écritures contemporaines

Entre jubi­­la­­tion du recy­­clage et mélan­­co­­lie de la répé­­ti­­tion, les romans de Tanguy Viel s’affron­­tent à l’enchan­­te­­ment du cinéma, au consen­­te­­ment immé­­diat à ses intri­­gues et à la puis­­sance de ses figu­­res. Et s’il tra­­vaille dès lors à dépla­­cer les codes du cinéma et du film noir, à sol­­li­­ci­­ter une mémoire de ciné­­phile par allu­­sions inter­­po­­sées, entre Hitchcock et De Palma, c’est tou­­jours pour mettre en scène la dif­­fi­­culté contem­­po­­raine à raconter des his­­toi­­res, et la situa­­tion cri­­ti­­que de la lit­­té­­ra­­ture face au charme des nar­­ra­­tions ciné­­ma­­to­­gra­­phi­­ques.



L’Absolue perfection du crime  : Minuit, 2001.

L’Absolue per­fec­tion du crime raconte le bra­quage raté d’un casino : les deux pre­miers « actes » du roman décri­vent les pré­pa­ra­tifs et l’opé­ra­tion, le troi­sième - plus sombre - retrace la ven­geance du nar­ra­teur, une fois sorti de prison. Tanguy Viel allie dans ce roman de nom­breu­ses réfé­ren­ces aux polars ciné­ma­to­gra­phi­ques et aux romans gothi­ques du XIXe siècle. Le rap­port qu’entre­tient le récit avec le roman noir se fait en effet sous le prisme du cinéma : mises en scène, allu­sions ciné­phi­les et moments topi­ques ali­men­tent cette cons­tante réfé­rence au sep­tième art. Tanguy Viel écrit sous l’influence de sa pas­sion pour le cinéma, et tente de trans­po­ser dans l’écriture la puis­sance nar­ra­tive d’un art qui sem­ble­rait aujourd’hui dépas­ser la lit­té­ra­ture dans la repré­sen­ta­tion de l’ins­tant. Pourtant, le cinéma n’est pas ici pré­senté comme une ins­tance tuté­laire et adorée, mais le roman com­plexi­fie l’ado­ra­tion que notre société lui voue, par un dépla­ce­ment de la repré­sen­ta­tion, par des réfé­ren­ces lit­té­rai­res et une vision ambi­guë de la place du cinéma dans les vies de chacun. Le cin­quième et le sep­tième art sem­blent donc étroitement com­pli­ces, cons­trui­sant une œuvre de l’après et du déli­te­ment qui retrace la course effré­née d’un nar­ra­teur vers le destin tra­gi­que que lui impose son amour du cinéma.

Un cinéma fantasmé : un idéal à la fois exaucé et épuisé

Cinéphilie et dis­po­si­tifs for­mels. L’Absolue per­fec­tion du crime convo­que des codes et des scènes qui sem­blent direc­te­ment emprun­tés au cinéma, voire à cer­tains films précis. Quelques clins d’œil sont ainsi dis­sé­mi­nés. Un hom­mage à Hitchcock résonne déjà dans le titre, proche de Le crime était pres­que par­fait (titre fran­çais pour Dial M for Murder, 1964). On songe aussi néces­sai­re­ment à Ocean’s Eleven de Lewis Milestone (1960) qui échafaude le plan par­fait pour déva­li­ser des casi­nos ou à Reservoir Dogs de Quentin Tarantino lors des pas­sa­ges dans le hangar. Ces allu­sions à des scènes pré­ci­ses sont dou­blées d’un usage précis de tech­ni­ques ciné­ma­to­gra­phi­ques : la nar­ra­tion affo­lée tente de repro­duire par la parole la mul­ti­pli­cité du réel, tout comme la caméra regroupe dans son champ les détails infi­nis du monde. Ainsi le per­son­nage de Lucho uti­lise-t-il une caméra pour repé­rer les lieux de l’action et cet objet est loué pour ses avan­ta­ges pra­ti­ques, car il permet une véri­ta­ble « pré­ci­sion visuelle » (p.38).

