écritures contemporaines

Frédérik Detue et Christine Servais (dir.), Études littéraires. La lecture littéraire et l’utopie d’une communauté, vol. 41, 2, 2010.

Les auteurs du dos­sier ren­dent hom­mage aux dif­fé­ren­tes pen­sées moder­nes de la com­mu­nauté : « désœu­vrée » chez J.-L. Nancy, « ina­voua­ble » chez M. Blanchot. Le titre de l’ouvrage, « La lec­ture lit­té­raire et l’utopie d’une com­mu­nauté », pré­sente d’emblée une ten­sion entre la lec­ture comme aven­ture indi­vi­duelle, et l’éventualité d’une col­lec­ti­vité. Pour autant, il ne s’agit pas de déter­mi­ner les condi­tions d’exis­tence d’une com­mu­nauté lit­té­raire, mais plutôt de penser la notion de com­mu­nauté au prisme de l’expé­rience lec­trice. La dimen­sion tran­si­tive d’une lit­té­ra­ture reconnue comme espace pos­si­ble de par­tage et de ren­contre est valo­ri­sée, et les lec­teurs devien­nent en quel­que sorte acteurs légi­ti­mes de l’œuvre.

L’arti­cle de A. Epelboin, « La com­mu­nauté poé­ti­que : Mandelstam et la bou­teille à la mer », ouvre le dos­sier et intro­duit le motif fon­da­men­tal de la « bou­teille à la mer », fil conduc­teur de l’ouvrage et sym­bole d’une lit­té­ra­ture qui, selon les auteurs, peut redon­ner sens à la com­mu­nauté mise à mal par l’his­toire. Le poète russe Mandelstam décrit en effet le lec­teur comme des­ti­na­taire idéal et secret, comme celui qui pro­longe le geste du poète et contri­bue à faire adve­nir le poème. Presque tous les auteurs se rejoi­gnent autour de cette figure du lec­teur-des­ti­na­taire par qui l’œuvre se cons­ti­tue comme telle, inconnu mais rêvé, inat­tei­gna­ble mais néces­saire. La pensée d’une dis­tance para­doxale nour­rit en effet plu­sieurs études : C. Servais (« Un cas d’urgence qui barre l’hori­zon du lec­teur : L’Abbé C., de Georges Bataille »), E. Vandeninden (« Comment le texte touche le corps ») et A. Liébert (« Gérard Macé et son lec­teur : un com­pa­gnon­nage orienté ») se réfè­rent ainsi aux thèses pro­po­sées par J.-L. Nancy dans La Communauté désœu­vrée. C’est d’une confron­ta­tion entre le sub­jec­tif et le col­lec­tif et d’un manque par­tagé qu’un « être-en-commun » peut naître : l’hiatus entre la sub­jec­ti­vité du lec­teur réel et le lec­teur vir­tuel à l’hori­zon du texte permet de donner sens à « l’utopie d’une com­mu­nauté » et d’ouvrir un espace de par­tage pos­si­ble. Celle-ci se pense à partir de cette ren­contre, cette ten­sion entre les ins­tan­ces émettrices et récep­tri­ces du texte, à la fois reconnais­sance joyeuse et confron­ta­tion à l’alté­rité.

Si l’intro­duc­tion situe ces études sous l’égide de l’École de Constance et des théo­ries de l’effet esthé­ti­que, c’est que les auteurs ten­tent d’appro­cher les figu­res du lec­teur pro­dui­tes par les textes, et non le lec­teur réel. Cela aurait pu être étoffé : les nom­breu­ses réfé­ren­ces à la sub­jec­ti­vité du lec­teur et la simple idée de « ren­contre » impli­quent la prise en compte du lec­teur réel. On peut de manière géné­rale regret­ter que les réfé­ren­ces aux théo­ries de la lec­ture ne soient que peu fré­quen­tes : seules C. Servais et S. Ducas (« L’inven­tion du lec­teur au cœur de la cons­truc­tion auc­to­riale contem­po­raine ») situent leur usage de la notion de lec­teur. D’autres arti­cles valo­ri­sent en effet une vision assez abs­traite de la ren­contre auteur-lec­teur. Cela permet, il est vrai, de faire appa­raî­tre un « lec­teur uto­pi­que », fer­ment pos­si­ble d’une com­mu­nauté fondée sur l’expé­rience esthé­ti­que, espéré plus que pro­grammé par le texte, mais cette appro­che de « l’expé­rience de lec­ture » risque alors de deve­nir une expres­sion géné­rale, appli­ca­ble à toute étude cri­ti­que.

