écritures contemporaines

Didier Blonde est un détec­tive de la mémoire, tant ses livres tour­nent sans relâ­che autour d’un sou­ve­nir man­quant mais obsé­dant. Son oeuvre peu­plée de fan­tô­mes et aiman­tée par quel­ques sil­houet­tes roma­nes­ques emboîte cer­tai­ne­ment le pas aux flâ­ne­ries de Perec, Sebald ou Modiano qui savent si bien com­bien les sou­ve­nirs s’ancrent dans les lieux et élisent domi­cile parmi nous.

C’est pour­quoi il s’agit tou­jours dans ses livres de mener l’enquête concrè­te­ment, pour suivre à la trace l’ombre d’une actrice du muet ou aller rôder aux alen­tours des domi­ci­les pari­siens de per­son­na­ges fic­tifs. Tout se passe comme s’il repre­nait à son compte la recom­man­da­tion de Lautréamont qu’il cite en ouver­ture de son Répertoire des domi­ci­les pari­siens de quel­ques per­son­na­ges fic­tifs de la lit­té­ra­ture  : « Allez-y voir vous–même si vous ne voulez pas me croire. » Voilà pour­quoi Didier Blonde se fait car­to­gra­phe de la lit­té­ra­ture, en sui­vant à la trace Baudelaire de sa der­nière demeure jusqu’à son lieu de nais­sance dans Baudelaire en pas­sant, ou en démê­lant l’écheveau des habi­ta­tions roma­nes­ques qu’il nous permet de visi­ter au fil de son récent Carnet d’adres­ses.

Ce n’est sans doute pas un hasard s’il a publié quatre de ses livres dans la col­lec­tion « L’un et l’autre » diri­gée par J.-B. Pontalis. Car cet éditeur, qui est aussi un mer­veilleux psy­cha­na­lyste, pro­pose aux lec­teurs une col­lec­tion, où les iden­ti­tés se brouillent et l’esprit s’égare à recher­cher un passé qui s’efface : « visa­ges oubliés, noms effa­cés, pro­fils perdus ». Surtout, Didier Blonde et son éditeur par­ta­gent une pensée de l’intime comme espace et topo­gra­phie, mais si le psy­cha­na­lyste pri­vi­lé­gie la méta­phore théâ­trale d’une « scène inté­rieure », c’est au dédale urbain que Didier Blonde emprunte avec pré­di­lec­tion l’image de l’esprit.

Un amour sans paroles  : Gallimard, « L’Un et l’Autre », 2009.

Après plu­sieurs volu­mes consa­crés au cinéma muet, dont il res­ti­tue l’enchan­te­ment silen­cieux, Didier Blonde consa­cre ce volume à la res­ti­tu­tion d’une vie d’actrice, celle de Suzanne Grandais, morte défi­gu­rée mais en pleine gloire. Mais cette enquête, à tra­vers les archi­ves, comme à tra­vers les films, l’écrivain la mène en emboî­tant le pas à un amou­reux ano­nyme, Jean D., qui n’aura jamais déclaré sa pas­sion sinon dans un manus­crit que retrouve Didier Blonde. Le livre se cons­truit sur une super­po­si­tion de figu­res, sur une assi­mi­la­tion jamais ache­vée, entre l’enquê­teur d’aujourd’hui et l’amou­reux d’hier, dans une double voca­tion : res­ti­tuer une vie mor­ce­lée et exau­cer un amour inac­com­pli.

