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Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
Entre jubilation du recyclage et mélancolie de la répétition, les romans de Tanguy Viel s’affrontent à l’enchantement du cinéma, au consentement immédiat à ses intrigues et à la puissance de ses figures. Et s’il travaille dès lors à déplacer les codes du cinéma et du film noir, à solliciter une mémoire de cinéphile par allusions interposées, entre Hitchcock et De Palma, c’est toujours pour mettre en scène la difficulté contemporaine à raconter des histoires, et la situation critique de la littérature face au charme des narrations cinématographiques.
L’Absolue perfection du crime raconte le braquage raté d’un casino : les deux premiers « actes » du roman décrivent les préparatifs et l’opération, le troisième - plus sombre - retrace la vengeance du narrateur, une fois sorti de prison. Tanguy Viel allie dans ce roman de nombreuses références aux polars cinématographiques et aux romans gothiques du XIXe siècle. Le rapport qu’entretient le récit avec le roman noir se fait en effet sous le prisme du cinéma : mises en scène, allusions cinéphiles et moments topiques alimentent cette constante référence au septième art. Tanguy Viel écrit sous l’influence de sa passion pour le cinéma, et tente de transposer dans l’écriture la puissance narrative d’un art qui semblerait aujourd’hui dépasser la littérature dans la représentation de l’instant. Pourtant, le cinéma n’est pas ici présenté comme une instance tutélaire et adorée, mais le roman complexifie l’adoration que notre société lui voue, par un déplacement de la représentation, par des références littéraires et une vision ambiguë de la place du cinéma dans les vies de chacun. Le cinquième et le septième art semblent donc étroitement complices, construisant une œuvre de l’après et du délitement qui retrace la course effrénée d’un narrateur vers le destin tragique que lui impose son amour du cinéma.
Cinéphilie et dispositifs formels. L’Absolue perfection du crime convoque des codes et des scènes qui semblent directement empruntés au cinéma, voire à certains films précis. Quelques clins d’œil sont ainsi disséminés. Un hommage à Hitchcock résonne déjà dans le titre, proche de Le crime était presque parfait (titre français pour Dial M for Murder, 1964). On songe aussi nécessairement à Ocean’s Eleven de Lewis Milestone (1960) qui échafaude le plan parfait pour dévaliser des casinos ou à Reservoir Dogs de Quentin Tarantino lors des passages dans le hangar. Ces allusions à des scènes précises sont doublées d’un usage précis de techniques cinématographiques : la narration affolée tente de reproduire par la parole la multiplicité du réel, tout comme la caméra regroupe dans son champ les détails infinis du monde. Ainsi le personnage de Lucho utilise-t-il une caméra pour repérer les lieux de l’action et cet objet est loué pour ses avantages pratiques, car il permet une véritable « précision visuelle » (p.38).
Cinéma et littérature. Tanguy Viel tente donc d’inscrire dans un roman la puissance narrative du cinéma. Il écrit après la période du Nouveau Roman, époque où la capacité de la littérature à représenter le monde avait été ébranlée : les auteurs, minés par le doute, tentent alors des solutions pour arriver à dire le réel - idéal qui paraît désormais impossible. Tanguy Viel se tourne quant à lui vers les techniques de représentation du cinéma - nouvel art qui semble tout puissant pour dire la réalité - pour combattre ce doute. Outil de dépassement et de renouvellement, la référence au cinéma insuffle à l’écriture un nouvel élan qui s’approprie les poncifs des films à travers une écriture obligée de se chercher autre pour tenter de dire le présent, avec ses propres outils.
La représentation du présent. La course des phrases, qui s’allongent et s’étirent au fil des propositions juxtaposées, tente de retrouver et de dire la sensation de l’instant, que le cinéma réussit si bien à transmettre à travers les successions d’images. Mais ce rythme effréné signifie bien plus qu’une simple admiration du cinéma : le narrateur semble, par sa parole insatiable et paniquée, dire son incapacité d’être au monde, dans l’instant. Il se trouve toujours après, après la scène qu’il raconte, le mot qu’il transmet. Passif lors des événements, suivant les volontés fantasques de Marin, il prend la parole quand celle-ci n’est plus écoutée, ne sert plus à les sauver d’une catastrophe inévitable qui fait figure de destin. Il tente donc par cette narration affolée, désespérée, de reconstruire un présent complexe, sans pour autant réussir à tout dire.
