écritures contemporaines

Jean-Michel Delacomptée, Ambroise Paré, La Main Savante

La pro­duc­tion lit­té­raire de Jean-Michel Delacomptée, uni­ver­si­taire auteur d’essais lit­té­rai­res et d’éditions cri­ti­ques, donne une large place à ce qu’il est convenu d’appe­ler la fic­tion bio­gra­phi­que. Il a ainsi publié plu­sieurs por­traits lit­té­rai­res, avec une pré­di­lec­tion mar­quée pour les auteurs du XVIe et du XVIIe siè­cles dont il se plaît à res­sus­ci­ter la langue, chez Gallimard dans la col­lec­tion « L’un et l’autre » : La Boétie, Bossuet ou encore Saint-Simon,. Autant de « figu­res électives » – pour repren­dre les mots de D. Viart1 – dont Delacomptée célè­bre la dis­tinc­tion et le souci de vérité. Avec Ambroise Paré, La Main Savante, paru en 2007, il s’atta­che à une figure de pré­cur­seur dans le domaine médi­cal : on qua­li­fie com­mu­né­ment Paré de « père de la chi­rur­gie moderne ». Le titre de l’œuvre, para­doxal, sou­li­gne que Paré est un pra­ti­cien, un arti­san de la méde­cine, formé à l’école du corps et de ses maux, et qu’en même temps il pense, écrit, des­sine sa pra­ti­que. C’est la raison pour laquelle l’ouvrage de Delacomptée accorde une large place à la voix de Paré, en citant abon­dam­ment ses trai­tés, ses récits de voyage, esquis­sant la figure d’un chi­rur­gien conteur. S’y ajou­tent de nom­breu­ses repro­duc­tions de plan­ches issues des trai­tés, et qui sont autant d’incur­sions dans l’uni­vers mental du XVIe siècle. Entre essai, por­trait, bio­gra­phie, la res­ti­tu­tion de l’exis­tence de Paré devient le par­cours d’un huma­niste para­doxal, qui ne connais­sait ni le grec ni le latin.

Une redéfinition de l’humanisme

En inter­ve­nant à l’hôtel-Dieu, sur les champs de bataille, sur les corps dans leur maté­ria­lité sou­vent repous­sante, Paré appa­raît comme une figure inver­sée des doc­teurs en méde­cine qui énoncent diag­nos­tics et ordon­nan­ces au ser­vice d’une clien­tèle aisée, tout en mépri­sant les chi­rur­giens qui tra­vaillent auprès des misé­ra­bles. Mais Paré n’est pas un pra­ti­cien ordi­naire : lec­teur assidu qui prend des notes, il entre­tient un rap­port ambi­va­lent mais tou­jours réflé­chi, repensé, à l’héri­tage anti­que ; il repré­sente la figure de l’auto­di­dacte éclectique, se for­geant un savoir en négo­cia­tion per­ma­nente avec la nature et le corps. Delacomptée insiste tout par­ti­cu­liè­re­ment sur la cha­rité dont Paré fait preuve à l’égard des hommes, qui le démar­que des doc­teurs imbus de leur culture, et trouve une réso­nance moderne dans les théo­ries du care. Se cons­truit ainsi une figure d’érudit exem­plaire, qui repense et agence conti­nuel­le­ment les savoirs héri­tés de Galien et d’Hippocrate avec les décou­ver­tes qu’il met au point sur les champs de bataille, et qui cher­che en toute chose le bon sens né de la confron­ta­tion au réel ; une figure de chi­rur­gien pour lequel compte l’homme, qui se forge une intel­li­gence du corps à l’aune d’une nature « où le micro­cosme du corps humain repro­dui­sait en minia­ture le macro­cosme qui l’englo­bait, deux mondes en miroir où les vents des boyaux répon­daient aux vents du ciel, la canon­nade des pets au fracas du ton­nerre, l’aquo­sité des hydro­pi­ques à la pluie, les trem­ble­ments des fié­vreux aux trem­ble­ments de terre, les syn­co­pes aux éclipses, les bosses aux col­li­nes, les tumeurs aux mon­ta­gnes, la mai­greur mor­bide à la séche­resse des sols, la graisse des ven­trus à la fer­ti­lité des champs. » (p. 198).

