écritures contemporaines

Entre archi­­ves fami­­lia­­les et saisie du monde au pré­­sent, Martine Sonnet sait capter les figu­­res minus­­cu­­les ou les non-lieux de la moder­­nité. Car cette his­­to­­rienne sait l’impor­­tance du docu­­ment et la néces­­sité du savoir exact, pour res­­ti­­tuer les êtres effa­­cés et les lieux ina­­per­­çus. Ce projet lit­­té­­raire, qui s’atta­­che à la façon de Georges Perec à saisir l’infraor­­di­­naire ou de rendre hom­­mage aux figu­­res de peu, ins­­pecte et inven­­to­­rie les lieux de la moder­­nité – la gare dans Montparnasse monde et l’usine dans Atelier 62– en menant l’enquête pour mieux renou­­ve­­ler le regard.

Atelier 62  : Le Temps qu’il fait, 2008.

Dans cette pièce unique qu’est Atelier 62, Martine Sonnet entre­croise deux regards, celui de l’his­to­rienne du monde de l’usine des années cin­quante et celui de la petite fille admi­rant son père, ouvrier des usines Renault de Billancourt. N’omet­tant aucune facette de la vie ouvrière, des plus légè­res aux plus som­bres, la nar­ra­trice se pro­pose, à partir des « décom­bres » des forges mais aussi de ses pro­pres sou­ve­nirs, de recons­truire peu à peu le témoi­gnage man­quant de son père mais sur­tout la mémoire d’un lieu, dans un texte à voca­tion résur­rec­tion­nelle.

Une écriture alternée : l’héritage perecquien

Atelier 62 se cons­truit sur une struc­ture en miroir : à un cha­pi­tre numé­roté en chif­fre arabe retra­çant les sou­ve­nirs d’enfance de l’auteur suc­cède un cha­pi­tre numé­roté en chif­fre romain, imprimé en ita­li­que, ayant pour contenu un aspect de la vie ouvrière de l’époque. On y lit une sorte d’homo­lo­gie avec le tra­vail d’usine et la divi­sion des tâches, où chaque ate­lier cor­res­pon­dait à la fabri­ca­tion d’une seule pièce auto­mo­bile pour former, en bout de chaîne, l’objet achevé, comme l’est le récit d’Atelier 62, puis­que celui-ci débute avec un por­trait du père de l’auteur et se clôt avec sa mort. Cette divi­sion est à l’image de la dua­lité de la figure pater­nelle, appar­te­nant à la fois à un échantillon d’un ensem­ble qui inté­resse les his­to­riens et à la sphère privée de la famille tel qu’il appa­raît sur la pho­to­gra­phie qui ouvre Atelier 62. Amand Sonnet est ici pris sur le vif dans sa posi­tion de « mar­cheur » ; en habit de tra­vail, béret sur la tête et les mains dans les poches. Ce mar­cheur qui ouvre le récit en sera également son guide : le lec­teur comme l’auteur ne fait que suivre ses pas tout au long de ses pro­me­na­des ou de ses tra­jets dans l’ate­lier 62. Cette longue des­crip­tion ini­tiale, qui occupe tout le pre­mier cha­pi­tre, peut éventuellement diri­ger cette partie du récit vers l’ekphra­sis du fait de sa pré­ci­sion et des détails étonnants four­nis par l’écrivain à propos de la démar­che et de l’habille­ment de son père. L’impres­sion d’un récit com­posé dans la cham­bre noire du passé demeure à la lec­ture de l’ouvrage, non seu­le­ment grâce à la divi­sion en cha­pi­tres qui sem­blent être des cli­chés d’époques ou de moments précis dans la vie de l’ouvrier (jour de paye, fête de la Saint-Eloi…) mais également grâce à une écriture atten­tive aux images pré­ci­ses. À l’inverse, la partie concer­nant l’usine écarte déli­bé­ré­ment les pho­to­gra­phies pour leur pré­fé­rer l’archive, qui endosse le rôle d’attes­ta­tion, la dimen­sion d’un « ça a été » bar­thien.

