écritures contemporaines

C’est pourtant pas la guerre, Seuil, « Fiction & Cie », 2007

Une autre façon de raconter

La col­lec­tion « Fiction & Cie » fondée par Denis Roche au Seuil aime à publier des œuvres à la croi­sée des genres qui vien­nent brouiller les fron­tiè­res tra­di­tion­nel­les entre réel et fic­tion. C’est pour­tant pas la guerre de Maryline Desbiolles, qui y est publié en 2007, n’échappe pas à la règle. Succession d’entre­tiens menés dans l’Ariane – quar­tier sen­si­ble de la ban­lieue de Nice voué à une des­truc­tion par­tielle – le livre est loin d’en cons­ti­tuer une simple com­pi­la­tion. Curieusement sous-titré « 10 voix+1 recueil », le récit est en effet marqué par une mul­ti­pli­ca­tion des pers­pec­ti­ves et une liberté de ton qui ren­dent sa caté­go­ri­sa­tion dif­fi­cile. Entre col­lecte de témoi­gna­ges et enquête de ter­rain, réflexion urba­nis­ti­que et rêve­rie mytho­lo­gi­que, le livre affi­che une cer­taine hybri­dité for­melle. Une struc­ture se des­sine pour­tant dans ces dix cha­pi­tres de taille rela­ti­ve­ment égale et divi­sés eux-mêmes en deux (voire trois) par­ties : la pre­mière consa­crée à faire enten­dre la voix de cha­cune des per­son­nes inter­ro­gées et la ou les sui­vante(s), plus court(es) don­nant libre cours à celle de la nar­ra­trice.

Porter la voix de l’autre

Ce qui frappe d’abord à la lec­ture du texte, c’est le désir de faire enten­dre les voix col­lec­tées, et ce dès le titre : C’est pour­tant pas la guerre, parole recueillie auprès de celle que la nar­ra­trice appelle « Andrée » et qui place d’emblée le livre sous le signe de l’autre et de l’ora­lité. Ce souci se retrouve dans l’atten­tion portée aux accents et aux maniè­res de parler des per­son­nes inter­ro­gées : que ce soit l’accent lyon­nais d’Andrée ou le fait qu’« elle braille », les « mots nacrés » de M. Boup ou les « for­mu­les […] toutes faites » de Madame Rosette, le « parler de vraie Niçoise » de Geneviève ou bien encore le « beau lan­gage » de A., la nar­ra­trice témoi­gne d’une réelle gour­man­dise pour la sono­rité des voix enten­dues. Par ailleurs, les paro­les des per­son­na­ges s’entre­mê­lent à celles de l’auteur, se per­cu­tant par­fois au sein d’une même phrase : « elle a essayé un an, j’étais seule au monde » ou « il m’a cassé des dents, les dents de son joli sou­rire ». La plu­part du temps, l’auteure se passe ainsi d’inci­ses, jouant d’une écriture cho­rale qui oblige à cher­cher « le fil entre les voix » :

 Le carnet noir est un immeu­ble, toutes les paro­les sont empi­lées, des appar­te­ments de paro­les les uns sur les autres. Le carnet noir est un immeu­ble mal inso­no­risé, les paro­les se che­vau­chent, se conta­mi­nent, se recou­vrent.

Dans cette poly­pho­nie reven­di­quée et en l’absence d’un dis­po­si­tif clair de trans­crip­tion, la fron­tière qui sépare les paro­les de « l’inter­ro­gée » de celles du « scribe » est mince et pose des ques­tions éthiques. Quelle doit être en effet la place de ce cet « écrivain public » sur les « épaules com­pa­tis­san­tes » duquel les per­son­nes inter­ro­gées vien­nent dépo­ser leurs « doléan­ces » ? Si les per­son­nes témoi­gnent volon­tai­re­ment, connais­sent le projet de l’auteure et « par­lent afin que leurs paro­les devien­nent un livre », Maryline Desbiolles semble cepen­dant cher­cher la place juste à occu­per vis-à-vis d’elles. Remerciant ainsi « les dix per­son­nes qui [lui] ont confié leurs voix », elle parle d’un « colis d’his­toi­res et de mots confiés » en pré­ci­sant un peu plus loin : « il ne s’agit pas de confes­sion mais de don, les paro­les me sont confiées afin que j’en fasse bon usage ». Or, il semble dif­fi­cile de déga­ger un usage homo­gène de ces voix tant leurs sai­sies varient et font l’objet de com­men­tai­res contras­tés, de degrés d’empa­thie et d’iden­ti­fi­ca­tion radi­ca­le­ment éloignés.

