg lui-même invite à le relativiser : il ne s’agit pas pour lui de produire un modèle cognitif général, mais de justifier sa démarche d’historien et de tracer des parentés entre divers modes d’acquisition du savoir. Florian Pennanech, dans l’article « Portrait du critique en enquêteur » , propose un « paradigme inquisitorial » pour évoquer l’activité du critique au XIXe : mais la question d’une critique conçue comme enquête se transforme, compte tenu de la popularité de toutes les formes d’enquête à l’époque, et de leur banalisation. Florian Pennanech assimile ainsi de manière explicite enquêteur et critique, et rattache la tendance inquisitoriale au modèle positiviste qui innerve une partie des productions du temps. En effet, modèles organicistes et perspectives évolutionnistes se retrouvent, plus ou moins bien importés, au sein de la critique littéraire. On a déjà évoqué Taine ou Renan, n’oublions pas Brunetière, et sa théorie évolutionniste des genres littéraires. On peut certes retrouver le paradigme indiciaire dans plusieurs pratiques rationnelles d’obtention du savoir : le climat positif du XIXe siècle y est propice. Mais si l’enquête, pratique d’abord judiciaire, correspond elle aussi à ce modèle épistémologique, peut-on pour autant faire de toute pratique indiciaire une forme d’enquête ? Michel Foucault, dans l’article « La vérité et les formes juridiques » rappelle que l’enquête a une double origine, religieuse et judiciaire, et met en garde contre la tentation d’y voir seulement une quête de connaissance. Pour Foucault, l’enquête est à l’origine indissociable des notions d’infraction et de faute avant de devenir à partir de la Renaissance une forme générale du savoir. L’enquête demeure à la fois une modalité d’exercice du pouvoir et une modalité d’acquisition de la connaissance. Il propose enfin de distinguer les sciences de l’observation, liées à la forme de l’enquête, des sciences humaines (psychiatrie, psychologie, sociologie) considérées comme sciences de « l’examen » et suggère ainsi un paradigme différent, où il s’agirait de traiter l’anomalie pour retrouver la norme, alors que la critique littéraire valorise la singularité de l’auteur comme de ses œuvres. Les signes relevés en critique littéraire sont les indices d’une exceptionnalité, ou du moins d’un hors-norme : la critique naît du constat d’une infraction, si l’on suit l’analogie judiciaire, mais d’une infraction positive, qui invite à relever singularités et faits remarquables.
Au XIXe, le personnel de l’enquête policière et ses méthodes connaissent un succès d’autant plus important que le roman policier est devenu un genre à la mode. La diffusion croissante et le succès des enquêtes dans la presse transforment en effet peu à peu le métier de journaliste, influencé également par la pratique anglo-saxonne : le reporter se livre lui aussi à l’investigation du réel et donne à lire ses résultats au grand public. Que le modèle soit éprouvé également dans le champ culturel et littéraire est logique, puisque la critique littéraire elle-même a largement profité des nouvelles pratiques journalistiques du XIXe : ainsi naît l’enquête littéraire, sous-genre médiatique de la critique littéraire. Le premier exemple en est l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, série d’entretiens publiés en 1891 dans L’Echo de Paris, et édités en 1894. L’enquête littéraire permet de saisir un présent littéraire en mouvement, reconnaît à l’auteur un statut social valorisé. Mais il s’agit plus de donner à lire un dialogue vif, une véritable scène de salon, menée par un enquêteur souvent célèbre, que d’élucider des problèmes littéraires. Ces interviews sont en effet plaisantes à lire : la typographie suit les règles du dialogue, et des récits d’anecdotes enrichissent le tableau. Dans ce cas précis, l’enquête est passée de la quête de savoir au divertissement. Une opposition d’époque existe entre enquête et critique littéraire : l’une, rapide, en mouvement, est lisible, brève, ludique, l’autre est lente, vieillie, ennuyeuse. La rapidité, le rapport à un hic et nunc font désormais