Le dis­po­si­tif de divi­sion du récit fait émerger une alter­nance entre deux sous-genre, le récit d’enfance et l’enquête d’archive his­to­rienne, dans une ten­sion entre effets de contraste et de sutu­res, avec des échos entre les titres de cha­pi­tres : ainsi, au cha­pi­tre « Couturière » répond « Vêtement de tra­vail » ; à « Noces » cor­res­pond « Débrayages » ; à « Mort du père », « Décombres et ruines fina­les ». Dans la lignée d’auteurs tels que Pierre Michon, Pierre Bergounioux ou encore François Bon, Atelier 62 s’ins­crit dans le genre du récit de filia­tion qui, à tra­vers la res­ti­tu­tion de l’autre, vise l’inven­tion de soi et l’avè­ne­ment d’une voca­tion et d’une écriture. Mais il y a sur­tout, dans ce paral­lé­lisme et dans les effets de sutu­res, un hom­mage lit­té­raire à George Perec. Dans W ou le sou­ve­nir d’enfance, en effet, l’ana­mnèse est rongée par l’oubli, et le détour par la fic­tion de l’île spor­tive concen­tra­tion­naire vient pal­lier la dimen­sion infi­gu­ra­ble de l’expé­rience des parents dépor­tés. De la même façon, dans un autre domaine, l’écriture alter­née d’Atelier 62 est une façon de sug­gé­rer l’intrans­mis­si­ble de l’expé­rience d’Amand Sonnet, dans une ten­ta­tive de res­ti­tu­tion qui se heurte au défi­cit de témoi­gnage du père. Lieu vide du texte, la parole absente du père inflé­chit la pra­ti­que his­to­rienne de Martine Sonnet, qui, refu­sant d’inter­ro­ger des ouvriers, tra­vaille à partir d’archi­ves écrites. Le texte met alors en scène une oscil­la­tion du point de vue d’un savoir sur le père, avec d’un côté la petite fille qui, encore indif­fé­rente à ces ques­tions, ne peut saisir ce qu’est le quo­ti­dien de son père, et de l’autre, la pré­sen­ta­tion d’un savoir ulté­rieur, « bien­tôt lisi­ble », conquis par le tra­vail d’enquête qui vient répa­rer cette indif­fé­rence : « je com­prends main­te­nant... ».

Le texte-usine : une poésie de copeaux et de métal

Faire tom­beau : une impos­si­bi­lité pro­gram­ma­ti­que 1951 : Amand Sonnet, for­ge­ron-char­ron et sur­tout, père de l’his­to­rienne qui raconte son his­toire plus d’un demi-siècle plus tard, quitte sa ville natale pour rejoin­dre la célè­bre usine Renault à Boulogne-Billancourt. Par un effet de symé­trie, le récit débute sur cet exode et se clôt sur la déci­sion de la nar­ra­trice de se rendre enfin sur les lieux, une arri­vée retar­dée par le long détour de la recher­che archi­vis­ti­que qui a pour fonc­tion d’accultu­rer le regard, de pré­pa­rer cette venue. On le voit, si l’on peut dire de ce récit qu’il est un texte-tom­beau, la déci­sion de se mettre à écrire s’ancre dans le sen­ti­ment de la perte d’un lieu, plus encore que dans celle d’un être. L’écriture se pro­pose comme le moyen de lutter contre la des­truc­tion des ate­liers. Il s’agit de faire mémoire d’un lieu au moment même de sa dis­pa­ri­tion. Or, en même temps qu’il se veut mau­so­lée du lieu, le texte ne cesse de dire la dif­fi­culté qu’il y a à retrans­crire l’irre­pré­sen­ta­ble de l’usine, le bruit, la cha­leur, la dou­leur : « C’est dif­fi­cile d’écrire sur le bruit des forges. Impuissance des mots. » Il s’agit de rendre compte de cette dif­fi­culté, comme en témoi­gne la dimen­sion apo­ré­ti­que des der­niers mots, « comme si je n’avais rien vu à Billancourt », allu­sion au « Tu n’as rien vu à Hiroshima » de Duras. C’est en se heur­tant à cette lacune que l’écriture cher­che les moda­li­tés de résur­rec­tion du lieu.