Une transcription partiale et partielle

À l’inverse de l’élan empa­thi­que que l’on pour­rait atten­dre de celui qui récolte la parole d’autrui – méthode pré­co­ni­sée dans La misère du monde par Pierre Bourdieu – le texte offre des degrés d’adhé­sion très variés : alors que le livre s’ouvre sur la confron­ta­tion avec Andrée, à laquelle la nar­ra­trice n’offre pas vrai­ment d’ « épaules com­pa­tis­san­tes » puisqu’elle ne cesse de douter de son récit, la dixième voix donne à lire la ren­contre avec son « exacte contem­po­raine », elle-même « écrivain public ». Entre ces deux extrê­mes, le texte oscille entre sym­pa­thie et prise de dis­tance, de M’Boup l’écrivain manqué à l’émotion pour la beauté de A., en pas­sant par Jahida qui, bien qu’elle res­sem­ble à la nar­ra­trice, lui reste étrangère. Par ailleurs, son atti­tude de « scribe » peut sem­bler désin­volte : à la fois dans la res­ti­tu­tion des récits enten­dus, puisqu’elle omet de noter ce qui compte aux yeux d’Andrée, de même que les notes prises au contact de Rosette, atteinte de la mala­die d’Alzheimer, s’avè­rent par­ti­cu­liè­re­ment décou­sues ; mais aussi dans la com­plexité du rap­port au nom de l’autre : la tra­jec­toire du récit tra­duit un malaise crois­sant face à la pro­messe de chan­ger les noms, comme lorsqu’elle fait mine d’accep­ter le nom de Laëtitia que lui pro­pose la neu­vième voix pour fina­le­ment la nommer Apolline, tandis que la der­nière voix reste ano­nyme. Mais cette pos­ture, la nar­ra­trice la reven­di­que : « l’écriture n’a-t-elle pas à voir avec la tra­hi­son, le lou­voie­ment ? ». Loin donc de ces figu­res de col­lec­tion­neurs de voix fidè­les qui, à la manière de Svetlana Alexievitch ou de Jean Hatzfeld, enre­gis­trent les témoi­gna­ges au magné­to­phone avant de les retrans­crire, Maryline Desbiolles déjoue vite cette attente. Le « carnet noir » où la nar­ra­trice prend des notes est déjà un lieu d’écriture, de trans­for­ma­tion de la parole recueillie. Le détour conti­nuel qu’opère le récit du côté du mythe l’éloigne en outre un peu plus encore des écritures enre­gis­treu­ses du réel à l’esthé­ti­que docu­men­taire.

Entre restitution et transfiguration : le réel et le mythe

Cette ten­sion entre proxi­mité et dis­tance à l’égard des voix se retrouve en effet dans l’hési­ta­tion du livre entre la volonté de coller à la réa­lité du quar­tier de l’Ariane et la force d’attrac­tion qu’exerce le mythe du même nom sur l’ensem­ble du texte. Une hési­ta­tion que l’on retrouve dès la qua­trième de cou­ver­ture, où le désir d’être au plus proche (« il faut s’appro­cher » mar­tèle-t-elle à quatre repri­ses) va de pair avec une trans­fi­gu­ra­tion des habi­tants en « héros » de « tra­gé­die ». D’un côté : l’atten­tion minu­tieuse aux voix et aux corps (qui marque aussi le goût de l’ora­lité, au sens de pré­sence du corps dans l’écrit selon Meschonnic) à tra­vers la langue rose d’A., les mains mala­des de Bruno ; un inté­rêt docu­menté pour leur passé, de l’his­toire de la Somalie pour A. aux tra­di­tions gita­nes de Bruno ; l’enquête sur l’his­toire, la géo­gra­phie, voire la géo­lo­gie du quar­tier de l’Ariane. De l’autre, une réfé­rence cons­tante au mythe d’Ariane qu’elle com­mente par­fois sur plu­sieurs pages :