Le lec­teur n’est pas ici consi­déré comme partie d’un public ; il entre par sa lec­ture dans une com­mu­nauté dis­per­sée, tant dans le temps que dans l’espace. A. Epelboin, C. Servais, et A. Liébert insis­tent très jus­te­ment sur la valeur de l’inter­tex­tua­lité au sein d’une réflexion lit­té­raire sur la com­mu­nauté. Une pensée de la com­mu­nauté sans com­mu­nion, telle que la pro­pose Jean-Luc Nancy, où le je est sans cesse confronté à l’alté­rité, rend bien compte d’une expé­rience lit­té­raire tra­ver­sée par d’autres voix et d’autres textes, où chaque auteur est avant tout un lec­teur. « L’utopie d’une com­mu­nauté » prend également un sens très fort dans l’arti­cle de C. Pardo, « Le poète au micro et l’utopie poé­ti­que : Paul Eluard, Les Chemins et les routes de la poésie (1949) ». L’écoute radio­pho­ni­que, simul­ta­née mais dis­per­sée, permet une forme de col­lec­ti­vité momen­ta­née. La portée rhé­to­ri­que et idéo­lo­gi­que du tra­vail d’Eluard rap­pelle également com­ment une œuvre lit­té­raire peut se faire projet démo­cra­ti­que et quête d’un vivre-ensem­ble. À ce propos, F. Détue pro­pose une réflexion inté­res­sante sur la pos­si­bi­lité même d’une recons­truc­tion com­mu­nau­taire après l’expé­rience de néga­tion abso­lue que repré­sente Auschwitz, à partir de textes de Robert Antelme, Imre Kertész et Varlam Chalanov (« Quand écrire, c’est bles­ser (les lec­teurs) : témoi­gna­ges des camps et com­mu­nauté néga­tive »).

La diver­sité des textes et des thèmes étudiés montre bien les diver­ses formes que peut pren­dre une ren­contre lit­té­raire, à tra­vers chaque lec­ture sin­gu­lière. Ce dos­sier pro­pose une pensée de la lec­ture orien­tée par l’idée de pré­sence, d’« être-avec » et invite sur­tout à penser le lec­teur comme celui qui crée l’œuvre aux côtés de l’auteur. On peut saluer ici la cohé­rence d’un geste cri­ti­que qui ose faire de la lit­té­ra­ture un champ d’expé­rien­ces à la fois sub­jec­ti­ves et par­ta­gea­bles. Le dia­lo­gue entre des pen­sées phi­lo­so­phi­ques et lit­té­rai­res s’avère fruc­tueux, et permet d’abor­der les aspects tant poli­ti­ques qu’esthé­ti­ques de la com­mu­nauté, sans pour autant en figer la défi­ni­tion.

Estelle Mouton-Rovira



Toutes les images du langage : Jean Genet, sous la direction de Frieda Ekotto, Aurélie Renaud et Agnès Vannouvong, Schena Editore - Alain Baudry et Cie, 2008.

Ce livre, issu d’un col­lo­que orga­nisé en 2007 à l’uni­ver­sité de Miami inti­tulé Les pas­sions de Jean Genet, aborde la place et les fonc­tions du sté­réo­type chez Genet. Les études dra­ma­tur­gi­ques occu­pent une place sin­gu­lière : en plus des inter­ve­nants du col­lo­que, des pro­fes­sion­nels du théâ­tre sont inter­ro­gés pour dire leur expé­rience. Si Genet dra­ma­turge est sou­vent évoqué, son œuvre roma­nes­que et auto­bio­gra­phi­que n’est cepen­dant pas lais­sée pour compte, et ce sont quel­ques iné­dits qui vien­nent clore le livre. Malgré une orga­ni­sa­tion en trois par­ties, la diver­sité des inter­ven­tions, les entre­tiens puis les iné­dits, l’ensem­ble n’a rien d’hété­ro­gène car c’est bien le trai­te­ment du sté­réo­type qui est au centre de ce recueil d’études.