Composer un texte-usine

L’entre­prise de Martine Sonnet consiste en la recher­che d’une écriture qui essaie d’être du côté du reten­tis­se­ment de la vio­lence de l’usine. L’expé­rience sen­so­rielle de l’usine est rendue, non par la recher­che de réa­lisme, mais par le détour par des dis­po­si­tifs, notam­ment à tra­vers le tra­vail sty­lis­ti­que de coupes et d’ellip­ses. C’est une écriture brute qui se passe de verbes conju­gués ou de lien entre les phra­ses au profit d’un effet de langue heur­tée, sac­ca­dée, dis­jointe, dont le rythme n’est, selon la nar­ra­trice, « pas sans affi­nité avec le mar­tè­le­ment des pres­ses ».

Les vio­len­ces faites au corps et la vérité phy­sio­lo­gi­que de l’expé­rience de l’usine sont également res­ti­tuées par une appro­pria­tion poé­ti­que de l’archive, objet his­to­ri­que trans­posé à usage intime. Martine Sonnet passe par le détour du col­lec­tif pour saisir ce qu’aurait pu être le dis­cours du père, qui demeure un point aveu­gle. C’est la poten­tia­lité esthé­ti­que de l’archive qui l’inté­resse, dans sa capa­cité à res­sus­ci­ter la poly­pho­nie d’un uni­vers dis­paru. C’est par­ti­cu­liè­re­ment saillant dans la pra­ti­que récur­rente de la liste : liste des métiers ou encore liste des acci­den­tés du tra­vail. Objet perec­quien par excel­lence, la liste dans sa voca­tion mémo­rielle fait reten­tir la diver­sité et la poésie d’un lexi­que spé­ci­fi­que oublié, les « mots perdus ». Monument de com­mé­mo­ra­tion, on per­çoit dans le recours à la liste le souci de n’oublier per­sonne. Mais tout en visant l’exhaus­ti­vité, elle rend sen­si­ble sa dimen­sion ver­ti­gi­neu­se­ment ouverte, à tra­vers le jeu de la varia­tion et des chan­ge­ments de rythme. Il s’agit de recréer une com­mu­nauté perdue en réu­nis­sant hommes ou métiers divers sur l’espace d’une même page, et en les assem­blant selon un ordre qui, qu’il soit alpha­bé­ti­que ou arbi­traire, est une alter­na­tive à l’ordre établi de la chaîne. Il y a bien un aspect, sinon rebelle, du moins argu­men­ta­tif de la liste, qui oppose au dis­cours patro­nal géné­ra­li­sant la sin­gu­la­rité des expé­rien­ces indi­vi­duel­les.

L’écho per­sis­tant du livre d’his­toire

Ce récit d’usine est le pre­mier « récit lit­té­raire » de Martine Sonnet, comme l’indi­que la pré­sen­ta­tion en tout début d’ouvrage. Toutefois, outre sa dimen­sion affec­tive, Atelier 62 n’est pas dénué de valeur his­to­ri­que, en témoi­gnent les nom­breu­ses invi­ta­tions de Martine Sonnet à des sémi­nai­res sur l’Histoire de l’usine, ainsi que sa propre for­ma­tion d’his­to­rienne. La mons­tra­tion des archi­ves a bien dimen­sion de preuve, dans la pers­pec­tive d’une his­to­rio­gra­phie du sen­si­ble qui s’inté­resse au sin­gu­lier pour saisir le col­lec­tif. L’auteur ne quitte pas tout à fait sa plume d’his­to­rienne pour dire les dif­fi­ci­les condi­tions de tra­vail : le récit au pré­sent, qui peut rap­pe­ler le style neutre des ouvra­ges his­to­ri­ques, abonde en chif­fres, anec­do­tes et trans­crip­tions de cour­riers des syn­di­cats, répon­ses des patrons, docu­ments offi­ciels, cou­pu­res de jour­naux. Mais, bien sou­vent, les anec­do­tes sem­blent direc­te­ment dic­tées par les voix des tra­vailleurs. En effet, loin de se poser en obser­va­teur neutre, la nar­ra­trice insiste sur les mou­ve­ments sociaux qui ont animé la vie des ouvriers, les com­bats pour leurs droits, les mala­dies ouvriè­res et les acci­dents du tra­vail ; des anec­do­tes qui ne sont pas sans rap­pe­ler Mémoire de l’enclave de Jean-Paul Goux, et qui entou­rent le texte d’une atmo­sphère mélan­co­li­que, plus que nos­tal­gi­que.