Cinéma et lit­té­ra­ture. Tanguy Viel tente donc d’ins­crire dans un roman la puis­sance nar­ra­tive du cinéma. Il écrit après la période du Nouveau Roman, époque où la capa­cité de la lit­té­ra­ture à repré­sen­ter le monde avait été ébranlée : les auteurs, minés par le doute, ten­tent alors des solu­tions pour arri­ver à dire le réel - idéal qui paraît désor­mais impos­si­ble. Tanguy Viel se tourne quant à lui vers les tech­ni­ques de repré­sen­ta­tion du cinéma - nouvel art qui semble tout puis­sant pour dire la réa­lité - pour com­bat­tre ce doute. Outil de dépas­se­ment et de renou­vel­le­ment, la réfé­rence au cinéma insuf­fle à l’écriture un nouvel élan qui s’appro­prie les pon­cifs des films à tra­vers une écriture obli­gée de se cher­cher autre pour tenter de dire le pré­sent, avec ses pro­pres outils.

La repré­sen­ta­tion du pré­sent. La course des phra­ses, qui s’allon­gent et s’étirent au fil des pro­po­si­tions jux­ta­po­sées, tente de retrou­ver et de dire la sen­sa­tion de l’ins­tant, que le cinéma réus­sit si bien à trans­met­tre à tra­vers les suc­ces­sions d’images. Mais ce rythme effréné signi­fie bien plus qu’une simple admi­ra­tion du cinéma : le nar­ra­teur semble, par sa parole insa­tia­ble et pani­quée, dire son inca­pa­cité d’être au monde, dans l’ins­tant. Il se trouve tou­jours après, après la scène qu’il raconte, le mot qu’il trans­met. Passif lors des événements, sui­vant les volon­tés fan­tas­ques de Marin, il prend la parole quand celle-ci n’est plus écoutée, ne sert plus à les sauver d’une catas­tro­phe iné­vi­ta­ble qui fait figure de destin. Il tente donc par cette nar­ra­tion affo­lée, déses­pé­rée, de recons­truire un pré­sent com­plexe, sans pour autant réus­sir à tout dire.

Le tragique scénario d’une vie fantasmée

Le roman fami­lial mytho­lo­gi­que sous le polar. Des romans poli­ciers, Tanguy Viel avoue ne pas en lire, confie-t-il à Roger-Michel Allemand dans la revue en ligne @na­ly­ses. Plus encore, « le roman poli­cier était une bonne manière de faire des romans fami­liaux sans que ça se voie trop. » L’intri­gue de polar ne serait donc qu’un pré­texte pour pré­sen­ter un indi­vidu enfermé dans un groupe fami­lial. Pour dépla­cer son propos dans la sphère du roman poli­cier, il sub­sti­tue, à la famille « généa­lo­gi­que », la famille mafieuse. Le lien avec le roman fami­lial va plus loin encore, le roman creu­sant la veine mytho­lo­gi­que de ce sous-genre : la figure de Marin emprunte au mythe d’Ulysse et son retour de prison est mis en scène comme le retour héroï­que d’Ulysse parmi les siens.