Le roman familial mythologique sous le polar. Des romans policiers, Tanguy Viel avoue ne pas en lire, confie-t-il à Roger-Michel Allemand dans la revue en ligne @nalyses. Plus encore, « le roman policier était une bonne manière de faire des romans familiaux sans que ça se voie trop. » L’intrigue de polar ne serait donc qu’un prétexte pour présenter un individu enfermé dans un groupe familial. Pour déplacer son propos dans la sphère du roman policier, il substitue, à la famille « généalogique », la famille mafieuse. Le lien avec le roman familial va plus loin encore, le roman creusant la veine mythologique de ce sous-genre : la figure de Marin emprunte au mythe d’Ulysse et son retour de prison est mis en scène comme le retour héroïque d’Ulysse parmi les siens.
La vénération paralysante du double. Marin est présenté comme le double du narrateur, les deux sortant de prison - l’un à la première partie, l’autre à la troisième - et revenant parmi les leurs qui les avaient abandonnés. Ces similitudes ne peignent pas une relation harmonieuse : au contraire, la première partie expose l’ambiguïté des sentiments du narrateur, entre admiration et exaspération, nostalgie d’une amitié passée et incompréhension présente. Marin apparaît comme une figure admirée, mais qui plonge - par cette fascination même - le narrateur dans l’inaction et la passivité. Le meurtre devient alors la seule issue pour reprendre le contrôle de sa vie, pour se relancer dans l’action : la prise de possession du destin passe par le sacrifice de la figure du père, du mentor, du guide. Très vite, en effet, on comprend que la traque et l’élimination des traîtres qui ont fait échouer le casse n’a pour réel enjeu que la lutte à mort avec le double ennemi. Car, si Lucho est tué de sang-froid, méthodiquement, le moment de tuer Marin est sans cesse différé malgré de nombreuses occasions.
L’attraction du cinéma : une fatalité au présent. Ici, la tragédie familiale se double d’une tragédie personnelle, qui applique la partition du cinéma sur la vie du narrateur. La fiction reproduit les schémas des films comme une trame tragique de laquelle nul ne peut s’échapper : le narrateur est conscient de l’échec certain du casse, non pas grâce à un simple pressentiment, mais justement parce qu’il a déjà vu cette histoire-là quelque part, dans le synopsis de films noirs. Ainsi il sait pertinemment que leur chute est proche, mais se laisse porter par ce scénario préconçu, tente plus encore de le réaliser, tout comme le héros tragique agit dans le sens d’un destin cruel. Le cinéma devient donc une raison d’être : élément à la fois essentiel à la vie et mortifère, il pousse les personnages à se comporter comme leurs idéaux cinématographiques, à faire les choix les plus dangereux, parce que les plus dramatiques et les plus rocambolesques. Le narrateur est ainsi aimanté par la figure de Marin et par son amour du « drame », courant droit à sa perte, pour l’amour de faire « son cinéma » et d’avoir l’impression, rien qu’un instant, que les autres le regardent et l’admirent comme lui voue un culte à Marin.
Le traitement contemporain du roman gothique. Tanguy Viel avoue avoir un certain goût pour le gothique, qu’il exprime dans ses romans. Dans un entretien avec Roger-Michel Allemand, il souligne que l’un des trois rapports qui existent entre le roman policier et L’Absolue perfection du crime réside dans sa filiation avec Edgard Allan Poe et Conan Doyle. Ces deux romanciers construisent en effet des enquêtes policières sur fond d’atmosphère gothique, et les couleurs usées donnent le ton de nombre de leurs récits. Tanguy Viel s’inspire donc de ces demi-teintes passées pour les allier avec les références aux films noirs, qui construisent eux aussi des atmosphères glauques, en noir et blanc, au sein de friches industrielles et de banlieues sordides. Littérature et cinéma sont ici convoqués conjointement, pour servir un projet esthétique cohérent qui allie de nombreuses références afin de peindre un réel contemporain aux couleurs mélancoliques du passé. Les éléments du décor construisent ainsi un roman gris et noir, empoissé par une réalité sordide qui engourdit le narrateur.