Dans ce dis­po­si­tif en miroir, tout se passe comme si lit­té­ra­ture et his­toire ne pou­vaient pas se mêler. Confrontée à un blanc biblio­gra­phi­que, Martine Sonnet se fraye un chemin par le détour pour appro­cher ce qu’était l’ate­lier 62 en pas­sant par des métho­des com­pa­ra­tis­tes. Tous ces dis­po­si­tifs d’écriture conver­gent vers l’idée que pour dire l’authen­ti­cité de l’usine il faut aban­don­ner les pro­to­co­les réa­lis­tes. C’est le tra­vail formel du dis­continu qui rend compte de la vio­lence que le tra­vail inflige non seu­le­ment au corps mais aussi à notre pra­ti­que du lan­gage. On le voit notam­ment dans la vio­lence du dis­cours patro­nal qui, dans un aveu­gle­ment déli­béré, nie la dureté du tra­vail. Les coupes, les ellip­ses, le mon­tage de docu­ments, de pho­to­gra­phies, la pra­ti­que de la liste appa­rais­sent comme autant d’efforts d’ « ensau­va­ge­ment » de la langue pour lui rendre toute la vio­lence atté­nuée par le dis­cours patro­nal. Or, refon­der les don­nées his­to­ri­ques et le récit auto­bio­gra­phi­que en un même mou­ve­ment, serait céder à la ten­ta­tion du roman réa­liste qui coule l’archive dans la fic­tion. Ici, la pro­gres­sion de l’enquête nous est donnée à avoir dans une mise en scène du geste de dépouille­ment et d’appro­pria­tion de l’archive.

L’objet archive est donc tra­vaillé selon trois moda­li­tés : sur le mode de la confron­ta­tion des sour­ces dans une pers­pec­tive his­to­rienne ; sur le mode de la mons­tra­tion du geste d’enquê­teur, fai­sant du texte à la fois le lieu d’expo­si­tion d’un savoir acquis et le lieu d’un pro­ces­sus en cours, d’une décou­verte ; enfin, l’archive est mise à l’hon­neur pour ses poten­tia­li­tés poé­ti­ques, aspect qui rend indis­so­cia­ble l’écrivain de l’his­to­rienne ou l’his­to­rienne de l’écrivain. Cette ambi­guïté n’est pas sans rap­port avec la ques­tion de l’endroit de la prise de parole, qui relève dans Atelier 62 d’un choix com­plexe. En effet, Martine Sonnet hésite sur les pro­noms : Amand Sonnet est très peu dési­gné par le pronom pos­ses­sif et appa­raît sou­vent comme « le père ». La fille elle-même, retran­chée der­rière la voix effa­cée d’une nar­ra­trice pres­que omni­sciente (lors des des­crip­tions des ate­liers ou des esca­liers menant à l’usine, par exem­ple) est à la fois actrice mais aussi à rebours, spec­ta­trice de sa propre his­toire dans cet espace temps recons­truit qu’elle raconte à ceux qui la lisent. Dans ce récit poly­pho­ni­que, à l’écriture sou­vent imper­son­nelle des sou­ve­nirs d’usine se mêlent les voix des cama­ra­des ouvriers d’Amand Sonnet, mais aussi des pen­sées de la mère de l’auteur et de ses sœurs au dis­cours indi­rect libre. Mais, his­to­rienne ou auto­bio­gra­phe, de quel­que endroit qu’elle parle, la voix de la nar­ra­trice est tou­jours accom­pa­gnée par le fan­tôme par­fois iro­ni­que du père-arpen­teur de l’usine, dont la voix manque à la source même de l’ouvrage.

