écritures contemporaines

Des archives à l’archive ?

Penser l’archive en lit­té­ra­ture, ins­crire l’objec­ti­vité d’une source docu­men­taire dans un récit fic­tion­nel, tel est, selon le cri­ti­que Michael Sheringham, l’une des carac­té­ris­ti­ques pri­vi­lé­giées de l’écriture contem­po­raine, sinon l’un de ses signes de ral­lie­ment. Dans un vaste mou­ve­ment commun englo­bant scien­ces humai­nes et lit­té­ra­ture, bon nombre d’écrivains de la période contem­po­raine ont exprimé, chacun à leur manière, un « goût de l’archive » pro­noncé – pour repren­dre l’expres­sion d’Arlette Farge. Cet inté­rêt est alors au cœur d’inten­ses débats phi­lo­so­phi­ques et his­to­rio­gra­phi­ques, concer­nant notam­ment la place de l’indi­vidu dans l’Histoire, dans son époque mais aussi dans la mémoire col­lec­tive. Le tra­vail de l’écrivain comme archi­viste ou « apprenti char­tiste » ne naît guère à ce moment-là, mais semble au contraire s’ins­crire très natu­rel­le­ment dans la longue tra­di­tion des écritures dites réa­lis­tes, voire natu­ra­lis­tes. Ce qui change avant tout, en revan­che, c’est le statut même de la source que l’on consulte et que l’on consi­gne : désor­mais, on n’envi­sage plus le docu­ment d’archive dans sa stricte sin­gu­la­rité mais on s’efforce d’en faire le sup­port d’une enquête mémo­rielle et réflexive. Les archi­ves cons­ti­tuent pres­que un genre à part entière, sym­bole d’une volonté com­mune de fusion­ner dans l’écriture ces docu­ments aussi mul­ti­ples que dis­pa­ra­tes.

Parmi bien des écrivains qu’il a eu l’occa­sion d’ana­ly­ser selon ce prisme, Sheringham s’attarde sur trois écrivains qui redé­fi­nis­sent à leur manière le statut contem­po­rain de l’archive. Loin de faire unité, celle-ci appa­raît comme un outil cri­ti­que élargi. Le concept d’archive est étendu au fil des arti­cles, allant d’une savante inter­tex­tua­lité chez Pascal Quignard, à la pho­to­gra­phie per­son­nelle, l’archive intime, chez Annie Ernaux, en pas­sant par le silex dans la vitrine chez Pierre Michon. Au-delà de cette diver­sité et de cette exten­sion, Michael Sheringham par­vient néan­moins à retra­cer une expé­rience com­mune de l’archive. Il sou­li­gne d’emblée chez chacun de ces écrivains une forme d’envoû­te­ment et de fas­ci­na­tion sus­ci­tée par les docu­ments qui cons­ti­tuent leurs objets d’étude : « ravis­se­ment » chez Quignard, rap­port « pas­sion­nel » chez Michon, « flash » de l’image chez Ernaux… C’est bien, quoi qu’il en soit, une rela­tion d’ordre affec­tif qui se noue entre ces écrivains et l’archive, dans laquelle chacun se retrouve d’une manière ou d’une autre.