L’ouvrage s’ouvre par une ana­lyse de la méta­phore de la mer dans Querelle de Brest  : à tra­vers l’usage de l’argot, l’arti­cle montre com­ment la mer qui devient « mère », la langue mater­nelle, infil­tre toute l’œuvre de l’écrivain, au point de deve­nir image obsé­dante. Les deux inter­ven­tions sui­van­tes s’atta­chent alors, d’une part à exa­mi­ner la spec­tra­lité dans l’œuvre, à tra­vers une com­pa­rai­son avec Hamlet, de l’autre à figu­rer l’auteur en théo­lo­gien, pour évoquer toutes deux l’effa­ce­ment chez Genet. Cet effa­ce­ment est syno­nyme d’illu­sion théâ­trale, de déréa­li­sa­tion des per­son­na­ges, de dis­pa­ri­tion du réel der­rière ses appa­ren­ces, jusqu’à mener à l’inver­sion du bien et du mal chré­tiens : telle est la place fon­da­men­tale du simu­la­cre dans l’œuvre de Genet.

La ques­tion de l’aporie, à laquelle le sté­réo­type peut mener, est sou­le­vée par une étude de la ful­gu­rance dans Un Captif Amoureux. L’œuvre n’appa­raît pas uni­que­ment comme une lutte contre les cli­chés, mais comme une cri­ti­que de la com­mu­ni­ca­tion même, celle des images, qui réduit la lutte pales­ti­nienne à une repré­sen­ta­tion dra­ma­ti­que. La com­mu­ni­ca­tion, l’expres­sion sont au centre du roman : l’auteur ne cesse de se cor­ri­ger pour rame­ner l’image la plus juste de la lutte par une esthé­ti­que du frag­ment et de la ful­gu­rance. À tra­vers décro­cha­ges et images sai­sis­san­tes, le texte permet, l’espace d’un ins­tant, de tou­cher le réel, et de réconci­lier poésie et enga­ge­ment poli­ti­que.

L’enga­ge­ment poli­ti­que de Genet trans­pa­raît alors dans la Lettre à Jean Genet, de Frieda Ekotto. Évoquant sa pre­mière ren­contre avec Genet par la pièce Les Nègres, elle montre la décons­truc­tion du mythe du nègre qui s’y joue. En fai­sant jouer sur scène les Nègres par des noirs, l’écrivain révèle aux blancs l’inau­then­ti­cité de la figure qu’ils ont inven­tée, fruit de leur domi­na­tion, et permet aux noirs de gagner leur auto­no­mie. Genet devient ainsi, selon l’inter­ve­nante, le plus grand pen­seur de la négri­tude. Plus mar­gi­nale, l’étude d’un Genet des­si­na­teur conduit très vite à rap­pro­cher son œuvre plas­ti­que de l’écriture en prison, où plutôt hors de prison. Les quel­ques por­traits tracés par la main de Genet ren­voient à son inté­rêt pour les formes d’art les plus abou­ties, de la même façon que son écriture a conta­miné un style noble et clas­si­que.

Autre piste ori­gi­nale, le rap­pro­che­ment de deux textes semi-auto­bio­gra­phi­ques des auteurs maro­cains Abdellah Taïa et Rachid O. est l’occa­sion d’évoquer l’influence de l’écrivain dans la cons­truc­tion, non seu­le­ment lit­té­raire, mais aussi iden­ti­taire des deux écrivains. Genet devient non seu­le­ment figure tuté­laire, mais aussi légende par la place qu’occupe son tom­beau dans leurs récits, point de pas­sage où se mêlent les lan­gues fran­çaise et arabe, l’homo­sexua­lité, la lit­té­ra­ture et le destin des auteurs. Chez Genet, les noms des per­son­na­ges ne sont pas sim­ple­ment sym­bo­li­ques, car l’écrivain les resé­man­tise pour créer leur des­ti­née sitôt qu’ils sont bap­ti­sés. De même, l’argot révèle ses pou­voirs poé­ti­ques, par les rap­pro­che­ments de sens, de sons, qui lui ont donné nais­sance, et que Genet s’empresse de ravi­ver.