Pauline Franchini et Célia Grzegorczyk

Montparnasse monde : Le Temps qu’il fait, 2011.

Avec Montparnasse monde, Martine Sonnet écrit « l’his­toire par­ti­cu­lière d’un lieu commun », nous dit le texte de la qua­trième de cou­ver­ture. Dans un lieu côtoyé par tous, mais où per­sonne n’échange, Martine Sonnet ouvre un dia­lo­gue, et permet à tous de par­ta­ger son expé­rience pour cons­ti­tuer ce non-lieu en un lieu à la fois intime et commun, vivant et iné­pui­sa­ble.

Une tentative d’épuisement d’un non-lieu

C’est dans le sillage de Georges Perec et de ses récréa­tions spa­tia­les que Martine Sonnet semble mar­cher, mois après mois, Gare Montparnasse, pour pro­po­ser la ten­ta­tive d’épuisement d’une gare pari­sienne. Montparnasse monde donne l’aperçu, modu­la­ble et pro­lon­gea­ble à sou­hait, d’une gare à « géo­mé­trie per­son­nelle varia­ble ». Tous ces frag­ments pro­cè­dent d’un tra­vail docu­men­taire de longue haleine, pour déce­ler l’ « infraor­di­naire », à la manière de Perec, dans la réa­lité : il a fallu s’adon­ner à des rele­vés sys­té­ma­ti­ques pour prêter atten­tion aux détails que les usa­gers d’un espace essen­tiel­le­ment tran­si­tion­nel, simple relais entre Paris et ses zones péri­phé­ri­ques ces­sent de voir à force d’habi­tude. Toutes les nuan­ces du monde dis­si­mu­lées par l’homo­gé­néité du quo­ti­dien se révè­lent alors, par la plume de l’écrivain. Le texte ne déplore pas - au contraire - ce monde en effer­ves­cence : Martine Sonnet se place au cœur du tour­billon de vie, cro­quant avec gour­man­dise, jubi­la­tion et amu­se­ment les moin­dres scènes. Elle arpente le lieu pour en offrir une vision kaléi­do­sco­pi­que, pro­po­sant une autre méthode que celle de Perec pour épuiser un lieu pari­sien.

Des « exer­ci­ces de gare » ins­ti­tuent enfin ce pré­tendu non-lieu en un véri­ta­ble espace habité par une com­mu­nauté qui en fait des usages trans­gres­sifs, sin­gu­liers et créa­teurs. Ces ruses du quo­ti­dien se fon­dent dans la pers­pec­tive de la contrainte qui, du fait des règles édictées, pro­vo­que le sur­gis­se­ment de la poésie et de l’inven­tion. Ce pre­mier usage de l’exer­cice se double d’une pos­ture reven­di­ca­trice : la fonc­tion pre­mière de la gare, c’est-à-dire le pas­sage, ne doit pas empê­cher les voya­geurs d’en avoir un usage sin­gu­lier et nova­teur. Les remar­ques iro­ni­ques et les scènes comi­ques qui ponc­tuent les pages de Montparnasse monde sont alors autant de pro­po­si­tions d’habi­ta­tion d’un espace que la société s’échine à ne pas regar­der : c’est le regard désa­busé et amusé d’une usa­gère rompue à toutes sortes d’aléas fer­ro­viai­res, dont la seule arme est l’ironie vivace. Martine Sonnet fait par ailleurs un usage décalé et comi­que des pho­to­gra­phies, qui pré­sen­tent une vision autre de la gare Montparnasse : celle-ci est mon­trée à tra­vers l’œil amusé de l’auteur, qui prend des cli­chés de ce qui fait sens, pour elle, au sein de l’espace, et qui arrête alors le flot continu par des éléments figés, extrait du mou­ve­ment per­pé­tuel.