Vamp et vampire

Suzanne Grandais est une vamp, peut-être l’une des pre­miè­res du cinéma fran­çais. Dans un cinéma muet peuplé par bien des figu­res sur­na­tu­rel­les, cette sil­houette sus­cite un pou­voir d’attrac­tion à la lisière du fan­tas­ti­que. Car l’actrice est un corps, dont on punaise l’image aux murs, certes, mais sur­tout sur lequel on rêve et qui rend captif. Cette « femme-poème » est une « ensor­ce­leuse », et ses grâces se dou­blent d’une « per­ver­sité légère » (p. 16) sans que le nar­ra­teur sache exac­te­ment s’il s’agit de comé­die. Si, dans Le Nain, le per­son­nage « fri­vole et sans cœur » qu’incarne Suzanne « part d’un immense éclat de rire, lais­sant le mal­heu­reux nain ronger son déses­poir », l’indé­ci­sion demeure : « était-ce une autre facette de Suzanne ? » (p. 63-64)

Femme fatale, Suzanne Grandais l’est assu­ré­ment, et plus encore au sens lit­té­ral du terme : elle imprime sur ceux qu’elle séduit l’indice de la mort. Dans Le Chrysanthème rouge d’abord, pré­senté comme une « petite comé­die funè­bre » (p. 16), elle est cette « coquette » vam­pire, qui pro­vo­que la mort d’un de ses sou­pi­rants n’hési­tant pas à s’ouvrir les veines sur sa fleur favo­rite – déjà mor­tuaire – qu’elle dési­rait rouge.

Au-delà de la fic­tion, celui qu’elle vam­pi­rise encore, abso­lu­ment, est sans aucun doute Jean D, et à tra­vers lui le nar­ra­teur. Face à elle, Jean D.« reste suf­fo­qué », dans un « état de trou­ble extrême » (p. 52), « para­lysé d’émotion » ; aspi­rant et s’appro­priant sa vie intime, elle fait de lui un nou­veau sou­pi­rant qui, avec elle débute « une autre vie […], paral­lèle et secrète, qui s’est pour­sui­vie, dit-il, jusqu’à pré­sent, et ne s’achè­vera qu’à sa mort. » Après sa propre dis­pa­ri­tion, enfin, elle opère sur ceux qui l’entou­raient un véri­ta­ble vol de vie, en déclen­chant la mort de son com­pa­gnon, le grand bijou­tier pari­sien, puis celle, sym­bo­li­que, de Jean D. encore, qu’elle laisse « frappé de stu­peur » (p. 97), « la mort dans l’âme » (p. 26), et qui « sera son tom­beau muet » ; celle du nar­ra­teur lui-même enfin, qui, après l’avoir appro­chée, reste hanté par sa figure. Il écrit : « plu­sieurs mois se sont écoulés, sans que je puisse chas­ser entiè­re­ment le sou­ve­nir de Suzanne de mon esprit » (p. 140).

Ces vies qu’elle aspire sem­blent lui per­met­tre de pro­lon­ger la sienne : alors qu’elle sus­cite chez Jean D. « une pas­sion muette », « fana­ti­que et silen­cieuse », alors qu’elle laisse le nar­ra­teur « un ins­tant sans voix » (p. 141), son rire, « qu’on croyait enten­dre encore », acquiert au fil des pages une force « tou­jours recom­mencé[e] » (p. 138). Et c’est le nar­ra­teur qui, en défi­ni­tive, lui donne la parole : « De tous ses films, c’était Le Chrysanthème rouge que je pré­fé­rais : je me le repas­sais inlas­sa­ble­ment jusqu’à pou­voir lire tous les dia­lo­gues sur ses lèvres que je pro­non­çais à sa place » (p. 49). Dès lors, il n’est pas étonnant que la figure de l’actrice appa­raisse à son tour comme désin­car­née. Trop sou­vent carac­té­ri­sée par sa cou­leur blan­che, la jeune femme devient un « fan­tôme d’une étrange sen­sua­lité » (p. 50). Agrandi à l’extrême, son visage, sur lequel le regard s’arrê­tait tant, se dote à l’écran de dimen­sions extra­or­di­nai­res, et se confond par­fois, de façon fan­tas­ti­que, avec le masque mor­tuaire : « J’ai rap­pro­ché ma chaise de la table afin de ne rien perdre de ce visage immo­bile aux traits si blancs qui brillaient dans la pénom­bre comme un masque mor­tuaire » (p. 16).

