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Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
La production littéraire de Jean-Michel Delacomptée, universitaire auteur d’essais littéraires et d’éditions critiques, donne une large place à ce qu’il est convenu d’appeler la fiction biographique. Il a ainsi publié plusieurs portraits littéraires, avec une prédilection marquée pour les auteurs du XVIe et du XVIIe siècles dont il se plaît à ressusciter la langue, chez Gallimard dans la collection « L’un et l’autre » : La Boétie, Bossuet ou encore Saint-Simon,. Autant de « figures électives » – pour reprendre les mots de D. Viart1 – dont Delacomptée célèbre la distinction et le souci de vérité. Avec Ambroise Paré, La Main Savante, paru en 2007, il s’attache à une figure de précurseur dans le domaine médical : on qualifie communément Paré de « père de la chirurgie moderne ». Le titre de l’œuvre, paradoxal, souligne que Paré est un praticien, un artisan de la médecine, formé à l’école du corps et de ses maux, et qu’en même temps il pense, écrit, dessine sa pratique. C’est la raison pour laquelle l’ouvrage de Delacomptée accorde une large place à la voix de Paré, en citant abondamment ses traités, ses récits de voyage, esquissant la figure d’un chirurgien conteur. S’y ajoutent de nombreuses reproductions de planches issues des traités, et qui sont autant d’incursions dans l’univers mental du XVIe siècle. Entre essai, portrait, biographie, la restitution de l’existence de Paré devient le parcours d’un humaniste paradoxal, qui ne connaissait ni le grec ni le latin.
En intervenant à l’hôtel-Dieu, sur les champs de bataille, sur les corps dans leur matérialité souvent repoussante, Paré apparaît comme une figure inversée des docteurs en médecine qui énoncent diagnostics et ordonnances au service d’une clientèle aisée, tout en méprisant les chirurgiens qui travaillent auprès des misérables. Mais Paré n’est pas un praticien ordinaire : lecteur assidu qui prend des notes, il entretient un rapport ambivalent mais toujours réfléchi, repensé, à l’héritage antique ; il représente la figure de l’autodidacte éclectique, se forgeant un savoir en négociation permanente avec la nature et le corps. Delacomptée insiste tout particulièrement sur la charité dont Paré fait preuve à l’égard des hommes, qui le démarque des docteurs imbus de leur culture, et trouve une résonance moderne dans les théories du care. Se construit ainsi une figure d’érudit exemplaire, qui repense et agence continuellement les savoirs hérités de Galien et d’Hippocrate avec les découvertes qu’il met au point sur les champs de bataille, et qui cherche en toute chose le bon sens né de la confrontation au réel ; une figure de chirurgien pour lequel compte l’homme, qui se forge une intelligence du corps à l’aune d’une nature « où le microcosme du corps humain reproduisait en miniature le macrocosme qui l’englobait, deux mondes en miroir où les vents des boyaux répondaient aux vents du ciel, la canonnade des pets au fracas du tonnerre, l’aquosité des hydropiques à la pluie, les tremblements des fiévreux aux tremblements de terre, les syncopes aux éclipses, les bosses aux collines, les tumeurs aux montagnes, la maigreur morbide à la sécheresse des sols, la graisse des ventrus à la fertilité des champs. » (p. 198).
Jean-Michel Delacomptée souligne tout au long du texte l’indépendance de Paré : sa carrière exceptionnelle se construit hors de l’Université, bien souvent en conflit avec elle. Cette indépendance résulte paradoxalement d’un défaut de son éducation, puisque son précepteur l’employa comme domestique au lieu de lui enseigner le latin et le grec. Cette ignorance motive son ambition pédagogique, dans la mesure où Paré s’applique tout au long de sa vie à « enregistrer en français l’immense savoir accumulé » (p. 261), afin de pouvoir le transmettre aux novices de la profession ainsi qu’aux curieux qui ne sont pas familiers avec la langue latine. Les illustrations de ses traités, reprises par Jean-Michel Delacomptée, signalent la même vocation pédagogique, en même temps que leur indéniable qualité esthétique révèle l’intrication indispensable du savoir et du spectacle à l’âge classique. L’écriture de son œuvre en français et l’attention constante à l’homme concret élargit l’idéal humaniste, ouvert à ceux qui ne lisent pas les Anciens dans le texte. Malgré les cent quarante ans qui séparent la mort d’Ambroise et la reconnaissance de la chirurgie, Paré apparaît comme un exemplum, un de ces grands hommes du Panthéon de l’auteur, qui comme Saint-Simon se distinguerait par une « grandeur modeste par son altruisme, ambitieuse par son objectif, audacieuse par l’exposition de soi, avec pour clé de voûte la franchise, la véracité des faits rapportés et l’honnêteté morale »2.