Les pre­miers mots de Montparnasse monde mon­trent à quel point il s’agit de faire corps avec la gare, afin de recons­truire son iden­tité. La lire « entre les lignes », c’est à la fois retra­cer le par­cours quo­ti­dien de mil­liers d’usa­gers, et pro­po­ser des iti­né­rai­res alter­na­tifs et amusés, pour dévoi­ler le lieu sin­gu­lier au cœur du pas­sage.

La création d’une communauté unie

« Ne soyez pas dupes : les “Points Rencontre” et “Point Groupe N°” sont autant de leur­res », nous dit Martine Sonnet. Contre une gare orga­ni­sée selon un prin­cipe de « dis­sua­sion des ren­contres », l’auteur mul­ti­plie les rôles pour que le sin­gu­lier retrouve une place au sein d’un espace four­millant. La nar­ra­trice devient explo­ra­teur puis détec­tive, par­tant à la recher­che d’objets et de recoins cachés : ces pos­tu­res se dou­blent alors d’un regard pres­que anthro­po­lo­gi­que sur les usa­gers de la gare. Ravivant le loin­tain sou­ve­nir d’un flâ­neur moderne, happé par la foule, s’impré­gnant des iden­ti­tés qui la com­po­sent, Martine Sonnet pro­pose des por­traits fuyants, dont elle tente de saisir les détails. Elle offre ainsi une iden­tité à ceux que l’ano­ny­mat de la gare oublie, et elle trans­forme, par cette mosaï­que de figu­res et ce plai­sir de la nar­ra­tion, la gare en un monde uni et auto­nome. À ces figu­res ren­contrées s’ajou­tent les lec­teurs qui, par les mul­ti­ples adres­ses et exer­ci­ces de gare, sont entraî­nés dans la com­mu­nauté que Martine Sonnet cons­truit. Ainsi, la publi­ca­tion de Montparnasse monde rend pos­si­ble cette scène ima­gi­née par l’auteur, de deux usa­gers se croi­sant sur les esca­la­tors, chacun tenant un exem­plaire à la main, sur­pris tout deux à retra­cer les pas de l’auteur.

Progressivement, une voix plus intime se fait enten­dre en cres­cendo. Ainsi, malgré l’impres­sion d’objec­ti­vité qui se dégage de titres tels « Gare des années 1960 », ces pages sont l’occa­sion d’inté­grer l’his­toire privée de la famille à l’his­toire de la gare. Martine Sonnet remonte à ses pre­miè­res années, et par­tage avec le lec­teur des sou­ve­nirs fami­liaux qui s’arti­cu­lent à d’autres sou­ve­nirs inti­mes, tou­jours liés au Montparnasse monde. Dans les bureaux que Martine Sonnet occupe plu­sieurs années, le lec­teur décou­vre l’his­toire d’une petite com­mu­nauté. Martine Sonnet raconte les moments cha­leu­reux par­ta­gés entre les col­lè­gues, moments éphémères pour­tant, car la joyeuse com­mu­nauté connaît une dis­so­lu­tion dou­lou­reuse, qui par­ti­cipe du mou­ve­ment inlas­sa­ble du Montparnasse monde. À cet égard, l’espace décrit est mimé­ti­que de l’espace de la vie, que chacun ne fait que tra­ver­ser fra­gi­le­ment.

En sa qua­lité de « pas­sage », l’espace de Montparnasse ne se plie pas aisé­ment à l’exer­cice d’écriture : Martine Sonnet fabri­que une langue qui dit cette muta­tion per­pé­tuelle, tout en refu­sant cer­tai­nes consé­quen­ces des chan­ge­ments brus­ques, et notam­ment la rup­ture des liens de com­mu­nauté. En pré­sence d’une langue à l’image de la société désa­gré­gée de Montparnasse, une langue de « choses rabâ­chées en mots coupés-copiés-collés, mal rac­cor­dés », Martine Sonnet tra­vaille une langue du par­tage. La syn­taxe devient alors double : le style coupé prend bien en charge le carac­tère abrupt du réel, par une pra­ti­que de la liste ou des phra­ses nomi­na­les, tandis qu’une syn­taxe plus liée réin­tè­gre une cer­taine len­teur dans l’expé­rience du Montparnasse monde, len­teur néces­saire au par­tage de son expé­rience.