Jean-Michel Delacomptée sou­li­gne tout au long du texte l’indé­pen­dance de Paré : sa car­rière excep­tion­nelle se cons­truit hors de l’Université, bien sou­vent en conflit avec elle. Cette indé­pen­dance résulte para­doxa­le­ment d’un défaut de son éducation, puis­que son pré­cep­teur l’employa comme domes­ti­que au lieu de lui ensei­gner le latin et le grec. Cette igno­rance motive son ambi­tion péda­go­gi­que, dans la mesure où Paré s’appli­que tout au long de sa vie à « enre­gis­trer en fran­çais l’immense savoir accu­mulé » (p. 261), afin de pou­voir le trans­met­tre aux novi­ces de la pro­fes­sion ainsi qu’aux curieux qui ne sont pas fami­liers avec la langue latine. Les illus­tra­tions de ses trai­tés, repri­ses par Jean-Michel Delacomptée, signa­lent la même voca­tion péda­go­gi­que, en même temps que leur indé­nia­ble qua­lité esthé­ti­que révèle l’intri­ca­tion indis­pen­sa­ble du savoir et du spec­ta­cle à l’âge clas­si­que. L’écriture de son œuvre en fran­çais et l’atten­tion cons­tante à l’homme concret élargit l’idéal huma­niste, ouvert à ceux qui ne lisent pas les Anciens dans le texte. Malgré les cent qua­rante ans qui sépa­rent la mort d’Ambroise et la reconnais­sance de la chi­rur­gie, Paré appa­raît comme un exem­plum, un de ces grands hommes du Panthéon de l’auteur, qui comme Saint-Simon se dis­tin­gue­rait par une « gran­deur modeste par son altruisme, ambi­tieuse par son objec­tif, auda­cieuse par l’expo­si­tion de soi, avec pour clé de voûte la fran­chise, la véra­cité des faits rap­por­tés et l’hon­nê­teté morale »2.

Un univers mental et imaginaire restitué

Le por­trait de Paré permet à Jean-Michel Delacomptée de pré­sen­ter une his­toire obli­que : Paré est en effet un témoin pri­vi­lé­gié de son siècle, dont il accom­pa­gne les guer­res et fré­quente les puis­sants. Ses écrits témoi­gnent des défis pro­pres à ses temps trou­blés, entre appa­ri­tion des armes à feu, qui change la manière de tuer et de mourir, et guer­res de reli­gion qui divi­sent le peuple. La Main savante pro­pose aussi une his­toire de la méde­cine, de ses pra­ti­ques et de ses savoirs, et par consé­quent une his­toire des men­ta­li­tés, des peurs et des fas­ci­na­tions d’un siècle hanté par les pro­di­ges et les fléaux. Paré s’ins­crit dans « une méde­cine sur fond de mort latente, (…) où l’on bri­co­lait la vie pour sauver de la camarde qui atten­dait sa proie » (p. 151) ; confronté à la peste, à la variole, ou encore à la lèpre, il se pose en « scru­pu­leux veilleur au car­re­four des fléaux » (p. 241). La figure et le point de vue de Paré per­met­tent ainsi à Jean-Michel Delacomptée de des­si­ner une chro­ni­que déca­lée de son temps, à tra­vers par exem­ple la say­nète qui revient sur la mort d’Henri III au cours d’un tour­noi (p. 154). L’auteur cher­che à rendre compte des modes de rai­son­ne­ment propre aux temps où vécut Paré, comme lors­que ce der­nier s’inté­resse à la « corne de licorne », pseudo-remède mira­cle censé guérir de tous les venins, et dont Paré démon­tre l’inef­fi­ca­cité sans pour autant récu­ser l’exis­tence de l’animal fabu­leux (p. 185). Jean-Michel Delacomptée, rare­ment cri­ti­que vis-à-vis des pra­ti­ques de l’époque, ins­tille ainsi une part de fic­tion dans ce por­trait où l’auteur n’inter­vient jamais pour ima­gi­ner le non-dit, inven­ter à partir des lacu­nes de l’Histoire. Certains cha­pi­tres font la part belle à l’ima­gi­naire des mons­tres, des mer­veilles, ainsi qu’aux mira­cles de la chi­rur­gie, si on en croit la devise de Paré : « je le pansai, Dieu le guérit ».