Trop de frères à l’Ariane, trop de sœurs com­pa­tis­san­tes qui déli­vrent, par­fois à leur corps défen­dant, une pelote de fil pour che­mi­ner dans l’obs­cu­rité, trop de sœurs aiman­tes. […] Il arrive, et c’est sans doute injuste, que ce soit Thésée que je plai­gne, Thésée cher­chant sa route sur les mers, condamné à se battre à prou­ver sa vertu, cepen­dant que dort Ariane pleine de son magni­fi­que aban­don

Le quar­tier lui-même se voit trans­fi­guré, tantôt laby­rin­the ou île bordée par un Paillon mythi­que dont les trot­toirs sont com­pa­rés à la mer Égée : « L’Ariane est un polder. Et dans l’image que je tente d’inven­ter, je ne peux m’empê­cher de coller par-dessus le marché l’amou­reuse endor­mie, l’amou­reuse aban­don­née ». Les per­son­nes inter­ro­gées devien­nent quant à elles des figu­res mythi­ques : Andrée est décrite comme une déesse sur son char ou un cer­bère ; Jahida est tour à tour com­pa­rée à Nausicaa, à une géante ou à une île ; Geneviève et son père sont des rois. La nar­ra­trice fait ainsi de chaque vie récol­tée un destin : A. « aurait pu être aimé des dieux » si ceux-ci n’avaient pas « détourné le regard », « Apolline était des­ti­née à l’Ariane » et « se rebel­lait contre ce que lui dési­gnait le doigt de Dieu ». Le mythe, cepen­dant, par-delà la trans­fi­gu­ra­tion opérée et le pos­si­ble recou­vre­ment qu’il fait peser sur ces figu­res, agit aussi de manière dyna­mi­que et signi­fiante. D’abord parce qu’il ne s’agit pas de n’importe quel mythe, mais de celui de l’Ariane que la nar­ra­trice déplie tout au long du texte. Ensuite parce qu’il offre quan­tité de pistes de lec­tu­res, quan­tité de facet­tes : mythe médi­ter­ra­néen (espace d’échange et de métis­sage qui se trou­vait au cœur de la revue La Mètis que diri­geait Maryline Desbiolles), mythe de la vio­lence mas­cu­line, du poids du père, du laby­rin­the ou de l’aban­don, qui vien­nent être actua­li­sés par les dif­fé­rents per­son­na­ges du récit pour entrer en réso­nance avec leur propre his­toire.

S’obstiner face à ce qui résiste, lutter contre l’effacement

Cette ten­sion entre réa­lité et mytho­lo­gie, pro­saïsme et poésie, est aussi une manière de dire la dif­fi­culté à se saisir du quar­tier de l’Ariane, cette « inconnue » dont elle ne peut « venir à bout » :

Le mot résiste, un nom de quar­tier, ban­lieue, péri­phé­rie, un nom de cité en forme d’énigme, un prénom fémi­nin chargé de rêve­ries, d’images, l’Ariane, on ne sait pas si c’est une amou­reuse ou une mégère dont le l apos­tro­phe sou­li­gne­rait la vul­ga­rité, l’Ariane on ne sait pas.

Le récit n’est ainsi pas le lieu d’un dévoi­le­ment, d’une quête qui révé­le­rait la vérité du quar­tier : « pas de road movie, pas de récit de voyage […] je n’avance pas d’un pouce » cons­tate la nar­ra­trice. Pourtant, il ne faut pas y voir l’aveu d’un échec mais plutôt celui d’un parti pris, métho­di­que et obs­tiné :

La ques­tion est-elle d’avan­cer, et d’annu­ler ainsi conti­nû­ment la vision, une image rem­pla­çant l’autre jusqu’à épuisement, ou d’élargir son champ de vision depuis un point fixe ? De garder depuis ce point fixe la légè­reté et l’allant qu’on aurait eus en avan­çant ?