C’est alors l’occa­sion pour Aurélie Renaud d’évoquer la figure de Carmen, femme parée de carac­té­ris­ti­ques mas­cu­li­nes, qui devient un sté­réo­type sou­vent repris et per­verti dans l’œuvre de Genet. Les tra­ves­tis de ses romans aiment à imiter ses poses, tandis que les cri­mi­nels héri­tent de sa fémi­nité vio­lente, qui altère la viri­lité même des per­son­na­ges : elle brouille les caté­go­ries sexuel­les.

Agnès Vannouvong conclut ces inter­ven­tions par l’étude du tra­ves­tis­se­ment, dans tous les sens du terme. Le tra­ves­tis­se­ment cor­res­pond à une iden­tité tou­jours chan­geante, à un mou­ve­ment inces­sant ren­voyant à l’esthé­ti­que du baro­que. Féminin et mas­cu­lin se confon­dent au sein d’un même per­son­nage ou jusque dans la gram­maire, mon­trant que le tra­ves­tis­se­ment s’effec­tue aussi dans la langue. Le tra­vesti est figure trans­gres­sive, intro­dui­sant le désor­dre dans les conven­tions socia­les : poésie et poli­ti­que se confon­dent dans la révolte contre toutes les normes, lin­guis­ti­ques et socia­les. La suite de l’ouvrage, com­po­sée d’entre­tiens avec des pro­fes­sion­nels du théâ­tre, permet de saisir les enjeux et dif­fi­cultés qu’il y a aujourd’hui à monter une pièce de Genet. Ils révè­lent tour à tour le para­doxe de jouer un auteur qui pré­sente sans cesse la scène comme fac­tice, fausse, et dont les per­son­na­ges sont pres­que injoua­bles ; la dimen­sion fan­tas­ma­ti­que de l’œuvre de Genet trans­pa­raît ainsi dans ses pièces, où acteurs et mises en scène évoluent tou­jours entre ima­gi­naire et réa­lité. Ces pro­fes­sion­nels insis­tent également sur l’actua­lité de l’auteur et de son enga­ge­ment poli­ti­que, et expli­quent quels choix scé­ni­ques per­met­tent d’adap­ter la repré­sen­ta­tion aux sté­réo­ty­pes d’aujourd’hui.

Enfin, des iné­dits, de Genet ou ins­pi­rés par lui, vien­nent com­plé­ter l’ouvrage. Face à un auteur sou­vent com­menté, ce recueil ne néglige aucun aspect de l’œuvre de Genet, de la poli­ti­que à la repré­sen­ta­tion théâ­trale. Tout en abor­dant les grands thèmes de l’écrivain, il tend à pro­po­ser de nou­veaux angles d’appro­che en s’inté­res­sant à des domai­nes jusqu’ici peu ana­ly­sés, et sur­tout en inter­ro­geant des pra­ti­ciens, qui révè­lent la com­plexité de ce théâ­tre, et la fas­ci­na­tion que le per­son­nage de Genet conti­nue d’exer­cer aujourd’hui.

Adrien Thet



Pierre Michon : naissance et renaissances, sous la direction de Florian Préclaire et Agnès Castiglione, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007.

Cet ouvrage ras­sem­ble les Actes de la jour­née d’étude qui s’est tenue à l’Université de Cergy-Pontoise le 9 mars 2005, inti­tu­lée « Pierre Michon, nais­sance, renais­sance(s) ». Envisageant l’œuvre de l’écrivain à tra­vers des angles d’appro­che mul­ti­ples ― étude géné­ti­que, sty­lis­ti­que, thé­ma­ti­que, psy­cha­na­ly­ti­que et sym­bo­li­que ― les huit contri­bu­tions se rejoi­gnent et se com­plè­tent habi­le­ment autour de la ques­tion de l’ori­gine comme motif struc­tu­rant de l’ima­gi­naire micho­nien. Conscients de l’effer­ves­cence uni­ver­si­taire qui règne autour d’un auteur déjà lar­ge­ment com­menté – Agnès Castiglione est la pre­mière à avoir orga­nisé un col­lo­que inter­na­tio­nal sur Michon en 2001 : Pierre Michon, l’écriture abso­lue – les inter­ve­nants n’en réus­sis­sent pas moins à donner des inter­pré­ta­tions sen­si­bles et per­ti­nen­tes des concepts de « nais­sance » et « re-nais­sance ». En effet, à bien consi­dé­rer l’ensem­ble de l’œuvre de Pierre Michon, chaque récit semble hanté par la quête des com­men­ce­ments, aussi bien des ori­gi­nes fami­lia­les que de la genèse du geste créa­teur des artis­tes ou du sien propre entre émancipation et filia­tion : une diver­sité des appro­ches à l’image de l’hété­ro­gé­néité des inter­ven­tions.