Une « stratigraphie » temporelle

À ce qu’elle nomme sa « stra­ti­gra­phie per­son­nelle » de la gare, c’est-à-dire la façon dont l’espace s’orga­nise, Martine Sonnet fait cor­res­pon­dre l’agen­ce­ment par­ti­cu­lier des diver­ses lignes tem­po­rel­les qui com­po­sent l’his­toire de la gare. Lorsqu’elle décrit le tra­vail des car­re­leurs, qui vien­nent cou­vrir de nou­vel­les sur­fa­ces, Martine Sonnet est for­melle : « les degrés de patine des pièces neuves et des pièces ancien­nes ne se rejoin­dront jamais ». Dans Montparnasse monde pour­tant, les anec­do­tes exhu­mées du passé se mêlent aux des­crip­tions pré­sen­tes. Aussi est-ce en archéo­lo­gue moderne, que Martine Sonnet inter­prète un étrange « qua­dri­la­tère » des­siné sur le sol du hall prin­ci­pal, comme « la trace rési­duelle de la Loterie natio­nale ». Des gestes oubliés res­sur­gis­sent : c’est par exem­ple la « somp­tueuse manœu­vre », aban­don­née en 1994, du décro­chage de wagons en gare de Briouze. Alors que l’ima­gi­naire fer­ro­viaire se dépouille de ces tech­ni­ques ancien­nes, Montparnasse monde en pro­longe, pour en temps, l’écho. 

Son lan­gage fait aussi état des choses oubliées, des lieux dis­pa­rus, effa­cés par le tour­billon de vie qui entraine la gare dans un mou­ve­ment et un chan­ge­ment per­pé­tuel : le texte tente de créer une mémoire lexi­cale, qui fait revi­vre, si ce ne sont les choses elles-mêmes, les mots anciens. Parmi tous les jeux d’écarts cons­ta­tés, et éprouvés, l’auteur revient de manière per­sis­tante sur l’obso­les­cence de son lexi­que. Sa mémoire des mots refuse les muta­tions trop rapi­des : si Monoprix a rem­placé Inno, l’ancienne appel­la­tion résiste. Mais Martine Sonnet n’est défi­ni­ti­ve­ment pas du côté de la déplo­ra­tion face au tra­vail des­truc­teur du temps. Le lec­teur peut s’amuser avec elle, en décou­vrant la pho­to­gra­phie des let­tres de Montparnasse, sur le fron­ton, à moitié éteintes, alors même qu’elle affir­mait les avoir tou­jours vues entiè­re­ment allu­mées dans Montparnasse monde. Ainsi en est-il des pan­neaux d’affi­chage des trains, qui fonc­tion­naient selon un défilé par ordre alpha­bé­ti­que des let­tres jusqu’à ce que la bonne appa­raisse, peu à peu rem­pla­cés par un sys­tème numé­ri­que. Martine Sonnet sait qu’elle pos­sède un « savoir com­pilé » que « les écrans du temps réel [lui] ren­dent obso­lète » : elle s’en amuse plus que ce qu’elle ne le regrette. Pour tenter de trou­ver une forme qui accepte de trans­met­tre ces chan­ge­ments infi­nis, elle refuse de lais­ser le livre publié mettre un point final à cette entre­prise d’épuisement, et recueille sur son site inter­net les chan­ge­ments sans fin qu’elle note lors de ses nou­veaux pas­sa­ges dans cette gare. L’espace de l’écriture numé­ri­que rend iné­pui­sa­ble le lieu.

Les vir­tua­li­tés de l’espace Montparnasse sont donc infi­nies : si le texte s’achève iro­ni­que­ment sur un train qui déraille, avec une pho­to­gra­phie du panon­ceau maudit, indi­quant « partie de train res­tant en gare », cela ne semble pas servir un effet de clô­ture, mais bien mon­trer com­ment, de l’inté­rieur du Montparnasse monde, le voyage dans le temps, dans l’espace et dans l’inti­mité de chacun est déjà une mise en mou­ve­ment.

Marie Chassagne et Anaïs Freymont