Archéologie du cinéma muet et invention de l’icône

En paral­lèle de cette quête bio­gra­phi­que, Didier Blonde livre dans Un amour sans paro­les une page de l’his­toire du cinéma, dans ses réa­li­tés par­fois très concrè­tes. Car à tra­vers la res­ti­tu­tion du par­cours d’une actrice sin­gu­lière, c’est tout un âge et tout un art qu’exhume l’auteur, avant qu’ils ne soient effa­cés par « la petite apo­ca­lypse du par­lant ». L’actrice devient alors l’emblème, sinon le sym­bole de ce bas­cu­le­ment esthé­ti­que : avec sa mort, un âge d’or se ter­mine. Par ailleurs, la pro­jec­tion de La Lumière et l’Amour est l’occa­sion de pré­sen­ter ce qu’était « “le grand drame” (il dure une qua­ran­taine de minu­tes, lon­gueur excep­tion­nelle pour l’époque) », dans la pra­ti­que de son temps : « entre deux peti­tes comé­dies, un tour de chant et un numéro de jon­glage » (p. 23). Et écrire sur Suzanne Grandais revient à évoquer l’appa­ri­tion du pre­mier géné­ri­que et la reconnais­sance offi­cielle de l’artiste, l’arri­vée en France des serials amé­ri­cains, ou les pre­miè­res rétros­pec­ti­ves.

La nais­sance de la pre­mière star également : la jeune femme, qui tra­vaille pour les stu­dios « Eclipse », est à diver­ses repri­ses décrite comme une étoile. « Apparition, éblouissement, illu­mi­na­tion » (p. 36), elle laisse ses spec­ta­teurs « ébloui[s] et son­geur[s] » (p. 16). Mais de la météore qui file, elle a également la fuga­cité, et l’éphémère. « Tout s’est passé très vite », écrit le nar­ra­teur : « sa car­rière ful­gu­rante » (p. 109) se clôt sur l’acci­dent de voi­ture dont l’expres­sion « faire pana­che », « fait sou­dain surgir la queue d’une comète ou un feu d’arti­fice » (p. 96).

De son vivant, déjà, Suzanne Grandais s’était vue érigée en icône, ce qu’accen­tuera sa mort bru­tale et mys­té­rieuse. La fas­ci­na­tion qu’elle fait naître se nour­rit d’une image, a ses ado­ra­teurs et s’aug­mente de fan­tas­mes. Fixée, recons­truite et subli­mée, elle reste tou­jours hors d’atteinte, elle reste insai­sis­sa­ble. Ce qu’elle laisse d’elle est une impres­sion : « elle n’est qu’un visage, une sil­houette, un sou­rire » (p. 24), un parfum plus loin, un timbre de voix ima­giné. Tour à tour véri­ta­ble blonde, et véri­ta­ble brune, sans nom défini pour Jean D. pen­dant long­temps, Suzanne semble aussi dési­ra­ble qu’elle est indé­fi­nis­sa­ble. Aussi bien per­sonne que per­son­nage, ce qu’elle est à l’écran imprè­gne ce qu’elle est dans la vie – son pas « alerte et souple » que Jean D. suit des yeux dans la rue est le même qu’au cinéma –, jusqu’à la confu­sion totale : « Suzanne s’appelle Suzanne : c’est le nom qu’elle porte dans la plu­part de ses films, repris en titre, pour entre­te­nir la confu­sion ». Aussi son por­trait ne peut-il être qu’ « en profil perdu » (p. 27), plus une recons­truc­tion, de l’aveu du nar­ra­teur, qu’une des­crip­tion. Si elles sus­cite fan­tas­mes et pas­sions, c’est qu’elle n’est qu’une image, un écran spec­tral sur lequel pro­je­ter ses désirs.