La véné­ra­tion para­ly­sante du double. Marin est pré­senté comme le double du nar­ra­teur, les deux sor­tant de prison - l’un à la pre­mière partie, l’autre à la troi­sième - et reve­nant parmi les leurs qui les avaient aban­don­nés. Ces simi­li­tu­des ne pei­gnent pas une rela­tion har­mo­nieuse : au contraire, la pre­mière partie expose l’ambi­guïté des sen­ti­ments du nar­ra­teur, entre admi­ra­tion et exas­pé­ra­tion, nos­tal­gie d’une amitié passée et incom­pré­hen­sion pré­sente. Marin appa­raît comme une figure admi­rée, mais qui plonge - par cette fas­ci­na­tion même - le nar­ra­teur dans l’inac­tion et la pas­si­vité. Le meur­tre devient alors la seule issue pour repren­dre le contrôle de sa vie, pour se relan­cer dans l’action : la prise de pos­ses­sion du destin passe par le sacri­fice de la figure du père, du mentor, du guide. Très vite, en effet, on com­prend que la traque et l’élimination des traî­tres qui ont fait échouer le casse n’a pour réel enjeu que la lutte à mort avec le double ennemi. Car, si Lucho est tué de sang-froid, métho­di­que­ment, le moment de tuer Marin est sans cesse dif­féré malgré de nom­breu­ses occa­sions.

L’attrac­tion du cinéma : une fata­lité au pré­sent. Ici, la tra­gé­die fami­liale se double d’une tra­gé­die per­son­nelle, qui appli­que la par­ti­tion du cinéma sur la vie du nar­ra­teur. La fic­tion repro­duit les sché­mas des films comme une trame tra­gi­que de laquelle nul ne peut s’échapper : le nar­ra­teur est cons­cient de l’échec cer­tain du casse, non pas grâce à un simple pres­sen­ti­ment, mais jus­te­ment parce qu’il a déjà vu cette his­toire-là quel­que part, dans le synop­sis de films noirs. Ainsi il sait per­ti­nem­ment que leur chute est proche, mais se laisse porter par ce scé­na­rio pré­conçu, tente plus encore de le réa­li­ser, tout comme le héros tra­gi­que agit dans le sens d’un destin cruel. Le cinéma devient donc une raison d’être : élément à la fois essen­tiel à la vie et mor­ti­fère, il pousse les per­son­na­ges à se com­por­ter comme leurs idéaux ciné­ma­to­gra­phi­ques, à faire les choix les plus dan­ge­reux, parce que les plus dra­ma­ti­ques et les plus rocam­bo­les­ques. Le nar­ra­teur est ainsi aimanté par la figure de Marin et par son amour du « drame », cou­rant droit à sa perte, pour l’amour de faire « son cinéma » et d’avoir l’impres­sion, rien qu’un ins­tant, que les autres le regar­dent et l’admi­rent comme lui voue un culte à Marin.

L’usure du temps

Le trai­te­ment contem­po­rain du roman gothi­que. Tanguy Viel avoue avoir un cer­tain goût pour le gothi­que, qu’il exprime dans ses romans. Dans un entre­tien avec Roger-Michel Allemand, il sou­li­gne que l’un des trois rap­ports qui exis­tent entre le roman poli­cier et L’Absolue per­fec­tion du crime réside dans sa filia­tion avec Edgard Allan Poe et Conan Doyle. Ces deux roman­ciers cons­trui­sent en effet des enquê­tes poli­ciè­res sur fond d’atmo­sphère gothi­que, et les cou­leurs usées don­nent le ton de nombre de leurs récits. Tanguy Viel s’ins­pire donc de ces demi-tein­tes pas­sées pour les allier avec les réfé­ren­ces aux films noirs, qui cons­trui­sent eux aussi des atmo­sphè­res glau­ques, en noir et blanc, au sein de fri­ches indus­triel­les et de ban­lieues sor­di­des. Littérature et cinéma sont ici convo­qués conjoin­te­ment, pour servir un projet esthé­ti­que cohé­rent qui allie de nom­breu­ses réfé­ren­ces afin de pein­dre un réel contem­po­rain aux cou­leurs mélan­co­li­ques du passé. Les éléments du décor cons­trui­sent ainsi un roman gris et noir, empoissé par une réa­lité sor­dide qui engour­dit le nar­ra­teur.