En guise de mise en bouche, le recueil s’ouvre, hom­mage bien légi­time, sur la parole de Michon lui-même sous deux formes. D’abord, la trans­crip­tion du moyen-métrage docu­men­taire Pierre Michon. Retour aux ori­gi­nes, réa­lisé par Pierre-André Boutang et Pierre-Marc de Biasi pour Arte, montre un écrivain inter­viewé dans sa maison fami­liale des Cards, dans la Creuse, pour ainsi dire le ber­ceau de sa voca­tion lit­té­raire. Michon y évoque son enfance à la cam­pa­gne et la nais­sance de cette voca­tion, dans un décor qui est aussi celui des Vies Minuscules. P-A Boutang lui demande notam­ment : Vous sou­ve­nez-vous du jour où vous vous êtes dit « je serai écrivain » ?, ques­tion qui ne manque pas de faire écho à la pro­blé­ma­ti­que qui inté­resse Michon dans son rap­port aux auteurs et aux artis­tes, dans sa quête du jour et de l’événement déclen­cheur, de la genèse des œuvres.

Vient ensuite Un Voyage en Égypte, le pre­mier texte publié de Pierre Michon, pour la revue « Oracl » en 1983, court récit d’une rêve­rie au musée et dans les stra­tes du temps, qui traite les per­son­na­ges his­to­ri­ques et sur­tout les his­to­riens-enquê­teurs qui sui­vent leur trace sur le mode de la satire et de l’inso­lence désa­bu­sée. Or, ce texte est désor­mais introu­va­ble. Comme par une mise en abyme du sujet même du récit, l’ouvrage col­lec­tif se fait recueil-musée conser­vant une pièce unique et pré­cieuse, pièce qui trouve d’autant mieux sa place dans une réflexion sur la nais­sance de l’écrivain qu’il s’agit du pre­mier texte publié de Michon, un an avant les Vies Minuscules. On assiste là à un geste inau­gu­ral, la venue au monde d’une voix iné­dite.

C’est cette appré­hen­sion du texte comme objet concret que pour­suit Agnès Castiglione avec « Le por­tail invi­si­ble des Vies Minuscules ». Elle se pro­pose de décryp­ter les car­nets pré­pa­ra­toi­res de l’écrivain comme une autre pierre de Rosette, retra­çant la chro­no­lo­gie et les étapes de la fabri­que du roman, se fai­sant his­to­rienne de Pierre Michon. L’informe prend forme sous nos yeux au fil des auto­cor­rec­tions, trou­vant petit à petit le rythme juste d’une phrase, à la vir­gule près. L’enquête donne lieu à des rêve­ries sur ce que l’auteur aurait pu écrire, laissé à l’état d’ébauche. Il devient à son tour auteur-féti­che, au point que tout ce qui émane de lui (inter­view, car­nets, repro­duc­tion d’une page manus­crite en guise de cou­ver­ture) comme jadis la cor­res­pon­dance de cer­tains, se hisse au rang de reli­que. Un tel tra­vail indi­que que nous nous trou­vons bien à ce moment para­doxal et réjouis­sant où le minus­cule fait sens et où la lit­té­ra­ture la plus contem­po­raine peut deve­nir archive, sus­ci­tant des modes d’inves­ti­ga­tion sem­bla­bles à ceux que l’on emploie pour les auteurs des siè­cles passés.