L’archive, surgissement du passé

Cette rela­tion s’expli­que notam­ment par le voyage per­ma­nent entre les stra­tes tem­po­rel­les qu’auto­rise l’archive. Pour qui sou­haite en faire son objet d’étude, la prise en compte des dif­fé­rents niveaux de tem­po­ra­lité qui se croi­sent, se confon­dent ou s’entre­cho­quent, est pri­mor­diale. En effet, le socle de départ – le ou les docu­ment(s) – n’est pas neutre, mais pos­sède sa propre épaisseur séman­ti­que, qui s’impose comme telle à celui qui tra­vaille sur le maté­riau docu­men­taire. L’écriture de l’archive s’appuie sur une anté­rio­rité et doit pren­dre en compte une voix qui s’est expri­mée avant la sienne – voire, le plus sou­vent, une plu­ra­lité de voix –. Le pro­ces­sus d’archi­vage est, par sa nature même, un pro­ces­sus de sédi­men­ta­tion, et la volonté de conser­va­tion et de mise à l’écart d’une infor­ma­tion est enga­gée bien avant que celle de l’écrivain n’inter­vienne à son tour. Cette poly­pho­nie, loin d’être réduite dans le pas­sage au récit, se rejoue à dif­fé­rents niveaux de l’écriture. Michon se plaît à penser son écriture comme une dra­ma­tur­gie, un dis­po­si­tif quasi théâ­tral aux rôles com­plexes et réver­si­bles, afin de rendre jus­tice à cette démul­ti­pli­ca­tion – voire cette contra­dic­tion – de la parole de l’archive. Les per­son­na­ges du scribe et du bar­bi­chu sont cru­ciaux chez Michon, puisqu’à l’instar de l’écrivain, ils cons­ti­tuent des pas­seurs de mémoire. À ce titre, on ne sait réel­le­ment s’il faut les admi­rer ou les mépri­ser, car ces gar­diens du temple de la mémoire col­lec­tive sont aussi ceux qui demeu­rent dans l’ombre de l’Histoire qu’ils aident à pré­ser­ver. Ces figu­res, qui per­met­tent le va-et-vient entre passé et pré­sent opéré dans l’écriture micho­nienne, n’en sont pas moins mar­quées par l’ambi­va­lence, qui tra­duit peut-être les doutes – ou l’ironie – de l’écrivain vis-à-vis de son propre statut. Chez Annie Ernaux, la super­po­si­tion des voix et des époques s’expli­que par un pas­sage de l’intime au col­lec­tif, de la parole indi­vi­duelle à l’ana­lyse socio­lo­gi­que, à tel point que l’on peut parler d’une œuvre palimp­seste, qui n’est ni une auto­bio­gra­phie ni une chro­ni­que mais qui mêle à la linéa­rité de l’Histoire l’atem­po­ra­lité de l’archive. L’écriture de l’archive se cons­ti­tue dans une cer­taine mesure en oppo­si­tion au tra­vail his­to­rio­gra­phi­que et plus par­ti­cu­liè­re­ment contre la fré­né­sie de la com­mé­mo­ra­tion que Pierre Nora a décrit dans ses Lieux de mémoire. Aucun devoir de mémoire chez Ernaux, seule compte l’expli­ca­tion du réel – au sens d’un véri­ta­ble « dépliage » –, l’aus­culta­tion d’une situa­tion socio-économique, la prise de pouls d’une époque resi­tuée dans son his­to­ri­cité propre. De la même manière, l’archive vient per­tur­ber la cohé­rence tem­po­relle dans les récits de Pascal Quignard, puis­que la plu­ra­lité des vies sin­gu­liè­res heurte la logi­que de la trame his­to­ri­que ; l’oppo­si­tion que l’écrivain ins­ti­tue entre le passé et le jadis, qui est le temps du révolu, du perdu à jamais, lui permet de battre en brèche une concep­tion homo­gène du temps, pour donner à éprouver des bribes de durées hété­ro­gè­nes.

L’écriture de soi

Comme le montre Michael Sheringham, le tra­vail sur l’archive – ou le tra­vail de l’archive comme maté­riau façon­na­ble à l’envi – permet, par cet effet de brouillage et de stra­ti­fi­ca­tion tem­po­relle, de relire le pré­sent à la lumière du passé, de faire de l’archive un moyen détourné d’intros­pec­tion. Le para­digme indi­ciaire, l’atten­tion portée au détail ténu, revêt à cet égard une impor­tance égale à celle que lui accorde Carlo Ginzburg dans sa pra­ti­que de la micros­to­ria. Sans per­met­tre un véri­ta­ble retour à l’ori­gine qui semble à jamais perdue dans l’hété­ro­gé­néité du réel, l’archive, élément exté­rieur et étranger, est inves­tie par l’auteur qui lui confère un sens nou­veau et per­son­nel.

Pour Annie Ernaux, il s’agit avant tout d’un tra­vail intime d’auto-ana­lyse, un par­cours à tra­vers ses sou­ve­nir. Si la remé­mo­ra­tion prous­tienne s’avère en der­nier lieu impos­si­ble, l’enre­gis­tre­ment du divers permet de tisser un lien sin­gu­lier entre docu­ment et iden­tité per­son­nelle. La plon­gée dans les méan­dres de l’archive n’a rien à voir avec la pra­ti­que des « archi­vis­tes du diman­che », qui épuisent les res­sour­ces des mai­ries et col­lec­tion­nent les actes de nais­sance ou de décès pour réper­to­rier une liste de dates sans âme ni contenu. À ses yeux, l’archive est moins à rap­pro­cher de l’acte nota­rial froid et jauni que de la pho­to­gra­phie, qui nous donne à voir des visa­ges et qui nous trans­met des sen­sa­tions du simple fait qu’elle repose sur un point de vue, c’est-à-dire sur une sub­jec­ti­vité. Il revient alors à l’écriture de saisir ces per­cep­tions indi­vi­duel­les, de décryp­ter les émotions der­rière le docu­ment, afin de pou­voir les resi­tuer dans le contexte his­to­ri­que et social.

