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L’animal au-delà de la métaphore Journée d’études du CERCC, le mardi 18 octobre à l’ENS de Lyon, avec la participation d’Anne Simon et Eric Baratay.
Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Penser l’archive en littérature, inscrire l’objectivité d’une source documentaire dans un récit fictionnel, tel est, selon le critique Michael Sheringham, l’une des caractéristiques privilégiées de l’écriture contemporaine, sinon l’un de ses signes de ralliement. Dans un vaste mouvement commun englobant sciences humaines et littérature, bon nombre d’écrivains de la période contemporaine ont exprimé, chacun à leur manière, un « goût de l’archive » prononcé – pour reprendre l’expression d’Arlette Farge. Cet intérêt est alors au cœur d’intenses débats philosophiques et historiographiques, concernant notamment la place de l’individu dans l’Histoire, dans son époque mais aussi dans la mémoire collective. Le travail de l’écrivain comme archiviste ou « apprenti chartiste » ne naît guère à ce moment-là, mais semble au contraire s’inscrire très naturellement dans la longue tradition des écritures dites réalistes, voire naturalistes. Ce qui change avant tout, en revanche, c’est le statut même de la source que l’on consulte et que l’on consigne : désormais, on n’envisage plus le document d’archive dans sa stricte singularité mais on s’efforce d’en faire le support d’une enquête mémorielle et réflexive. Les archives constituent presque un genre à part entière, symbole d’une volonté commune de fusionner dans l’écriture ces documents aussi multiples que disparates.
Parmi bien des écrivains qu’il a eu l’occasion d’analyser selon ce prisme, Sheringham s’attarde sur trois écrivains qui redéfinissent à leur manière le statut contemporain de l’archive. Loin de faire unité, celle-ci apparaît comme un outil critique élargi. Le concept d’archive est étendu au fil des articles, allant d’une savante intertextualité chez Pascal Quignard, à la photographie personnelle, l’archive intime, chez Annie Ernaux, en passant par le silex dans la vitrine chez Pierre Michon. Au-delà de cette diversité et de cette extension, Michael Sheringham parvient néanmoins à retracer une expérience commune de l’archive. Il souligne d’emblée chez chacun de ces écrivains une forme d’envoûtement et de fascination suscitée par les documents qui constituent leurs objets d’étude : « ravissement » chez Quignard, rapport « passionnel » chez Michon, « flash » de l’image chez Ernaux… C’est bien, quoi qu’il en soit, une relation d’ordre affectif qui se noue entre ces écrivains et l’archive, dans laquelle chacun se retrouve d’une manière ou d’une autre.
Cette relation s’explique notamment par le voyage permanent entre les strates temporelles qu’autorise l’archive. Pour qui souhaite en faire son objet d’étude, la prise en compte des différents niveaux de temporalité qui se croisent, se confondent ou s’entrechoquent, est primordiale. En effet, le socle de départ – le ou les document(s) – n’est pas neutre, mais possède sa propre épaisseur sémantique, qui s’impose comme telle à celui qui travaille sur le matériau documentaire. L’écriture de l’archive s’appuie sur une antériorité et doit prendre en compte une voix qui s’est exprimée avant la sienne – voire, le plus souvent, une pluralité de voix –. Le processus d’archivage est, par sa nature même, un processus de sédimentation, et la volonté de conservation et de mise à l’écart d’une information est engagée bien avant que celle de l’écrivain n’intervienne à son tour. Cette polyphonie, loin d’être réduite dans le passage au récit, se rejoue à différents niveaux de l’écriture. Michon se plaît à penser son écriture comme une dramaturgie, un dispositif quasi théâtral aux rôles complexes et réversibles, afin de rendre justice à cette démultiplication – voire cette contradiction – de la parole de l’archive. Les personnages du scribe et du barbichu sont cruciaux chez Michon, puisqu’à l’instar de l’écrivain, ils constituent des passeurs de mémoire. À ce titre, on ne sait réellement s’il faut les admirer ou les mépriser, car ces gardiens du temple de la mémoire collective sont aussi ceux qui demeurent dans l’ombre de l’Histoire qu’ils aident à préserver. Ces figures, qui permettent le va-et-vient entre passé et présent opéré dans l’écriture michonienne, n’en sont pas moins marquées par l’ambivalence, qui traduit peut-être les doutes – ou l’ironie – de l’écrivain vis-à-vis de son propre statut. Chez Annie Ernaux, la superposition des voix et des époques s’explique par un passage de l’intime au collectif, de la parole individuelle à l’analyse sociologique, à tel point que l’on peut parler d’une œuvre palimpseste, qui n’est ni une autobiographie ni une chronique mais qui mêle à la linéarité de l’Histoire l’atemporalité de l’archive. L’écriture de l’archive se constitue dans une certaine mesure en opposition au travail historiographique et plus particulièrement contre la frénésie de la commémoration que Pierre Nora a décrit dans ses Lieux de mémoire. Aucun devoir de mémoire chez Ernaux, seule compte l’explication du réel – au sens d’un véritable « dépliage » –, l’auscultation d’une situation socio-économique, la prise de pouls d’une époque resituée dans son historicité propre. De la même manière, l’archive vient perturber la cohérence temporelle dans les récits de Pascal Quignard, puisque la pluralité des vies singulières heurte la logique de la trame historique ; l’opposition que l’écrivain institue entre le passé et le jadis, qui est le temps du révolu, du perdu à jamais, lui permet de battre en brèche une conception homogène du temps, pour donner à éprouver des bribes de durées hétérogènes.