C’est jus­te­ment la méta­mor­phose d’un écrivain minus­cule, lec­teur et admi­ra­teur écrasé par le poids éléphantesque de ses Auteurs, en écrivain à son tour lu et admiré, que raconte Ivan Farron dans « Terreur et Rhétorique dans l’œuvre de Pierre Michon ». La nais­sance à la lit­té­ra­ture se heurte dès le ber­ceau à la para­ly­sie que pro­vo­que la fas­ci­na­tion immo­dé­rée pour les modè­les. Pour s’affran­chir des modè­les tant révé­rés et émettre sa propre voix, Michon, contrai­re­ment aux avant-gardes, choi­sit de ne pas tuer le père. Loin d’un écrivain par­ri­cide, c’est le por­trait d’un « écrivain main­te­neur » devenu Père en res­tant Fils que brosse Ivan Farron, à tra­vers une sym­bo­li­que de la filia­tion qui semble rejouer la Lettre au père de Kafka.

Les mêmes pro­blé­ma­ti­ques sont abor­dées sous un angle dif­fé­rent par Fabrice Humbert qui pos­tule dans « La mise à mort » non pas l’affir­ma­tion conser­va­trice mais bien l’émancipation de l’auteur par la lutte avec les modè­les. Une habile dia­lec­ti­que s’arti­cule entre les dif­fé­ren­tes scé­no­gra­phies de la mise à mort des Auteurs dans Corps du Roi et le che­mi­ne­ment qui mène à signer sa décla­ra­tion de nais­sance d’auteur, mais d’auteur avec un a minus­cule, puis­que la finesse de l’ana­lyse consiste à sou­li­gner com­bien cette reven­di­ca­tion para­doxale de la « lignée royale » passe par l’héroï-comi­que.

Sur cette même ques­tion de la « lignée », Bruno Blanckeman se consa­cre à Rimbaud le Fils dans « Générations Rimbaud », un titre astu­cieux qui remo­tive l’expres­sion figée en la plu­ra­li­sant, ce qui permet de jouer avec la riche poly­sé­mie du terme. En effet, selon ses pro­pres termes, Bruno Blanckeman envi­sage le récit comme une mise en scène des « contrain­tes des ori­gi­nes », que subit Rimbaud et dans les­quel­les on reconnaît Michon, selon une triple orien­ta­tion : « généa­lo­gi­que » (la filia­tion d’une œuvre par l’his­toire lit­té­raire), « géné­ri­que » (la filia­tion d’un texte par la pres­sion des genres et son émancipation de ces cadres) et « ger­mi­na­tive » (c’est-à-dire la fas­ci­na­tion pour la belle écriture et son rejet, qui vont de pair).

Dans une pers­pec­tive dif­fé­rente, « Pierre Michon à l’épreuve du feu » de Florian Préclaire pro­pose une très élégante lec­ture du motif du feu dans les récits, le feu de l’incen­die comme celui de l’alchi­mie, en s’appuyant sur la Psychanalyse du feu de Gaston Bachelard. Ce tra­vail thé­ma­ti­que sur les sym­bo­li­ques du feu par­ti­cipe for­te­ment à l’effet d’hété­ro­gé­néité du recueil, mais recoupe le fil direc­teur « nais­sance et renais­san­ces » par la double valeur asso­ciée au feu entre des­truc­tion (la condam­na­tion au bûcher, le geste du pyro­mane comme pul­sion de mort) et créa­tion (le feu pro­mé­théen, la pul­sion de vie).

Une jour­née d’étude sur une plume telle que celle de Pierre Michon ne pou­vait se passer d’une étude de style. Stéphane Chaudier, auteur de « Michon : style, phrase, sys­tème », soumet l’écriture micho­nienne à une ana­lyse sty­lis­ti­que minu­tieuse, conduite sous l’égide de noms tels que Laurent Jenny ou Roland Barthes. Cette étude ne se contente pas de mettre au jour de façon pré­cise et rai­son­née les figu­res rhé­to­ri­ques et ryth­mi­ques : en déce­lant un « sys­tème Michon », elle entre­prend d’accé­der à une riche her­mé­neu­ti­que. C’est enfin Florian Préclaire qui clôt le recueil par « Une Figure », com­men­taire com­paré de deux ver­sions du Sacrifice d’Isaac de Le Caravage. Les thèmes du lien père-fils, de la nais­sance et de la mise à mort y sont ré-explo­rés sur un ton très per­son­nel.

Voilà ce que l’on peut rete­nir de ce recueil d’études : une cri­ti­que amou­reuse et habi­tée, qui ne résiste qu’à peine à la ten­ta­tion d’écrire à la manière de Michon la bio­fic­tion dont il serait le héros.

Pauline Franchini