Chez les deux autres auteurs, bien que la démar­che soit moins per­son­nelle puis­que les docu­ments uti­li­sés concer­nent les « vies minus­cu­les » d’indi­vi­dus exté­rieurs à eux, et le plus sou­vent très éloignés dans le temps, des effets d’iden­ti­fi­ca­tion ne sont pas absents. Michon le reconnaît aisé­ment : les « scri­bes » et les « bar­bi­chus » de ses romans ren­voient tous une image dif­frac­tée de lui-même – qui n’est pas pour autant sans nuan­ces et ambi­guï­tés. Michon n’est certes pas réduc­ti­ble à tous les « Pierre » qu’il rend dépo­si­tai­res d’une parole dans ses récits, mais le choix de ce prénom pour plu­sieurs de ses per­son­na­ges n’est, bien sûr, pas anodin. Il est ainsi pos­si­ble avec Agnès Castiglione, auteure de l’arti­cle « “Tu connais Pierrot” : auto­por­trait de l’artiste », de recen­ser les dif­fé­rents dou­bles que l’écrivain a glis­sés dans son œuvre.

Quignard, quant à lui, évoque sa fas­ci­na­tion pour les lais­sés-pour-compte, les rebuts de l’Histoire, ces objets les plus insi­gni­fiants aux­quels, para­doxa­le­ment, l’écriture va redon­ner du sens. Ce qui motive son tra­vail de « rat d’archive », c’est avant tout une atten­tion par­ti­cu­lière portée au détail, au « punc­tum » ou à « l’objet petit a » (en termes bar­thé­siens et laca­niens). Car c’est bien là que la pra­ti­que de l’écrivain dif­fère des recher­ches en scien­ces humai­nes, et notam­ment en his­to­rio­gra­phie : l’écriture fic­tion­nelle laisse place à l’affect, comme lors­que Quignard détaille avec une émotion patente l’étymologie du mot « cor­billard », dérivé des « cor­beillats » qui effec­tuaient la tra­ver­sée nau­ti­que de nou­veau-nés décé­dant sou­vent à bord.