Un roman de la las­si­tude. Ces réfé­ren­ces intro­dui­sent dans le roman une impres­sion cons­tante de déli­te­ment : les per­son­na­ges s’y étiolent, tout comme les matiè­res qui les envi­ron­nent, sous l’effet des embruns salés appor­tés par les tem­pê­tes et du temps qui passe, inexo­ra­ble­ment. Motif récur­rent, la rouille colore le roman, qui donne l’impres­sion d’avoir été écrit dans un vieux décor tom­bant en ruine, cons­trui­sant le sen­ti­ment diffus de venir trop tard, de venir après le temps, après le moment de faste. En effet, le récit se situe lui-même dans l’après : la pre­mière incar­cé­ra­tion de Marin avait signé la fin d’une ère, et son retour n’est qu’une ten­ta­tive de refaire comme avant. Plus encore, ce décor par­ti­cu­lier pour­rait repré­sen­ter, méta­pho­ri­que­ment, le sen­ti­ment des auteurs contem­po­rains qui arri­vent sur une scène lit­té­raire où le moment de confiance a dis­paru, et où ne rési­dent plus que doute et désillu­sion. Cette impres­sion d’un monde de l’après est doublé par la récur­rence de motifs anciens, tra­gi­ques, ou de scènes de film déjà tour­nées. Le roman se fonde donc sur une redite, comme si l’auteur venait trop tard, et que le monde avait tout dit. Cette las­si­tude devant la répé­ti­tion n’empê­che pour­tant pas l’œuvre de s’écrire, lut­tant contre un pro­gres­sif engour­dis­se­ment en pro­cla­mant le plai­sir de dire, tou­jours là, et de raconter.

Pauline Franchini et Marie Chassagne



Paris-Brest : Paris, Minuit, 2009.

« L’enfance et la fronde contre eux tous » : un roman familial ?

Louis, le nar­ra­teur, est de retour chez ses parents à Brest, empor­tant dans sa valise le livre qu’il a écrit sur l’his­toire hou­leuse de la famille. La dimen­sion méta­nar­ra­tive de Paris-Brest permet à Tanguy Viel d’uti­li­ser le motif du roman fami­lial sur le mode de l’ironie, en pre­nant à rebours les méca­nis­mes de fonc­tion­ne­ment du genre. C’est d’abord contre le roman fami­lial freu­dien que se cons­truit le texte, car le terme est uti­lisé en psy­cha­na­lyse pour décrire le fan­tasme par lequel l’enfant ima­gine avoir été adopté et s’invente d’autres parents plus glo­rieux ou plus aimants. À l’inverse, face à une his­toire fami­liale idéa­li­sée, le roman du nar­ra­teur met en scène sa famille dans ce qu’elle a de moins noble. Mais l’écrivain se joue aussi de l’idée forte déve­lop­pée par Marthe Robert dans Roman des ori­gi­nes, ori­gine du roman  : l’his­toire fami­liale d’un écrivain est la matrice de son écriture roma­nes­que, et son rap­port au texte est tou­jours lié à son propre passé. Dans Paris-Brest, le roman du nar­ra­teur est le pro­lon­ge­ment avoué de l’his­toire fami­liale, et la lit­té­ra­ture est direc­te­ment mon­trée comme le pro­duit d’un tra­vail sur les ori­gi­nes. Que ce soit par le jeu des inver­sions ou en for­çant le trait, Tanguy Viel tra­vaille contre cette répé­ti­tion obsé­dante du motif de la famille dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine, et tente de renou­ve­ler un modèle géné­ri­que déjà éprouvé à tra­vers un dis­po­si­tif fic­tion­nel qui joue sur l’usure de ces codes.

