écritures contemporaines

Laurent Demanze, Gérard Macé. L’invention de la mémoire, Paris : José Corti, coll. « Les Essais », 2009, 162 p.

Dans cette pre­mière mono­gra­phie consa­crée à l’œuvre en cours d’élaboration de Gérard Macé, Laurent Demanze s’essaye à suivre au plus juste la courbe de son objet, tout en ren­dant compte avec pré­ci­sion de sa richesse et de ses méca­nis­mes. La sin­gu­la­rité de cette œuvre tient à son désir de se cons­ti­tuer à l’écart des caté­go­ries géné­ri­ques établies et à sa recher­che de formes d’écriture aptes à dépas­ser des ten­sions entre des pôles répu­tés anti­no­mi­ques : entre mémoire et inven­tion – dyna­mi­que qui sert à l’essayiste d’entrée et de guide dans l’œuvre ; son titre reprend d’ailleurs celui d’une sec­tion de Vies anté­rieu­res, de Gérard Macé –, entre cons­cience des héri­ta­ges passés et créa­tion au pré­sent, entre pré­ci­sion savante et goût de la rêve­rie, souci d’exac­ti­tude et désir de roma­nes­que... C’est donc, pour Laurent Demanze, la dyna­mi­que de l’inven­tion, au sens que don­nait à ce terme la rhé­to­ri­que, et qu’a repris notam­ment Michel de Certeau, geste double de re-décou­verte et de créa­tion, qui donne à l’œuvre de Gérard Macé sa cohé­rence. Convoquant les tra­di­tions anti­ques et renais­san­tes des arts mémo­riels, son mou­ve­ment essen­tiel met en jeu la spa­tia­li­sa­tion de la mémoire et les effets d’actua­li­sa­tion dans le pré­sent d’un passé oublié : son res­sort intime est celui des retrou­vailles vivi­fian­tes. La matière mémo­rielle, qui se décline dans ses textes sous les formes du passé intime et fami­lial, de la mémoire livres­que et des savoirs héri­tés – trois domai­nes qui ser­vent à l’essai d’archi­tec­ture –, appa­raît ainsi comme fer­ment d’ima­gi­naire et de pensée en deve­nir ; elle fait de l’œuvre tout à la fois un auto­por­trait éclaté (pre­mière partie), un cabi­net de lec­ture mélan­co­li­que (seconde partie) et un conser­va­toire tur­bu­lent des pra­ti­ques et des connais­san­ces (troi­sième partie).

Dans la pre­mière partie, « Les voix secrè­tes », Laurent Demanze relance la réflexion enga­gée dans son pré­cé­dent essai sur la filia­tion dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine, Encres Orphelines, dans lequel l’œuvre de Gérard Macé se trou­vait confron­tée à celle de Pierre Bergounioux et Pierre Michon. L’auteur montre qu’elle pro­cède de deux sour­ces, les secrets de la filia­tion, d’une part, les stra­té­gies de détour, d’autre part : il s’agit chez Macé, pour faire face aux énigmes iden­ti­tai­res, de se dire à tra­vers d’autres sil­houet­tes. Son œuvre invite également à réins­crire tout désir de savoir dans un par­cours intime, à envi­sa­ger la pré­sence phy­sio­lo­gi­que de celui qui s’adonne à l’écriture. Le savoir et le sou­ve­nir sont à ses yeux un moyen pour l’écrivain de s’essayer, de se mettre à l’épreuve, et d’apai­ser un appé­tit ou un manque pro­fon­dé­ment ins­crit dans sa sub­jec­ti­vité.

Dans « La biblio­thè­que fan­tas­ti­que », l’auteur met en lumière le fonc­tion­ne­ment inter­tex­tuel de l’œuvre de Gérard Macé, écrivain-lec­teur s’il en est, qui a fait de Nerval une figure tuté­laire ; se trouve ainsi exploré le goût des « chi­mè­res », du leurre et de la diva­ga­tion, qui carac­té­rise l’œuvre de Macé. Sa démar­che d’écrivain-lec­teur est pensée comme une vaste entre­prise de bra­connage dans la biblio­thè­que, qui, fondée sur une han­tise du passé lit­té­raire, un rap­port mélan­co­li­que au déjà-écrit, s’efforce de redis­tri­buer les hié­rar­chies et les valeurs, met­tant à mal les pré­ten­dues divi­sions entre culture livres­que et « culture popu­laire », comme entre l’avéré et le fabu­leux.

La der­nière partie, « Pays de connais­sance », éclaire l’impor­tance chez l’écrivain du dia­lo­gue avec les savoirs ency­clo­pé­di­ques, l’écriture du voyage et la pra­ti­que des scien­ces humai­nes ; elle montre notam­ment la poro­sité chère à l’écrivain entre recher­che d’ordre eth­no­gra­phi­que et quête intime. Posant la ques­tion de la place des scien­ces humai­nes et socia­les dans les écritures contem­po­rai­nes, ces réflexions sug­gè­rent aussi que, hormis la ques­tion de la mémoire, un des enjeux de l’œuvre de Gérard Macé tient au statut du récit, point de conver­gence entre le mythe et la science : il y a de la pensée dans les deux formes, de même qu’il y a du mythe, des para­si­tes fic­tion­nels, dans la fabri­que des scien­ces. Ces allers-retours entre récit et pensée, entre mythes et scien­ces, autant de façons d’habi­ter le monde, sont aussi des moyens de remet­tre en valeur la puis­sance pro­duc­tive de la lit­té­ra­ture, comme art des échos et fabri­que des liai­sons insoup­çon­nées.

À la croi­sée des appro­ches déve­lop­pées par Dominique Viart, sou­cieux de faire dia­lo­guer lit­té­ra­ture contem­po­raine et scien­ces humai­nes, et par Dominique Rabaté, dont l’atten­tion s’est portée sur les ques­tions de la voix, de l’écart, du roma­nes­que, cet essai ouvre de façon très riche et sug­ges­tive les hori­zons pour l’étude de l’œuvre. Il noue de façon extrê­me­ment convain­cante plu­sieurs champs de ques­tion­ne­ment – mélan­co­lie, spec­tra­lité et autres ana­chro­nisme – dont la lit­té­ra­ture contem­po­raine est l’objet, tout en gar­dant une tour­nure plus pen­sive que dog­ma­ti­que. Un des nom­breux méri­tes de l’ouvrage est de sug­gé­rer que l’œuvre de Gérard Macé, dont l’éthos lettré clai­re­ment reven­di­qué, par le goût de l’érudition et la mémoire lit­té­raire qu’elle affi­che, risque de n’être appré­cié que des happy few, est aussi sou­cieuse de se penser comme fon­da­trice d’une com­mu­nauté, d’écrivains certes, mais aussi de lec­teurs, dilet­tan­tes et pro­me­neurs en tous genres. Sans négli­ger l’impor­tance, dans l’œuvre de Gérard Macé, des zones d’ombre de la mémoire, du désir de tota­li­sa­tion (de soi, des lec­tu­res et du monde) et de la cons­cience de son impos­si­bi­lité qui s’y mani­feste, de la han­tise de la dis­pa­ri­tion qui la tra­verse, l’ouvrage de Laurent Demanze met néan­moins en lumière la joie de la revi­vis­cence qui l’anime : celle qui tient, sur fond de ruines, à une confiance lucide dans la curio­sité et sa trans­mis­sion.

Éléonore Devevey