À la dif­fé­rence de ten­ta­ti­ves d’épuisement des lieux telles qu’on peut les trou­ver chez des auteurs contem­po­rains dans l’héri­tage de Perec, il n’y a pas ici de ten­ta­tive d’explo­ra­tion sys­té­ma­ti­que de l’Ariane. Si la nar­ra­trice « bataille » avec cette cité dans laquelle elle revient avec entê­te­ment, le lieu demeure étranger, lui échappe, et reste pris dans une ten­sion irré­so­lue entre séden­ta­rité des habi­tants claus­trés dans la cité niçoise, et noma­disme des migra­tions médi­ter­ra­néen­nes ou du monde gitan. Mais cette résis­tance du lieu, le livre lui rend pour­tant hom­mage, dans la mesure où il s’agit aussi de faire mémoire d’un site voué à dis­pa­raî­tre, si bien que « les immeu­bles qu’on va détruire sont au cœur du livre ». La des­truc­tion d’une partie de l’Ariane est l’un des lei­mo­tive du récit : d’un cha­pi­tre à l’autre gron­dent les mena­ces des « mil­liers de tonnes d’explo­sifs », tandis que revient le refrain inces­sant du titre. On peut ainsi rap­pro­cher l’immi­nence de la démo­li­tion de l’Ariane de la sombre pré­dic­tion qui pèse sur l’immeu­ble de la Vie mode d’emploi  : dans le sillage de Perec, l’écriture revêt ici un enjeu mémo­riel, dans l’ins­crip­tion des signes pour lutter contre l’effa­ce­ment des lieux. Trouver une langue Cherchant à savoir si l’« on peut mar­cher dans la page et voir quel­que chose en agi­tant des mots », Maryline Desbiolles tente en effet de trou­ver une écriture qui vienne coïn­ci­der avec les voix recueillies : « beau­coup de mots sont illi­si­bles, comme s’ils devaient rendre compte des trous de mémoire, des légers égarements de madame Arianos […] à moins qu’ils dan­sent comme Rosette ». Le livre est ainsi hanté par la peur d’arrê­ter le sens, de figer les per­son­na­ges et les voix ren­contrés :

J’avais d’abord pensé à décrire très pré­ci­sé­ment chacun des visa­ges, peut-être seu­le­ment les bou­ches, très vite j’ai renoncé. Épingler, pren­dre leurs traits dans des filets, faire écran (écran : objet conçu pour arrê­ter un rayon­ne­ment), coller des images autre­ment plus sédui­san­tes et plus opa­ques […]. Recueillir, pas décrire, pas épingler, il est ten­tant d’évoquer le laby­rin­the et le fil pour s’y conduire.

Ce refus d’ « épingler » passe par une volonté de dépous­sié­rer la langue, de ques­tion­ner sans cesse notre usage des mots, leur maté­ria­lité comme l’his­toire qu’ils char­rient : que ce soit ce titre, refrain entê­tant que la nar­ra­trice répète et dont elle décline les sons « P t p l g. pe te pe le gue », ce nom d’Ariane que tout le texte déplie, les noms des habi­tants, ou le mot niçois de « rementa ». Cette langue qui se réin­vente au contact de l’autre se donne ainsi à lire comme une langue étrangère, réac­ti­vant la célè­bre défi­ni­tion prous­tienne de la lit­té­ra­ture. Sauf que loin d’incar­ner une langue lit­té­raire qui se cons­ti­tue en se déso­li­da­ri­sant de la langue ordi­naire, Maryline Desbiolles trouve dans cette langue com­mune matière à renou­ve­ler son propre lan­gage. Ce souci de la langue passe aussi par la volonté d’impri­mer un mou­ve­ment à la phrase : « bien sûr qu’écrire ne fait pas danser, mais au fond je ne m’y résous pas. Je vou­drais que cette troi­sième voix ondule ». L’écriture veut se faire la caisse de réso­nance des vies recueillies et cons­truire une œuvre qui porte ce quar­tier promis à la des­truc­tion :

Les cocons sales de nos vies […] les peurs les pas peurs les trous le rien de nos vies le rien auquel on tient comme à la pru­nelle de nos yeux le tout qu’on nous promet fait bien plus peur encore tout-à-l’égout tout craché tout armé tout confort quel effroi que ce tout qui nous bouche la vue et nos morts qui bas­cu­lent dans le Paillon par­fai­te­ment à sec […] pas la guerre le moins du monde, la pous­sière nous pique les yeux et la gorge, même notre langue est pous­sié­reuse. […] Non, pas encore fini, je reviens à la charge, voilà un mot qui tombe à pic. Les immeu­bles qu’on va détruire sont au cœur du livre. Et le cœur m’appa­raît comme les immeu­bles s’écroulent, souf­flés, dans la page. Délogés, relo­gés, évacués, expul­sés, arrêté d’expul­sion qui annonce l’explo­sion, les deux mots se che­vau­chent à une lettre près. Je n’emprunte pas ces mots, je vais vers la connais­sance que j’ai d’eux.

Maud Lecacheur et Sam Racheboeuf