Le travail de (re)création

Si Michon choi­sit pour plu­sieurs de ses récits un cadre médié­val, ce n’est pas seu­le­ment en raison de la dis­tance qui sépare le Moyen Age de notre époque moderne. C’est aussi et sur­tout parce que le Moyen Age est par excel­lence l’époque où tout fait signe, où le réel se lit à tra­vers un intense réseau de sym­bo­les visant à dépas­ser le tem­po­rel pour s’élever vers le spi­ri­tuel. C’est donc, aux yeux de Michon, un ter­reau de docu­ments d’archive par­ti­cu­liè­re­ment fer­tile, ouvert aux inter­pré­ta­tions les plus fécondes. Dans cette pers­pec­tive, le tra­vail de l’archive est envi­sagé comme la conser­va­tion et la trans­mis­sion d’une reli­que, tout comme le fait le moine Théodelin avec la dent de Jean-Baptiste – fausse, en l’occur­rence – dans le troi­sième récit d’Abbés. Une telle visée confère un statut quasi reli­gieux à la créa­tion lit­té­raire, qui rejoue dans l’écriture le « mira­cle » de l’archive dont l’écrivain comme ses per­son­na­ges font l’expé­rience. Par le biais de cette relec­ture du docu­ment his­to­ri­que, il s’agit donc de retrou­ver un sens enfoui afin de mettre au jour la séné­fiance pro­fonde du monde ; et ce, même si le sym­bole nous semble aujourd’hui gros­sier, naïf, voire fal­si­fié comme peut l’être la reli­que de Théodelin. Car Michon lui-même se plaît à entre­te­nir le doute quant à la fia­bi­lité de ses pro­pres sour­ces, et nous livre en fili­grane, der­rière le por­trait de l’artiste en jeune scribe, l’image d’un pos­si­ble faus­saire com­blant à son aise les lacu­nes de l’archive par une inven­ti­vité ludi­que. Plus qu’un tra­vail de moine copiste, c’est donc bien un tra­vail de (re)créa­tion que célè­bre Michon dans ses récits. De fait, même si l’on reste fidèle à l’archive, le fait d’extraire cette der­nière de sa « gangue » et de la mettre en mots cons­ti­tue un geste créa­teur, une « beauté de découpe » qui crée une cohé­rence et resé­man­tise l’anec­dote ori­gi­nale. Nommer les choses, c’est aussi leur donner vie et du même coup, orien­ter le contenu du savoir que l’on trans­met. Cette ten­sion entre conser­va­tion et défor­ma­tion de la mémoire col­lec­tive se retrouve aussi, chez Michon, dans la figure du bar­bi­chu de la IIIe République qui, dans une pers­pec­tive posi­ti­viste un brin naïve, veut donner à toute chose une « étiquette ». Au-delà du bar­bi­chu, c’est la naï­veté propre à tout tra­vail de déno­mi­na­tion – donc à tout tra­vail poé­ti­que – qui est ici remise en cause : si elle témoi­gne d’une capa­cité d’émerveillement face au monde, elle finit tou­jours, cepen­dant, par confron­ter l’écrivain à une forme d’absur­dité. En effet, à la manière d’Adorno qui se demande si la poésie est encore pos­si­ble après Auschwitz, Michon met en doute la capa­cité de l’écriture à donner du sens à l’Histoire lors­que celle-ci bas­cule dans l’hor­reur. Néanmoins, cela n’empê­che pas l’écrivain de pour­sui­vre sa ten­ta­tive d’expli­ca­tion du réel, et le simple fait que ce soup­çon soit exprimé dans une langue hau­te­ment poé­ti­que montre bien le triom­phe ultime de la parole créa­trice.

Pascal Quignard, à l’inverse, donne à sa pra­ti­que une visée tout à fait dif­fé­rente. Pour lui, un tel effet de tota­li­sa­tion du réel par le biais de l’archive semble inconce­va­ble, puis­que l’idée d’un sens global s’oppose à la diver­sité du monde. L’écriture de Quignard n’est pas une écriture du réel – l’expres­sion en elle-même est pro­blé­ma­ti­que –, mais une écriture qui se pro­pose d’épouser le mou­ve­ment du réel dans son hété­ro­gé­néité. Loin de se pré­sen­ter comme une œuvre-monde, le récit qui­gnar­dien déploie une écriture du minus­cule, de la trace, de l’objet oublié et isolé. D’où un goût pro­noncé pour une esthé­ti­que de la variété, pour les décou­pes abrup­tes dans le maté­riau de l’archive sans réel effet de cohé­rence interne. Le tra­vail de créa­tion passe par une sélec­tion de l’archive, un choix dans le divers. Le projet n’en est pas moins ambi­tieux, mais il passe par le biais d’une pos­ture empreinte d’humi­lité : il s’agit de dire quel­que chose sur le monde à partir de l’infime, de l’objet insi­gni­fiant auquel l’écriture redonne du sens – mais un sens isolé, qui n’entre pas à pre­mière vue dans un réseau. En défi­ni­tive, c’est alors au lec­teur de cher­cher, s’il le sou­haite, un fil direc­teur dans le laby­rin­the de l’archive.

Il appa­raît donc que la lit­té­ra­ture rejoint donc par bien des aspects les scien­ces humai­nes sur le ter­rain de l’archive. Mais Annie Ernaux, Pierre Michon, comme Pascal Quignard, sem­blent tous trois affir­mer le primat de la lit­té­ra­ture, qui par­vient, par sa poé­ti­cité, à trans­cen­der la dimen­sion froi­de­ment fac­tuelle du docu­ment his­to­ri­que. Il y a tou­jours du non archi­va­ble dans l’Histoire, et la force de l’écriture de l’archive réside peut-être dans sa capa­cité à fabri­quer sinon inven­ter l’archive. Et l’écrivain, qui pré­tend n’être que le déten­teur d’une mémoire col­lec­tive, devient plus géné­ra­le­ment le pas­seur voire le créa­teur de cette mémoire.

Eugénie Martin et Charlotte Guiot

Bibliographie