Un roman de la lassitude. Ces références introduisent dans le roman une impression constante de délitement : les personnages s’y étiolent, tout comme les matières qui les environnent, sous l’effet des embruns salés apportés par les tempêtes et du temps qui passe, inexorablement. Motif récurrent, la rouille colore le roman, qui donne l’impression d’avoir été écrit dans un vieux décor tombant en ruine, construisant le sentiment diffus de venir trop tard, de venir après le temps, après le moment de faste. En effet, le récit se situe lui-même dans l’après : la première incarcération de Marin avait signé la fin d’une ère, et son retour n’est qu’une tentative de refaire comme avant. Plus encore, ce décor particulier pourrait représenter, métaphoriquement, le sentiment des auteurs contemporains qui arrivent sur une scène littéraire où le moment de confiance a disparu, et où ne résident plus que doute et désillusion. Cette impression d’un monde de l’après est doublé par la récurrence de motifs anciens, tragiques, ou de scènes de film déjà tournées. Le roman se fonde donc sur une redite, comme si l’auteur venait trop tard, et que le monde avait tout dit. Cette lassitude devant la répétition n’empêche pourtant pas l’œuvre de s’écrire, luttant contre un progressif engourdissement en proclamant le plaisir de dire, toujours là, et de raconter.
Pauline Franchini et Marie Chassagne
Louis, le narrateur, est de retour chez ses parents à Brest, emportant dans sa valise le livre qu’il a écrit sur l’histoire houleuse de la famille. La dimension métanarrative de Paris-Brest permet à Tanguy Viel d’utiliser le motif du roman familial sur le mode de l’ironie, en prenant à rebours les mécanismes de fonctionnement du genre. C’est d’abord contre le roman familial freudien que se construit le texte, car le terme est utilisé en psychanalyse pour décrire le fantasme par lequel l’enfant imagine avoir été adopté et s’invente d’autres parents plus glorieux ou plus aimants. À l’inverse, face à une histoire familiale idéalisée, le roman du narrateur met en scène sa famille dans ce qu’elle a de moins noble. Mais l’écrivain se joue aussi de l’idée forte développée par Marthe Robert dans Roman des origines, origine du roman : l’histoire familiale d’un écrivain est la matrice de son écriture romanesque, et son rapport au texte est toujours lié à son propre passé. Dans Paris-Brest, le roman du narrateur est le prolongement avoué de l’histoire familiale, et la littérature est directement montrée comme le produit d’un travail sur les origines. Que ce soit par le jeu des inversions ou en forçant le trait, Tanguy Viel travaille contre cette répétition obsédante du motif de la famille dans la littérature contemporaine, et tente de renouveler un modèle générique déjà éprouvé à travers un dispositif fictionnel qui joue sur l’usure de ces codes.
Le roman se situe également à l’intérieur du genre de l’autofiction et mène une réflexion sur ce que c’est que d’écrire sur les siens. Le narrateur, c’est Judas, d’abord parce qu’il est « l’œil du diable » comme il le dit lui-même, observant de fait sa famille par le judas, ensuite parce qu’en dévoilant leurs secrets, écrire son roman familial équivaut à trahir les siens à la manière de Judas. Il est remarquable que l’élément central de l’enquête ne soit pas le cambriolage que commet le narrateur, mais le livre qu’il a écrit. Parce qu’elle propose une autre version de l’histoire familiale que celle que sa mère a construite, un roman sur eux socialement inadmissible, l’écriture de Louis est transgressive, il tente d’échapper à cette fiction de soi que la famille lui impose en créant sa propre fiction sur les siens. Il y a une rivalité narrative entre l’histoire du narrateur et celle de sa mère, car le roman de Louis dés-écrit le récit que cette dernière s’est efforcé de construire et d’imposer.