Mise en scène des lieux d’archives et des lieux mémoriels

Le récit res­ti­tue des par­cours d’enquête, et met en scène la recher­che de preu­ves et de témoins. Mais les lieux d’archive sol­li­ci­tés oscil­lent sou­vent entre le funè­bre et l’égarement : les Archives Gaumont sont carac­té­ri­sées par leurs cou­loirs déserts, leurs bureaux vétus­tes, leur obs­cu­rité et leur silence, sur les­quels veille le por­trait du sévère Léon Gaumont. Le laby­rin­thi­que Institut géo­gra­phi­que natio­nal voit ses pro­to­co­les com­pa­rés à ceux d’« un quar­tier placé sous haute sur­veillance ». La biblio­thè­que est un uni­vers de la dévi­ta­li­sa­tion qui résume l’exis­tence de Suzanne à une côte imper­son­nelle, « 8°Rk 18451 ».

Mais peut-être la nudité de ces lieux était-elle néces­saire : neu­tres, ils lais­sent le champ libre au sen­ti­ment pro­fond du nar­ra­teur, dont les sou­ve­nirs enva­his­sent peu à peu l’espace. Les archi­ves devien­nent espace de pro­jec­tion et d’inves­ti­ga­tion fan­tas­ma­ti­que : « et quelle his­toire ai-je besoin de me raconter en venant ici voir ces vieux films exhu­més des archi­ves sous le pré­texte de vagues recher­ches qui s’émiettent en de mai­gres arti­cles publiés dans des revues confi­den­tiel­les ? Quel secret perdu est-ce que je crois pou­voir lire encore sur ces visa­ges ? La mort de mes parents a fait de moi un spé­cia­liste du muet. C’est là que je crois les reconnaî­tre encore, dans ces pas­sants qui leur res­sem­blent, et que je peux les faire parler à mots cou­verts » (p. 14).

Les lieux mémo­riels, qu’ils soient offi­ciels – les archi­ves –, ou per­son­nels – la stèle com­mé­mo­ra­tive –, lut­tent dans leurs dis­po­si­tifs contre la perte du sou­ve­nir. C’est pour­quoi s’y rendre revient à s’arra­cher de son temps et entrer dans une autre réa­lité, celle des rêves. Le nar­ra­teur raconte : « Je me suis enfermé pen­dant plu­sieurs jours […] aux Archives de Saint-Ouen […] j’oubliais de pren­dre des notes et je ne savais pas ce que je cher­chais » (p. 47), ou bien : « Je n’allais qu’à soixante kilo­mè­tres de Paris, mais le voyage et cette jour­née me res­tent comme le sou­ve­nir d’un rêve. J’ai fait le trajet seul dans un wagon fan­tôme qui m’emme­nait au bout du monde rejoin­dre le passé » (p. 142).

Anna Zerbib et Jessica Arrufat

Carnet d’adresses : Gallimard, coll. « L’Un et l’Autre », 2010.

Ouvrir le « carnet » de Didier Blonde revient à suivre l’auteur pour un par­cours dans Paris, où chaque adresse élue sus­cite une halte nar­ra­tive dans l’espace et dans le temps. En autant de cha­pi­tres, le carnet quitte sa dimen­sion intime pour recen­ser les fami­liers d’un uni­vers lit­té­raire, per­son­na­ges fic­tifs du XIXe ou du XXe siècle. Gage de réa­lité par excel­lence, l’adresse devient donc une porte bat­tante sur l’ima­gi­naire, un pivot onto­lo­gi­que dont il s’agit d’expli­ci­ter l’énigme, à tra­vers un voyage ini­tia­ti­que dans les marges de la lit­té­ra­ture, mais aussi dans les cou­lis­ses de l’écriture auto­bio­gra­phi­que.