Le roman se situe également à l’inté­rieur du genre de l’auto­fic­tion et mène une réflexion sur ce que c’est que d’écrire sur les siens. Le nar­ra­teur, c’est Judas, d’abord parce qu’il est « l’œil du diable » comme il le dit lui-même, obser­vant de fait sa famille par le judas, ensuite parce qu’en dévoi­lant leurs secrets, écrire son roman fami­lial équivaut à trahir les siens à la manière de Judas. Il est remar­qua­ble que l’élément cen­tral de l’enquête ne soit pas le cam­brio­lage que commet le nar­ra­teur, mais le livre qu’il a écrit. Parce qu’elle pro­pose une autre ver­sion de l’his­toire fami­liale que celle que sa mère a cons­truite, un roman sur eux socia­le­ment inad­mis­si­ble, l’écriture de Louis est trans­gres­sive, il tente d’échapper à cette fic­tion de soi que la famille lui impose en créant sa propre fic­tion sur les siens. Il y a une riva­lité nar­ra­tive entre l’his­toire du nar­ra­teur et celle de sa mère, car le roman de Louis dés-écrit le récit que cette der­nière s’est efforcé de cons­truire et d’impo­ser.

Si le nar­ra­teur est venu « vider ses pou­bel­les fami­lia­les », Tanguy Viel orches­tre les retrou­vailles avec sa famille à la manière d’un roman noir : il revi­site les codes fic­tion­nels du genre en nour­ris­sant l’auto­fic­tion d’un ima­gi­naire roma­nes­que très dif­fé­rent. La quête per­son­nelle inves­tie par le cadre de l’enquête connaît une inflexion nou­velle, et tout se passe comme si l’imbro­glio fami­lial raconté à la manière d’un roman noir per­met­tait de trans­po­ser le fait per­son­nel mineur en un événement signi­fi­ca­tif, auquel on trouve une logi­que nou­velle. Le texte réflé­chit à la néces­saire trans­mu­ta­tion récla­mée par le roman pour qu’un fait fasse sens et devienne com­pré­hen­si­ble au sein d’une nar­ra­tion. L’auto­fic­tion, en revê­tant l’habit du roman noir, n’est plus le lieu d’un res­sas­se­ment du fait per­son­nel anodin qui affecte un indi­vidu par­ti­cu­lier : en s’appli­quant aux ques­tions fami­lia­les, le roman cri­mi­nel donne une puis­sance de signi­fi­ca­tion aux événements fami­liaux.

Satire et humour : le retravail des lieux communs

La satire est pour Tanguy Viel un des angles d’appro­che de la famille, et le por­trait cor­ro­sif du petit noyau bres­tois passe par une des­crip­tion jubi­la­toire des rap­ports fami­liaux. Elle est pré­sente dès le titre du roman : l’allu­sion à la pâtis­se­rie qu’est aussi le « Paris-Brest » relie direc­te­ment le trajet qu’effec­tue le nar­ra­teur pour retrou­ver les siens au pas­sage obligé du repas de famille du diman­che, pour lequel on amène ce des­sert aussi tra­di­tion­nel qu’écœurant, et qui devient chez Tanguy Viel la marque d’une adé­qua­tion iro­ni­que aux codes de la famille. Au regard amusé porté sur la petite assem­blée réunie pour les dîners au Cercle des marins, et à l’ironie du pas­ti­che du socio­lecte de la com­mu­nauté qui veut une maison « avec vue sur la rade » s’adjoint le ton grin­çant de la des­crip­tion étriquée de ce que doi­vent être les rôles sociaux à tra­vers les propos conve­nus de la mère de Louis à l’égard des Kermeur. Mais la dimen­sion sati­ri­que de l’écriture de Tanguy Viel n’épargne pas pour autant son nar­ra­teur. Si Louis tente de s’émanciper de l’iden­tité impo­sée par sa famille, il semble par­fois bien lâche, et son appa­rent désir de cacher le manus­crit de son roman à sa mère paraît très hypo­crite : il est pro­ba­ble­ment cer­tain qu’en l’emme­nant à Brest sa mère le trou­vera. L’écrivain signale par là cette volonté non assu­mée du roman­cier de dire aux siens quel­que chose sur eux et pro­longe sa réflexion sur l’auto­fic­tion.