Mais cet uni­vers mental entre en écho avec celui de notre temps, lors­que Jean-Michel Delacomptée fait enten­dre sa voix en esquis­sant des liens avec les pra­ti­ques contem­po­rai­nes, notam­ment en com­pa­rant le méde­cin idéal qu’aurait incarné Paré aux méde­cins d’aujourd’hui : « Paré l’arti­san, c’était le contraire de la ten­dance moderne à mor­ce­ler l’homme en seg­ments tou­jours plus fins, décom­posé à l’infini par les ver­ti­gi­neux pro­grès du maté­riel médi­cal qui ris­quent, chaque jour davan­tage, de le perdre dans les exper­ti­ses qu’ils pro­dui­sent et l’ano­ny­mat qu’ils pro­vo­quent. » (p. 217). Ce trait cons­ti­tue une carac­té­ris­ti­que de la fic­tion bio­gra­phi­que telle qu’elle s’écrit aujourd’hui : D. Viart parle de « l’intru­sion de soi dans l’espace res­ti­tué de l’autre »3 pour décrire com­ment se cons­ti­tue un por­trait obli­que et un posi­tion­ne­ment dans le dia­lo­gue entre sujet et objet propre à l’écriture de la vie d’un autre.

Le texte par­ti­cipe également d’une his­toire du corps, dans la mesure où il mime le dévoi­le­ment par Paré de ses « cou­lis­ses » (p. 157). Il pro­cède par un sys­tème d’oppo­si­tion entre sur­face et pro­fon­deur, entre visi­ble et invi­si­ble que thé­ma­ti­sent les pra­ti­ques médi­ca­les : « Le chi­rur­gien avait l’avan­tage sur le méde­cin de celui qui voit sur celui qui sup­pute. Il était l’œil qui dis­tin­gue le désor­dre sous l’effrac­tion externe, l’ordre des dom­ma­ges sous le chaos des plaies. Le méde­cin s’inter­ro­geait pour agir sur les mys­tè­res cachés, l’ana­to­miste dis­sé­quait pour que le chi­rur­gien répare le visi­ble. » (p. 90). Delacomptée se plaît à res­ti­tuer l’ima­gi­naire du corps propre à un siècle où la nature se pense en cor­res­pon­dance et en équivalence avec les orga­nis­mes vivants, un monde où mons­tres et pro­di­ges ont leur place : « il vivait dans un uni­vers cons­truit sur une culture orale où les cor­res­pon­dan­ces entre les éléments natu­rels com­po­saient un tout sans trous ni trop-plein, capa­ble d’enclore les phé­no­mè­nes les plus sur­pre­nants, où la conti­nuité logi­que de l’ensem­ble se com­pre­nait comme la cohé­rente majesté d’une musi­que orches­trée par Dieu » (p. 198-199). Paré est exem­plaire de ce monde où « la raison épousait la fan­tai­sie des croyan­ces, fluide alliage d’esprit métho­di­que et de convic­tions aber­ran­tes » (p. 199), « monde fan­tas­ti­que » dont Delacomptée recons­truit les savoirs et les croyan­ces suran­nées, dans un effet d’étrangeté et de réflexion reconduit tout au long du texte et ren­forcé par les illus­tra­tions. À tra­vers elles, Jean-Michel Delacomptée retrouve l’ancienne pra­ti­que du cabi­net de curio­si­tés, qui rend le savoir indis­so­cia­ble de l’enchan­te­ment spec­ta­cu­laire et du plai­sir esthé­ti­que – qu’on pense à cette gra­vure d’un sque­lette, insé­rée dans un traité ana­to­mi­que, mais qui a tout d’une vanité (p. 84).

La voix de Paré

Ce « monde retrouvé » d’Ambroise Paré passe par un souci cons­tant de la langue dans la des­crip­tion minu­tieuse des savoirs et des pra­ti­ques, et par une écriture de la liste qui rend compte de l’ency­clo­pé­disme du temps. Le texte se plaît à l’inven­taire des mul­ti­ples nuan­ces pro­po­sées par la langue, dans de longs déploie­ments lexi­caux qui témoi­gnent d’un goût jamais assouvi de la pré­ci­sion ter­mi­no­lo­gi­que (p. 27 sqq.). Le lec­teur fait face au « ver­tige de la liste », pour repren­dre le titre d’Umberto Eco ; cette esthé­ti­que de l’abon­dance, de la copia, propre au XVIe siècle, méta­mor­phose par exem­ple la liste pra­ti­que des lèpres en liste poé­ti­que qui se ter­mine par la « lèpre incu­ra­ble » (p. 232). Plus lar­ge­ment, l’abon­dance des mots se fait sou­vent jubi­la­toire, y com­pris et sur­tout lors des des­crip­tions du corps pes­ti­féré, suin­tant, souf­frant, comme pour conju­rer l’angoisse mor­bide par un excès de lan­gage et de lit­té­ra­ture.