partie de la mythologie de l’enquête : figure diffusée par le roman policier, l’enquêteur est un homme d’action, ses méthodes d’investigations sont rythmées et tiennent le lecteur en haleine. Dans la presse, l’enquête se lit facilement et avec plaisir puisqu’elle raconte une vérité par un enchaînement de faits. La formulation d’un problème comme énigme transforme sa résolution en narration, alors modelée par les codes du roman policier ou de ses sous-genres. La métaphore de l’enquête en critique littéraire relève donc aussi d’une dramatisation du savoir : le lecteur, invité à suivre le parcours du chercheur, observe l’élaboration d’une connaissance. Tout comme le récit policier mêle récit rétrospectif des faits et narration du déroulement de l’enquête, le texte critique relate l’avènement du sens et explique une méthodologie. Suspense, mystère et découverte du vrai sont compatibles avec la logique et la scientificité d’une recherche littéraire. Actuellement, plusieurs ouvrages critiques emploient une métaphore inquisitoriale comme captatio benevolentiae, proposant une synthèse inattendue mais féconde entre le plaisir de l’enquête et son sens d’origine, élucidation d’une énigme, comme par exemple la « critique policière » proposée par Pierre Bayard. Ses titres sont révélateurs : en témoigne la trilogie Qui a tué Roger Ackroyd ?, Enquête sur Hamlet et L’Affaire du chien des Baskerville. Citons également le titre de l’ouvrage de Jean Goldzink, Essai d’anatomo-pathologie de la critique littéraire, qui fonctionne selon la même logique : rappel explicite d’un paradigme épistémologique et accroche plaisante du lecteur. La métaphore de l’enquête permet alors de changer le mode de réception de l’œuvre et de caractériser celle-ci non comme adéquation à un système d’attentes, mais comme décentrement, exceptionnalité. La lecture critique se fonde sur une opacité, et le travail du critique est de constituer l’œuvre en énigme, de créer de la complexité, pour inviter le lecteur à se méfier d’une apparente transparence et à initier son propre parcours d’enquête.
Au cours du XIXe siècle, la forme judiciaire de l’enquête circule et se transforme ; elle irrigue différemment divers domaines du savoir et devient mode courant d’appréhension du réel. La critique littéraire est donc structurée par un « paradigme indiciaire » propre à la philologie, sa méthode demeurant celle du déchiffrement d’indices. L’engouement du siècle pour l’enquête criminelle la transforme peu à peu en instrument de lisibilité. Si le motif de l’enquête s’est un temps atténué au XXe siècle, il semble réapparaître aujourd’hui, indice d’une nouvelle recherche de signature ainsi que d’une valorisation de la lecture comme libre parcours individuel de déchiffrement.
Estelle Mouton
Bibliographie
Marie CARBONNEL, « Les écrivains en leur miroir. Jeux et enjeux de l’enquête au sein de la République des Lettres », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2004/1 n°22, pp.29-58.
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Carlo GINZBURG, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice » in Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1989.
Dominique KALIFA, « Enquête et « culture de l’enquête » au XIXe siècle », Romantisme, 2010/33 n°149, pp.3-23 et « Policier, détective, reporter. Trois figures de l’enquêteur dans la France de 1900 », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2004/1 n°22, pp.15-28.
Robert MARICHAL, « La Critique des textes » in Charles SAMARAN (dir.), L’Histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1961.
Glenn MOST, « Philologie et interprétation indiciaire », in Denis THOUARD (dir.), L’interprétation des indices : enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, Villeneuve d’Ascq, Presse universitaires du Septentrion, 2007.
Jean-Thomas NORDMANN, La Critique littéraire française au XIXe siècle (1800-1914), Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 2001.
Florian PENNANECH, « Portrait du critique en enquêteur », Romantisme, 2010/3, n°149, pp.65-75
Albert THIBAUDET, Physiologie de la critique. Paris, Nizet, 1962.