« La ville s’écrit » : Paris, métaroman

Sur les pas d’Arsène Lupin, l’écriture naît de la pos­si­bi­lité d’une cor­res­pon­dance – c’est le sens de la cita­tion de Maurice Leblanc en exer­gue – avec le per­son­nage emblé­ma­ti­que de l’enquê­teur, que le hasard a fait vivre tout près du lieu d’enfance du nar­ra­teur. C’est ainsi que la pre­mière adresse, « 95, rue Charles-Laffitte », fonc­tionne à la fois comme ce qui déclen­che et ce qui jus­ti­fie le par­cours nar­ra­tif, ins­crit d’emblée sous le signe d’une auto­bio­gra­phie indi­recte. A l’instar de Julien Gracq, c’est « en lisant » que Didier Blonde écrit, puisqu’il convo­que le patro­nage de grands modè­les tels que Truffaut, Balzac, Flaubert… : « Je réin­vente les car­nets de tra­vail de Flaubert ou Zola sillon­nant Paris pour y loger leurs per­son­na­ges » (p. 19). Dans un geste de seconde main, il mêle par­cours réel et fic­tion, dou­blant ainsi l’élément arbi­traire de l’adresse, d’une réfé­rence moti­vée, d’une forme de micro­lec­ture. Paris se fait dédale antho­lo­gi­que, biblio­thè­que urbaine, où l’on peut croi­ser les per­son­na­ges roma­nes­ques de Modiano, Perec, Balzac et autres Maurice Leblanc.

La grande ville, la capi­tale, est pour Didier Blonde le sup­port pri­vi­lé­gié des ima­gi­nai­res de l’espace. Il réac­tua­lise ainsi dans le décor de la moder­nité les formes spa­tia­les du roma­nes­que, l’utopie ou la Carte du Tendre. Si la réa­lité se dis­perse au gré de la déam­bu­la­tion sin­gu­lière –puis­que « L’espace se mul­ti­pliait comme dans un palais des mira­ges » (p. 29)–, elle gagne pour­tant une nou­velle cohé­rence, celle d’un par­cours sin­gu­lier et d’un geste de lec­teur. « Ma lec­ture est une com­bi­na­toire » (p. 54), affirme le nar­ra­teur en repre­nant avec assu­rance les ambi­tions de l’épopée bal­za­cienne : il crée ainsi une « nou­velle comé­die humaine », à la façon d’un démiurge ou plutôt d’un met­teur en scène, puisqu’il invente moins qu’il ne mêle les uni­vers roma­nes­ques.

L’effort de recons­ti­tu­tion prend pour­tant par­fois des allu­res de rendez-vous man­qués « dans les inters­ti­ces du réel » : au fil des pages, le nar­ra­teur se rend aux adres­ses indi­quées, du moins cher­che-t-il à en retrou­ver l’exac­ti­tude, l’Histoire ou la fic­tion en ayant sou­vent effacé les traces. C’est ainsi que, face à une plaque ne cor­res­pon­dant à aucun immeu­ble et ne révé­lant rien de son mys­tère lit­té­raire, le nar­ra­teur en déduit que « l’adresse est réelle, c’est la réa­lité qui est ima­gi­naire » (p. 69), pro­vo­quant de fait un ren­ver­se­ment des valeurs réfé­ren­tiel­les. La nota­tion géo­gra­phi­que qui fonc­tion­nait comme cer­ti­fi­cat d’exis­tence, fait au contraire bas­cu­ler le monde réel dans l’ima­gi­naire. Les adres­ses roma­nes­ques sont le ter­ri­toire du « bis », qui double le monde réel dans une mathé­ma­ti­que de la fic­tion : ce détail ren­force l’effet de réel tout en esquis­sant un monde paral­lèle.