Pourtant, Jean-Michel Delacomptée ne cite qu’une seule fois Rabelais et Molière, comme si les grands textes lit­té­rai­res sur la médé­cine étaient révo­qués au profit du seul qui en vaille la peine et qui acquiert ainsi une valeur pro­pre­ment lit­té­raire : les Œuvres du chi­rur­gien écrivain. Souvent citée de manière impli­cite, la voix de Paré habite la main de Jean-Michel Delacomptée, et se fait net­te­ment enten­dre lors du récit du siège de Metz : « l’alarme se donne, leurs tam­bou­rins son­nent plan, plan, ta, ti, ta, ta, ta, ti, ta, tou, touf, touf, (…) et on les voyait, dit Ambroise, sortir de leurs tentes drus comme des four­millons pour secou­rir leurs com­pa­gnons qu’on égosillait comme mou­tons, avant que la cava­le­rie ne déboule de par­tout, patati, patata, patati, patata, pa, ta, ta, patata, sans lési­ner sur les ono­ma­to­pées » (p.124). D’où cet art de la say­nète qui rap­pro­che l’écriture de Delacomptée des Essais de Montaigne.

L’auteur fait ainsi le por­trait du chi­rur­gien en écrivain et de l’écrivain en chi­rur­gien de la langue, d’où peut-être ce souci de la for­mule bien cise­lée, cet art de la clau­sule. « Chez Paré, aucune fron­tière ne sépa­rait le monde des orga­nes de celui des mots. Il était chi­rur­gien, il était écrivain. Il rédi­geait sans affé­te­rie, en un style géné­reux, coloré, éloquent, comme son verbe qui réjouis­sait les rois, les grands, tous ceux qui l’écoutaient : lire ses intro­duc­tions, ses épîtres dédi­ca­toi­res, ses expo­sés de cas cli­ni­ques, les récits de ses voya­ges. » (p. 263). Ce Paré qu’au fur et à mesure du texte le nar­ra­teur se prend à appe­ler Ambroise, cet homme de l’œil et de la main devient un modèle pour l’écrivain, qui lui aussi est en cons­tante négo­cia­tion avec le réel. Le nar­ra­teur se rêve en pra­ti­cien de la langue : « bien que je ne sois pas bio­gra­phe mais por­trai­tiste (je ne cher­che pas à tout dire des vies mais à en extraire la quin­tes­sence, alchi­miste à ma façon) » (p. 161). La com­po­si­tion rhap­so­di­que de l’ouvrage, qui pro­pose une entrée in medias res et dont la chro­no­lo­gie est dis­conti­nue, confirme le refus de la linéa­rité bio­gra­phi­que au profit de la col­lec­tion de curio­si­tés cha­pi­tre après cha­pi­tre. Il n’en demeure pas moins que des lignes de force se des­si­nent. Peu à peu, les trai­tés du chi­rur­gien pren­nent une place de plus en plus cen­trale, la main qui opère devient la main qui écrit, et le titre para­doxal de ce por­trait avant tout sym­bo­li­que fait sens – quin­tes­sence.

Le Paré recom­posé par Delacomptée appa­raît donc comme l’hon­nête homme par excel­lence, l’érudit qui ne se ferme pas aux sol­li­ci­ta­tions du réel mais qui au contraire y confronte son savoir, celui qui ne répu­gne pas à « limer sa cer­velle » à celles de ses contem­po­rains, pour repren­dre la for­mule mon­tai­gnienne, l’huma­niste qui a à cœur de trans­met­tre ce qu’il sait afin d’amé­lio­rer la vie des autres. Jean-Michel Delacomptée l’ins­crit dans la ligne de Bossuet ou Saint-Simon, hommes qui face au chaos de leur époque répon­di­rent à « l’appel de la vérité ».

Damien Blanchard et Mathilde de Maistre

La Littérature française au présent, Bordas, 2008, p. 102.

La Grandeur Saint-Simon, Gallimard, « L’un et l’autre », 2011.

op.cit., p. 103.