Comme le montre Michael Sheringham, le travail sur l’archive – ou le travail de l’archive comme matériau façonnable à l’envi – permet, par cet effet de brouillage et de stratification temporelle, de relire le présent à la lumière du passé, de faire de l’archive un moyen détourné d’introspection. Le paradigme indiciaire, l’attention portée au détail ténu, revêt à cet égard une importance égale à celle que lui accorde Carlo Ginzburg dans sa pratique de la microstoria. Sans permettre un véritable retour à l’origine qui semble à jamais perdue dans l’hétérogénéité du réel, l’archive, élément extérieur et étranger, est investie par l’auteur qui lui confère un sens nouveau et personnel.
Pour Annie Ernaux, il s’agit avant tout d’un travail intime d’auto-analyse, un parcours à travers ses souvenir. Si la remémoration proustienne s’avère en dernier lieu impossible, l’enregistrement du divers permet de tisser un lien singulier entre document et identité personnelle. La plongée dans les méandres de l’archive n’a rien à voir avec la pratique des « archivistes du dimanche », qui épuisent les ressources des mairies et collectionnent les actes de naissance ou de décès pour répertorier une liste de dates sans âme ni contenu. À ses yeux, l’archive est moins à rapprocher de l’acte notarial froid et jauni que de la photographie, qui nous donne à voir des visages et qui nous transmet des sensations du simple fait qu’elle repose sur un point de vue, c’est-à-dire sur une subjectivité. Il revient alors à l’écriture de saisir ces perceptions individuelles, de décrypter les émotions derrière le document, afin de pouvoir les resituer dans le contexte historique et social.
Chez les deux autres auteurs, bien que la démarche soit moins personnelle puisque les documents utilisés concernent les « vies minuscules » d’individus extérieurs à eux, et le plus souvent très éloignés dans le temps, des effets d’identification ne sont pas absents. Michon le reconnaît aisément : les « scribes » et les « barbichus » de ses romans renvoient tous une image diffractée de lui-même – qui n’est pas pour autant sans nuances et ambiguïtés. Michon n’est certes pas réductible à tous les « Pierre » qu’il rend dépositaires d’une parole dans ses récits, mais le choix de ce prénom pour plusieurs de ses personnages n’est, bien sûr, pas anodin. Il est ainsi possible avec Agnès Castiglione, auteure de l’article « “Tu connais Pierrot” : autoportrait de l’artiste », de recenser les différents doubles que l’écrivain a glissés dans son œuvre.
Quignard, quant à lui, évoque sa fascination pour les laissés-pour-compte, les rebuts de l’Histoire, ces objets les plus insignifiants auxquels, paradoxalement, l’écriture va redonner du sens. Ce qui motive son travail de « rat d’archive », c’est avant tout une attention particulière portée au détail, au « punctum » ou à « l’objet petit a » (en termes barthésiens et lacaniens). Car c’est bien là que la pratique de l’écrivain diffère des recherches en sciences humaines, et notamment en historiographie : l’écriture fictionnelle laisse place à l’affect, comme lorsque Quignard détaille avec une émotion patente l’étymologie du mot « corbillard », dérivé des « corbeillats » qui effectuaient la traversée nautique de nouveau-nés décédant souvent à bord.