Le portrait de Paré permet à Jean-Michel Delacomptée de présenter une histoire oblique : Paré est en effet un témoin privilégié de son siècle, dont il accompagne les guerres et fréquente les puissants. Ses écrits témoignent des défis propres à ses temps troublés, entre apparition des armes à feu, qui change la manière de tuer et de mourir, et guerres de religion qui divisent le peuple. La Main savante propose aussi une histoire de la médecine, de ses pratiques et de ses savoirs, et par conséquent une histoire des mentalités, des peurs et des fascinations d’un siècle hanté par les prodiges et les fléaux. Paré s’inscrit dans « une médecine sur fond de mort latente, (…) où l’on bricolait la vie pour sauver de la camarde qui attendait sa proie » (p. 151) ; confronté à la peste, à la variole, ou encore à la lèpre, il se pose en « scrupuleux veilleur au carrefour des fléaux » (p. 241). La figure et le point de vue de Paré permettent ainsi à Jean-Michel Delacomptée de dessiner une chronique décalée de son temps, à travers par exemple la saynète qui revient sur la mort d’Henri III au cours d’un tournoi (p. 154). L’auteur cherche à rendre compte des modes de raisonnement propre aux temps où vécut Paré, comme lorsque ce dernier s’intéresse à la « corne de licorne », pseudo-remède miracle censé guérir de tous les venins, et dont Paré démontre l’inefficacité sans pour autant récuser l’existence de l’animal fabuleux (p. 185). Jean-Michel Delacomptée, rarement critique vis-à-vis des pratiques de l’époque, instille ainsi une part de fiction dans ce portrait où l’auteur n’intervient jamais pour imaginer le non-dit, inventer à partir des lacunes de l’Histoire. Certains chapitres font la part belle à l’imaginaire des monstres, des merveilles, ainsi qu’aux miracles de la chirurgie, si on en croit la devise de Paré : « je le pansai, Dieu le guérit ».
Mais cet univers mental entre en écho avec celui de notre temps, lorsque Jean-Michel Delacomptée fait entendre sa voix en esquissant des liens avec les pratiques contemporaines, notamment en comparant le médecin idéal qu’aurait incarné Paré aux médecins d’aujourd’hui : « Paré l’artisan, c’était le contraire de la tendance moderne à morceler l’homme en segments toujours plus fins, décomposé à l’infini par les vertigineux progrès du matériel médical qui risquent, chaque jour davantage, de le perdre dans les expertises qu’ils produisent et l’anonymat qu’ils provoquent. » (p. 217). Ce trait constitue une caractéristique de la fiction biographique telle qu’elle s’écrit aujourd’hui : D. Viart parle de « l’intrusion de soi dans l’espace restitué de l’autre »3 pour décrire comment se constitue un portrait oblique et un positionnement dans le dialogue entre sujet et objet propre à l’écriture de la vie d’un autre.
Le texte participe également d’une histoire du corps, dans la mesure où il mime le dévoilement par Paré de ses « coulisses » (p. 157). Il procède par un système d’opposition entre surface et profondeur, entre visible et invisible que thématisent les pratiques médicales : « Le chirurgien avait l’avantage sur le médecin de celui qui voit sur celui qui suppute. Il était l’œil qui distingue le désordre sous l’effraction externe, l’ordre des dommages sous le chaos des plaies. Le médecin s’interrogeait pour agir sur les mystères cachés, l’anatomiste disséquait pour que le chirurgien répare le visible. » (p. 90). Delacomptée se plaît à restituer l’imaginaire du corps propre à un siècle où la nature se pense en correspondance et en équivalence avec les organismes vivants, un monde où monstres et prodiges ont leur place : « il vivait dans un univers construit sur une culture orale où les correspondances entre les éléments naturels composaient un tout sans trous ni trop-plein, capable d’enclore les phénomènes les plus surprenants, où la continuité logique de l’ensemble se comprenait comme la cohérente majesté d’une musique orchestrée par Dieu » (p. 198-199). Paré est exemplaire de ce monde où « la raison épousait la fantaisie des croyances, fluide alliage d’esprit méthodique et de convictions aberrantes » (p. 199), « monde fantastique » dont Delacomptée reconstruit les savoirs et les croyances surannées, dans un effet d’étrangeté et de réflexion reconduit tout au long du texte et renforcé par les illustrations. À travers elles, Jean-Michel Delacomptée retrouve l’ancienne pratique du cabinet de curiosités, qui rend le savoir indissociable de l’enchantement spectaculaire et du plaisir esthétique – qu’on pense à cette gravure d’un squelette, insérée dans un traité anatomique, mais qui a tout d’une vanité (p. 84).