Si le narrateur est venu « vider ses poubelles familiales », Tanguy Viel orchestre les retrouvailles avec sa famille à la manière d’un roman noir : il revisite les codes fictionnels du genre en nourrissant l’autofiction d’un imaginaire romanesque très différent. La quête personnelle investie par le cadre de l’enquête connaît une inflexion nouvelle, et tout se passe comme si l’imbroglio familial raconté à la manière d’un roman noir permettait de transposer le fait personnel mineur en un événement significatif, auquel on trouve une logique nouvelle. Le texte réfléchit à la nécessaire transmutation réclamée par le roman pour qu’un fait fasse sens et devienne compréhensible au sein d’une narration. L’autofiction, en revêtant l’habit du roman noir, n’est plus le lieu d’un ressassement du fait personnel anodin qui affecte un individu particulier : en s’appliquant aux questions familiales, le roman criminel donne une puissance de signification aux événements familiaux.
La satire est pour Tanguy Viel un des angles d’approche de la famille, et le portrait corrosif du petit noyau brestois passe par une description jubilatoire des rapports familiaux. Elle est présente dès le titre du roman : l’allusion à la pâtisserie qu’est aussi le « Paris-Brest » relie directement le trajet qu’effectue le narrateur pour retrouver les siens au passage obligé du repas de famille du dimanche, pour lequel on amène ce dessert aussi traditionnel qu’écœurant, et qui devient chez Tanguy Viel la marque d’une adéquation ironique aux codes de la famille. Au regard amusé porté sur la petite assemblée réunie pour les dîners au Cercle des marins, et à l’ironie du pastiche du sociolecte de la communauté qui veut une maison « avec vue sur la rade » s’adjoint le ton grinçant de la description étriquée de ce que doivent être les rôles sociaux à travers les propos convenus de la mère de Louis à l’égard des Kermeur. Mais la dimension satirique de l’écriture de Tanguy Viel n’épargne pas pour autant son narrateur. Si Louis tente de s’émanciper de l’identité imposée par sa famille, il semble parfois bien lâche, et son apparent désir de cacher le manuscrit de son roman à sa mère paraît très hypocrite : il est probablement certain qu’en l’emmenant à Brest sa mère le trouvera. L’écrivain signale par là cette volonté non assumée du romancier de dire aux siens quelque chose sur eux et prolonge sa réflexion sur l’autofiction.
Le retravail des lieux communs touche aussi les éléments cinématographiques présents dans le roman, qui sont traités sur le mode héroï-comique. Les titres des parties comme « Le fils Kermeur » rappellent le chapitrage des films de Tarantino, annonçant déjà un traitement des grands classiques entre hommage et parodie. Les scènes de cinéma topiques sont insérées dans la narration avec de multiples décalages : lorsque le narrateur parle de son roman, qu’il ramène avec lui dans le train jusqu’à Brest, il évoque « une bombe dans sa valise », convoquant une multitude de films d’action et de scènes empreintes d’une forte tension dramatique, alors qu’il s’agit de son roman familial, une « bombe » qui ne touche qu’un petit nombre de personnes et dont les effets restent métaphoriques. Lorsqu’il se souvient d’un premier larcin, un vol de tablettes de chocolat au supermarché, le narrateur l’évoque en y superposant l’imaginaire d’un trafic bien plus sérieux et très cinématographique : « mes tablettes de chocolat (…) me serraient le ventre, comme j’imagine des kilos de cocaïne à un poste de douane ». L’écart entre l’événement et la scène de cinéma souligne une certaine pâleur du réel et repense sur le mode comique une séquence cinématographique classique et noble. La confrontation finale entre le narrateur et sa mère, qui brûle théâtralement le roman de son fils pour détruire l’autre version de l’histoire familiale, n’a d’effrayant que l’extrême crispation qui habite la mère, car tout l’enjeu pour le narrateur est déjoué par cette si banale remarque « Elle ne croit quand même pas que c’est mon unique exemplaire ? Et dans ma poche sans la sortir, entre mes doigts je sentais la petite clé USB ». Le bon sens numérique congédie toute la puissance d’évocation cinématographique de la scène.