Le retra­vail des lieux com­muns touche aussi les éléments ciné­ma­to­gra­phi­ques pré­sents dans le roman, qui sont trai­tés sur le mode héroï-comi­que. Les titres des par­ties comme « Le fils Kermeur » rap­pel­lent le cha­pi­trage des films de Tarantino, annon­çant déjà un trai­te­ment des grands clas­si­ques entre hom­mage et paro­die. Les scènes de cinéma topi­ques sont insé­rées dans la nar­ra­tion avec de mul­ti­ples déca­la­ges : lors­que le nar­ra­teur parle de son roman, qu’il ramène avec lui dans le train jusqu’à Brest, il évoque « une bombe dans sa valise », convo­quant une mul­ti­tude de films d’action et de scènes emprein­tes d’une forte ten­sion dra­ma­ti­que, alors qu’il s’agit de son roman fami­lial, une « bombe » qui ne touche qu’un petit nombre de per­son­nes et dont les effets res­tent méta­pho­ri­ques. Lorsqu’il se sou­vient d’un pre­mier larcin, un vol de tablet­tes de cho­co­lat au super­mar­ché, le nar­ra­teur l’évoque en y super­po­sant l’ima­gi­naire d’un trafic bien plus sérieux et très ciné­ma­to­gra­phi­que : « mes tablet­tes de cho­co­lat (…) me ser­raient le ventre, comme j’ima­gine des kilos de cocaïne à un poste de douane ». L’écart entre l’événement et la scène de cinéma sou­li­gne une cer­taine pâleur du réel et repense sur le mode comi­que une séquence ciné­ma­to­gra­phi­que clas­si­que et noble. La confron­ta­tion finale entre le nar­ra­teur et sa mère, qui brûle théâ­tra­le­ment le roman de son fils pour détruire l’autre ver­sion de l’his­toire fami­liale, n’a d’effrayant que l’extrême cris­pa­tion qui habite la mère, car tout l’enjeu pour le nar­ra­teur est déjoué par cette si banale remar­que « Elle ne croit quand même pas que c’est mon unique exem­plaire ? Et dans ma poche sans la sortir, entre mes doigts je sen­tais la petite clé USB ». Le bon sens numé­ri­que congé­die toute la puis­sance d’évocation ciné­ma­to­gra­phi­que de la scène.

« La scène balbutiante et obsessionnelle du discours » face à la clôture imposée par l’histoire familiale

Tout le roman se passe à Brest, lieu d’enfer­me­ment pour le nar­ra­teur, maté­ria­li­sa­tion géo­gra­phi­que de la famille éprouvée comme prison ; Louis a réussi à s’en échapper, puisqu’il a quitté la ville des années aupa­ra­vant. Mais son retour au pays fait de lui une figure de reve­nant, un per­son­nage qui n’a pas résolu toutes les énigmes de sa vie anté­rieure et qui ne peut la mettre défi­ni­ti­ve­ment de côté : il hante sa famille et est hantée par elle. Le nar­ra­teur peine tou­jours à faire enten­dre sa voix, des frag­ments de dis­cours des autres s’y immis­cent. Entre les figu­res du res­sas­se­ment, la spon­ta­néité toute orale de cer­tai­nes tour­nu­res et la poro­sité des dis­cours, cette voix est à la fois per­son­nelle et hantée par la com­mu­nauté du nar­ra­teur. Le res­ser­re­ment à l’œuvre autour de Louis, qui éprouve à nou­veau l’enfer­me­ment fami­lial, se joint au jeu d’emboî­te­ments auquel se livre Tanguy Viel : la maison, la valise, le tiroir, le coffre, toutes ces échelles de la clô­ture et du caché dési­gnent la famille comme struc­ture her­mé­ti­que au dehors, close autour du secret. La pointe du Finistère et l’infini de l’océan sem­blent pour­tant inci­ter à la fuite vers le dehors, et sont issus de l’ima­gi­naire sombre des gothic novels chers au pay­sage lit­té­raire de Tanguy Viel. Brest reste le point cen­tral de ce pay­sage, espace du seuil, à la fois objet intime et outil fic­tion­nel car il l’a quit­tée lorsqu’il était encore enfant, mais suf­fi­sam­ment tard pour que « toutes les images fon­da­tri­ces, les décors inté­rieurs se soient fixés » sans qu’il ait pu « se cons­truire dedans ». La ville fait partie des pay­sa­ges roma­nes­ques de pré­di­lec­tion de l’écrivain. Enfin, au retour per­ma­nent des lieux fami­liaux mau­dits s’adjoint le res­sas­se­ment des temps. La syn­taxe estompe et mélange les durées, elle pro­pose une expé­rience tem­po­relle sin­gu­lière, per­mise par ce qu’on pour­rait appe­ler le retour sur les lieux du crime.