Ce « monde retrouvé » d’Ambroise Paré passe par un souci constant de la langue dans la description minutieuse des savoirs et des pratiques, et par une écriture de la liste qui rend compte de l’encyclopédisme du temps. Le texte se plaît à l’inventaire des multiples nuances proposées par la langue, dans de longs déploiements lexicaux qui témoignent d’un goût jamais assouvi de la précision terminologique (p. 27 sqq.). Le lecteur fait face au « vertige de la liste », pour reprendre le titre d’Umberto Eco ; cette esthétique de l’abondance, de la copia, propre au XVIe siècle, métamorphose par exemple la liste pratique des lèpres en liste poétique qui se termine par la « lèpre incurable » (p. 232). Plus largement, l’abondance des mots se fait souvent jubilatoire, y compris et surtout lors des descriptions du corps pestiféré, suintant, souffrant, comme pour conjurer l’angoisse morbide par un excès de langage et de littérature.
Pourtant, Jean-Michel Delacomptée ne cite qu’une seule fois Rabelais et Molière, comme si les grands textes littéraires sur la médécine étaient révoqués au profit du seul qui en vaille la peine et qui acquiert ainsi une valeur proprement littéraire : les Œuvres du chirurgien écrivain. Souvent citée de manière implicite, la voix de Paré habite la main de Jean-Michel Delacomptée, et se fait nettement entendre lors du récit du siège de Metz : « l’alarme se donne, leurs tambourins sonnent plan, plan, ta, ti, ta, ta, ta, ti, ta, tou, touf, touf, (…) et on les voyait, dit Ambroise, sortir de leurs tentes drus comme des fourmillons pour secourir leurs compagnons qu’on égosillait comme moutons, avant que la cavalerie ne déboule de partout, patati, patata, patati, patata, pa, ta, ta, patata, sans lésiner sur les onomatopées » (p.124). D’où cet art de la saynète qui rapproche l’écriture de Delacomptée des Essais de Montaigne.
L’auteur fait ainsi le portrait du chirurgien en écrivain et de l’écrivain en chirurgien de la langue, d’où peut-être ce souci de la formule bien ciselée, cet art de la clausule. « Chez Paré, aucune frontière ne séparait le monde des organes de celui des mots. Il était chirurgien, il était écrivain. Il rédigeait sans afféterie, en un style généreux, coloré, éloquent, comme son verbe qui réjouissait les rois, les grands, tous ceux qui l’écoutaient : lire ses introductions, ses épîtres dédicatoires, ses exposés de cas cliniques, les récits de ses voyages. » (p. 263). Ce Paré qu’au fur et à mesure du texte le narrateur se prend à appeler Ambroise, cet homme de l’œil et de la main devient un modèle pour l’écrivain, qui lui aussi est en constante négociation avec le réel. Le narrateur se rêve en praticien de la langue : « bien que je ne sois pas biographe mais portraitiste (je ne cherche pas à tout dire des vies mais à en extraire la quintessence, alchimiste à ma façon) » (p. 161). La composition rhapsodique de l’ouvrage, qui propose une entrée in medias res et dont la chronologie est discontinue, confirme le refus de la linéarité biographique au profit de la collection de curiosités chapitre après chapitre. Il n’en demeure pas moins que des lignes de force se dessinent. Peu à peu, les traités du chirurgien prennent une place de plus en plus centrale, la main qui opère devient la main qui écrit, et le titre paradoxal de ce portrait avant tout symbolique fait sens – quintessence.
Le Paré recomposé par Delacomptée apparaît donc comme l’honnête homme par excellence, l’érudit qui ne se ferme pas aux sollicitations du réel mais qui au contraire y confronte son savoir, celui qui ne répugne pas à « limer sa cervelle » à celles de ses contemporains, pour reprendre la formule montaignienne, l’humaniste qui a à cœur de transmettre ce qu’il sait afin d’améliorer la vie des autres. Jean-Michel Delacomptée l’inscrit dans la ligne de Bossuet ou Saint-Simon, hommes qui face au chaos de leur époque répondirent à « l’appel de la vérité ».
Damien Blanchard et Mathilde de Maistre