Tout le roman se passe à Brest, lieu d’enfermement pour le narrateur, matérialisation géographique de la famille éprouvée comme prison ; Louis a réussi à s’en échapper, puisqu’il a quitté la ville des années auparavant. Mais son retour au pays fait de lui une figure de revenant, un personnage qui n’a pas résolu toutes les énigmes de sa vie antérieure et qui ne peut la mettre définitivement de côté : il hante sa famille et est hantée par elle. Le narrateur peine toujours à faire entendre sa voix, des fragments de discours des autres s’y immiscent. Entre les figures du ressassement, la spontanéité toute orale de certaines tournures et la porosité des discours, cette voix est à la fois personnelle et hantée par la communauté du narrateur. Le resserrement à l’œuvre autour de Louis, qui éprouve à nouveau l’enfermement familial, se joint au jeu d’emboîtements auquel se livre Tanguy Viel : la maison, la valise, le tiroir, le coffre, toutes ces échelles de la clôture et du caché désignent la famille comme structure hermétique au dehors, close autour du secret. La pointe du Finistère et l’infini de l’océan semblent pourtant inciter à la fuite vers le dehors, et sont issus de l’imaginaire sombre des gothic novels chers au paysage littéraire de Tanguy Viel. Brest reste le point central de ce paysage, espace du seuil, à la fois objet intime et outil fictionnel car il l’a quittée lorsqu’il était encore enfant, mais suffisamment tard pour que « toutes les images fondatrices, les décors intérieurs se soient fixés » sans qu’il ait pu « se construire dedans ». La ville fait partie des paysages romanesques de prédilection de l’écrivain. Enfin, au retour permanent des lieux familiaux maudits s’adjoint le ressassement des temps. La syntaxe estompe et mélange les durées, elle propose une expérience temporelle singulière, permise par ce qu’on pourrait appeler le retour sur les lieux du crime.
Mais la sensation d’enfermement dans Paris-Brest est aussi lié au sentiment de culpabilité des personnages, renforcé par le regard que la mère porte sur eux : elle est la médiation de la pression sociale, que ce soit face à son mari et à l’humiliation que représente sa condamnation pour des malversations financières ou lorsqu’elle est confrontée à l’homosexualité du frère de Louis, qu’elle ne peut admettre. Il est enfin un dernier enfermement pour les personnages, celui des rôles sociaux, qui met en lumière la puissance de l’argent. Il est le lien entre les personnages, bien plus que leurs relations familiales ou de voisinage, et c’est aussi le fil conducteur qui traverse les différentes parties du roman. Il circule, c’est l’élément qu’on cherche à s’approprier, tout comme on cherche à posséder le livre écrit par le narrateur pour garder la main sur l’histoire familiale.
Malgré cet enfermement des personnages dans un lieu ou dans l’espace familial et social, le roman semble dire la possibilité d’une échappatoire. On peut voir le geste final du père de Louis comme un mouvement de sortie, lorsqu’il choisit de descendre de la voiture pour accompagner son fils à la gare malgré la peur des regards accusateurs. Cette tentative de briser la clôture familiale dupliquerait celle de Louis, qui quitte à nouveau Brest. Ainsi, le récit de Tanguy Viel finit par correspondre en partie au roman de son narrateur : le père qui refuse la honte imposée par le regard de sa femme rappelle le « c’est Kermeur qui a gagné » du roman familial de Louis. Quelqu’un a réussi à s’opposer à la mère, et la littérature est ainsi proposée comme le lieu de la parole et de l’acte substitutifs. À la différence de son roman, dans le réel, la libération de la famille de Louis reste oblique, ambigüe. Mais écrire sur sa famille, sur soi, c’est dire des choses qu’on a tues au moment où le roman familial a eu lieu. Le manuscrit de Louis signale ce pouvoir qu’a l’écriture de l’intime, même mêlée de sarcasmes, de recomposer l’histoire. C’est pour cela que, très ironiquement, cela sonne plus « vrai » de faire mourir la grand-mère dans son récit, lorsque dans la vraie vie on l’a « simplement » cambriolée. Si Tanguy Viel parle de « la scène balbutiante et obsessionnelle du discours », on note que Louis a beau être hanté par la voix de sa mère, la littérature semble pouvoir quelque chose face au récit mythologique familial.
Anaïs Freymont et Cécile Châtelet