Mais la sen­sa­tion d’enfer­me­ment dans Paris-Brest est aussi lié au sen­ti­ment de culpa­bi­lité des per­son­na­ges, ren­forcé par le regard que la mère porte sur eux : elle est la média­tion de la pres­sion sociale, que ce soit face à son mari et à l’humi­lia­tion que repré­sente sa condam­na­tion pour des mal­ver­sa­tions finan­ciè­res ou lorsqu’elle est confron­tée à l’homo­sexua­lité du frère de Louis, qu’elle ne peut admet­tre. Il est enfin un der­nier enfer­me­ment pour les per­son­na­ges, celui des rôles sociaux, qui met en lumière la puis­sance de l’argent. Il est le lien entre les per­son­na­ges, bien plus que leurs rela­tions fami­lia­les ou de voi­si­nage, et c’est aussi le fil conduc­teur qui tra­verse les dif­fé­ren­tes par­ties du roman. Il cir­cule, c’est l’élément qu’on cher­che à s’appro­prier, tout comme on cher­che à pos­sé­der le livre écrit par le nar­ra­teur pour garder la main sur l’his­toire fami­liale.

Malgré cet enfer­me­ment des per­son­na­ges dans un lieu ou dans l’espace fami­lial et social, le roman semble dire la pos­si­bi­lité d’une échappatoire. On peut voir le geste final du père de Louis comme un mou­ve­ment de sortie, lorsqu’il choi­sit de des­cen­dre de la voi­ture pour accom­pa­gner son fils à la gare malgré la peur des regards accu­sa­teurs. Cette ten­ta­tive de briser la clô­ture fami­liale dupli­que­rait celle de Louis, qui quitte à nou­veau Brest. Ainsi, le récit de Tanguy Viel finit par cor­res­pon­dre en partie au roman de son nar­ra­teur : le père qui refuse la honte impo­sée par le regard de sa femme rap­pelle le « c’est Kermeur qui a gagné » du roman fami­lial de Louis. Quelqu’un a réussi à s’oppo­ser à la mère, et la lit­té­ra­ture est ainsi pro­po­sée comme le lieu de la parole et de l’acte sub­sti­tu­tifs. À la dif­fé­rence de son roman, dans le réel, la libé­ra­tion de la famille de Louis reste obli­que, ambigüe. Mais écrire sur sa famille, sur soi, c’est dire des choses qu’on a tues au moment où le roman fami­lial a eu lieu. Le manus­crit de Louis signale ce pou­voir qu’a l’écriture de l’intime, même mêlée de sar­cas­mes, de recom­po­ser l’his­toire. C’est pour cela que, très iro­ni­que­ment, cela sonne plus « vrai » de faire mourir la grand-mère dans son récit, lors­que dans la vraie vie on l’a « sim­ple­ment » cam­brio­lée. Si Tanguy Viel parle de « la scène bal­bu­tiante et obses­sion­nelle du dis­cours », on note que Louis a beau être hanté par la voix de sa mère, la lit­té­ra­ture semble pou­voir quel­que chose face au récit mytho­lo­gi­que fami­lial.

Anaïs Freymont et Cécile Châtelet