Si Michon choisit pour plusieurs de ses récits un cadre médiéval, ce n’est pas seulement en raison de la distance qui sépare le Moyen Age de notre époque moderne. C’est aussi et surtout parce que le Moyen Age est par excellence l’époque où tout fait signe, où le réel se lit à travers un intense réseau de symboles visant à dépasser le temporel pour s’élever vers le spirituel. C’est donc, aux yeux de Michon, un terreau de documents d’archive particulièrement fertile, ouvert aux interprétations les plus fécondes. Dans cette perspective, le travail de l’archive est envisagé comme la conservation et la transmission d’une relique, tout comme le fait le moine Théodelin avec la dent de Jean-Baptiste – fausse, en l’occurrence – dans le troisième récit d’Abbés. Une telle visée confère un statut quasi religieux à la création littéraire, qui rejoue dans l’écriture le « miracle » de l’archive dont l’écrivain comme ses personnages font l’expérience. Par le biais de cette relecture du document historique, il s’agit donc de retrouver un sens enfoui afin de mettre au jour la sénéfiance profonde du monde ; et ce, même si le symbole nous semble aujourd’hui grossier, naïf, voire falsifié comme peut l’être la relique de Théodelin. Car Michon lui-même se plaît à entretenir le doute quant à la fiabilité de ses propres sources, et nous livre en filigrane, derrière le portrait de l’artiste en jeune scribe, l’image d’un possible faussaire comblant à son aise les lacunes de l’archive par une inventivité ludique. Plus qu’un travail de moine copiste, c’est donc bien un travail de (re)création que célèbre Michon dans ses récits. De fait, même si l’on reste fidèle à l’archive, le fait d’extraire cette dernière de sa « gangue » et de la mettre en mots constitue un geste créateur, une « beauté de découpe » qui crée une cohérence et resémantise l’anecdote originale. Nommer les choses, c’est aussi leur donner vie et du même coup, orienter le contenu du savoir que l’on transmet. Cette tension entre conservation et déformation de la mémoire collective se retrouve aussi, chez Michon, dans la figure du barbichu de la IIIe République qui, dans une perspective positiviste un brin naïve, veut donner à toute chose une « étiquette ». Au-delà du barbichu, c’est la naïveté propre à tout travail de dénomination – donc à tout travail poétique – qui est ici remise en cause : si elle témoigne d’une capacité d’émerveillement face au monde, elle finit toujours, cependant, par confronter l’écrivain à une forme d’absurdité. En effet, à la manière d’Adorno qui se demande si la poésie est encore possible après Auschwitz, Michon met en doute la capacité de l’écriture à donner du sens à l’Histoire lorsque celle-ci bascule dans l’horreur. Néanmoins, cela n’empêche pas l’écrivain de poursuivre sa tentative d’explication du réel, et le simple fait que ce soupçon soit exprimé dans une langue hautement poétique montre bien le triomphe ultime de la parole créatrice.
Pascal Quignard, à l’inverse, donne à sa pratique une visée tout à fait différente. Pour lui, un tel effet de totalisation du réel par le biais de l’archive semble inconcevable, puisque l’idée d’un sens global s’oppose à la diversité du monde. L’écriture de Quignard n’est pas une écriture du réel – l’expression en elle-même est problématique –, mais une écriture qui se propose d’épouser le mouvement du réel dans son hétérogénéité. Loin de se présenter comme une œuvre-monde, le récit quignardien déploie une écriture du minuscule, de la trace, de l’objet oublié et isolé. D’où un goût prononcé pour une esthétique de la variété, pour les découpes abruptes dans le matériau de l’archive sans réel effet de cohérence interne. Le travail de création passe par une sélection de l’archive, un choix dans le divers. Le projet n’en est pas moins ambitieux, mais il passe par le biais d’une posture empreinte d’humilité : il s’agit de dire quelque chose sur le monde à partir de l’infime, de l’objet insignifiant auquel l’écriture redonne du sens – mais un sens isolé, qui n’entre pas à première vue dans un réseau. En définitive, c’est alors au lecteur de chercher, s’il le souhaite, un fil directeur dans le labyrinthe de l’archive.
Il apparaît donc que la littérature rejoint donc par bien des aspects les sciences humaines sur le terrain de l’archive. Mais Annie Ernaux, Pierre Michon, comme Pascal Quignard, semblent tous trois affirmer le primat de la littérature, qui parvient, par sa poéticité, à transcender la dimension froidement factuelle du document historique. Il y a toujours du non archivable dans l’Histoire, et la force de l’écriture de l’archive réside peut-être dans sa capacité à fabriquer sinon inventer l’archive. Et l’écrivain, qui prétend n’être que le détenteur d’une mémoire collective, devient plus généralement le passeur voire le créateur de cette mémoire.
Eugénie Martin et Charlotte Guiot
Bibliographie