Une spatialisation de la mémoire subjective

Au pas de côté dont le « bis » est l’illus­tra­tion par excel­lence, Didier Blonde ajoute l’épaisseur tem­po­relle pour cons­truire une ville-palimp­seste. En pro­po­sant un Paris révolu, l’auteur sou­li­gne le hiatus entre la ville bas­cu­lant dans l’oubli et le Paris des vivants. Cette méta­mor­phose his­to­ri­que bou­le­verse en per­ma­nence les adres­ses et fait bas­cu­ler la géo­gra­phie dans une dimen­sion spec­trale, qui accen­tue la nos­tal­gie de la dépos­ses­sion, même si l’humour et l’ironie ne sont jamais loin. Pour remé­dier à cela et pré­ser­ver à la fois la mémoire col­lec­tive et le sou­ve­nir indi­vi­duel, la stra­té­gie de l’« adresse par­lante » sème de mémo­riaux les rues de la grande ville. Le par­cours his­to­ri­que devient sub­sti­tut du par­cours spa­tial, dans une déréa­li­sa­tion de la durée qui n’est pas seu­le­ment l’occa­sion d’un épanchement mélan­co­li­que : de la même manière que Gérard Macé, à qui il dédie d’ailleurs son livre, Didier Blonde met en scène le fonc­tion­ne­ment de la mémoire comme déam­bu­la­tion, et le carnet d’adres­ses entre alors dans la tra­di­tion des arts de mémoire. Peu à peu, les rues de Paris se dila­tent au profit de l’étalement mental : les confi­den­ces inti­mes pren­nent de l’ampleur, et les der­niers cha­pi­tres, au lieu des quel­ques lignes du début, se res­ser­rent sur une concep­tion per­son­nelle de la lit­té­ra­ture. L’émotion qui avait été au départ dis­si­mu­lée der­rière l’obses­sion et la fas­ci­na­tion des adres­ses fait retour, et la der­nière adresse fait figure de tom­beau, dans lequel l’auteur per­siste à loger, en allant y voir, une partie de lui. Et plus pré­ci­sé­ment, rue Charles-Laffitte, là où tout a com­mencé, cons­trui­sant son péri­ple à la manière d’une boucle ou d’une odys­sée en mineur, il conserve la poten­tia­lité d’une voix gar­dienne de ce tom­beau, avec un répon­deur où parle encore, d’ailleurs, l’écho de son passé – mon­trant ainsi que même si elle ne peut être ni exhaus­tive ni exacte, la quête n’était pas vaine, et que sous chacun des chif­fres un autre monde réside à portée de pas.

Un livre adressé

L’écumage des archi­ves de la Bibliothèque Nationale de France se révèle être le point culmi­nant de la volonté de retrou­ver la trace de ces fic­tions dans le réel. Le voca­bu­laire poli­cier (« enquête », « bureau de ren­sei­gne­ments », « sus­pects », « inter­ro­ger ») place le lec­teur en posi­tion de spec­ta­teur et de com­plice également : le « carnet d’adres­ses », ainsi, ouvre son inti­mité ori­gi­nale au clin d’œil de l’adresse, de la cor­res­pon­dance. Maurice Leblanc, dans la bouche d’Arsène Lupin, n’a-t-il pas un jour ins­piré cette idée à l’auteur ? Par le biais d’une mytho­lo­gie de Paris, d’un féti­chisme du lieu, « l’Un et l’Autre » sont en effet les per­son­na­ges d’un dia­lo­gue impli­cite. L’un, l’auteur, offre une parole en ins­tance à l’image du der­nier répon­deur télé­pho­ni­que de l’his­toire, comme pour refu­ser de clore la lit­té­ra­ture sur elle-même. L’enquê­teur, loin de résou­dre les énigmes qu’il se pro­pose, mobi­lise au contraire les res­sour­ces du mys­tère à la manière de P. Modiano. L’autre, le lec­teur, le spec­ta­teur initié aux cou­lis­ses, est ainsi appelé à décryp­ter à son tour le réel, à déve­lop­per à mesure un regard d’her­mé­neute, atten­tif aux signes, aux sol­li­ci­ta­tions et aux appels du réel. Cette adresse du réel, ce désir que le réel soit de parole adres­sée, renoue avec la tra­di­tion sur­réa­liste : la « rue de la lune », pro­po­sée en cou­ver­ture, est-elle en ce sens un nou­veau quar­tier géné­ral ?

Les contem­po­rains sont les héri­tiers d’un lieu double et par­tagé, fait d’adres­ses à décou­vrir un livre à la main : « Peut-être, parmi ces voi­sins et ces gar­diens d’immeu­bles que j’inter­roge, en leur fai­sant la lec­ture, le livre à la main, cer­tains, tirant quel­que fierté d’appren­dre qu’ils sont les héri­tiers de ces impro­ba­bles hôtes de pas­sage, feront-ils, à leur tour, de nou­veaux rêves ? » (p. 20) 

Célia Grzegorczyk et Elsa Lepont