écritures contemporaines

Au cours du sémi­naire de Dominique Viart de 2008, à l’Université Lille III, Laurent Demanze pré­sen­tait en quel­ques mots l’oeuvre de Jean-Paul Goux, avant que l’écrivain ne réponde aux ques­tions des étudiants.

Jean-Paul Goux : une voix singulière

Les textes de Jean-Paul Goux sont à l’image de notre temps. Un temps qui hérite de la moder­nité mais tente pour­tant de s’en des­sai­sir. Un temps qui ne peut reve­nir en deçà des leçons de ténè­bres de la moder­nité et qui cepen­dant essaye d’y puiser de nou­vel­les sour­ces d’écriture. Car les textes de Jean-Paul Goux tra­vaillent avec le soup­çon de la moder­nité, avec la cons­cience d’un temps marqué par l’ellipse, le dis­continu et le deuil. La poé­ti­que de la moder­nité est en effet une poé­ti­que du frag­ment et une esthé­ti­que de la miette. Jean-Paul Goux a plus d’une fois dit cet héri­tage moderne, il a rap­pelé « la dis­conti­nuité de nos exis­ten­ces, l’éclatement du sujet, le dis­continu de la pensée, la frag­men­ta­tion des sen­sa­tions, l’expé­rience de la perte, du mor­cel­le­ment et de l’irré­ver­si­bi­lité du temps, la faille des maî­tri­ses, etc. »1 Mais Jean-Paul Goux ne se rési­gne à cette épreuve du dis­continu et de la déliai­son, car ses textes cher­chent au contraire à fabri­quer une conti­nuité, à res­tau­rer un nappé. Comme l’indi­que le titre d’un de ses recueils d’essai, il y va d’une Fabrique du continu, pour mieux sou­li­gner que l’expé­rience de la conti­nuité n’est pas une donnée de l’expé­rience, mais cela-même qu’il s’agit de cons­ti­tuer dans le tra­vail de la langue et de la nar­ra­tion. Non pas donc une œuvre qui refuse la moder­nité, mais une œuvre qui tra­vaille à partir de la faille de la moder­nité, et qui invente une forme roma­nes­que sus­cep­ti­ble de ravau­der et de rac­com­mo­der l’expé­rience déchi­rante de la perte et de la déliai­son. Et cette œuvre roma­nes­que déploie à la fois les res­sour­ces sty­lis­ti­ques, ryth­mi­ques et thé­ma­ti­ques pour faire pièce à la dis­conti­nuité. C’est d’abord une expé­rience de la durée, ensuite une res­ti­tu­tion de la voix et enfin une inquié­tude de l’héri­tage.

Une expérience de la durée

Les livres de Jean-Paul Goux sont en effet des fables du temps, comme le disent déjà quel­ques uns de ses titres, La Fable des jours et Le Triomphe du temps. Car c’est une œuvre qui sait que le temps est à la fois sa matière et son objet, son mode d’expres­sion (un lan­gage qui est expé­rience de la durée) et son ques­tion­ne­ment. Les romans de Jean-Paul Goux inter­ro­gent la mémoire, celle des siè­cles comme dans les Jardins de Morgante où les per­son­na­ges ana­ly­sent l’œuvre d’un poète et d’un jar­di­nier du XVIe siècle, mais celle de la mémoire fami­liale comme dans La Commémoration, La Maison forte ou L’Embardée. Ce sont des romans archéo­lo­gi­ques qui ont pris le motif du champ de fouilles comme emblème, pour dire à quel point le récit fouille et exhume la mémoire. Cette explo­ra­tion de la mémoire cepen­dant, Jean-Paul Goux ne la mène plus avec le désir d’une res­ti­tu­tion inté­grale du passé, comme autre­fois chez Proust, mais avec la cons­cience d’une incer­ti­tude du passé : car les sou­ve­nirs ou les moments révo­lus sont soumis au soup­çon. Les moments du passé sem­blent s’émietter, et le désir du roman est de coa­gu­ler les temps dis­per­sés et de donner cohé­sion à ce qui s’effrite : « Quelque chose s’achève sous nos yeux : une longue époque où l’espoir de domi­ner le temps en maî­tri­sant le deve­nir orga­ni­sait la vie comme l’his­toire. Voici qu’au contraire nous décou­vrons la faillite des maî­tri­ses dans l’expé­rience de l’éclatement et du mor­cel­le­ment, des mul­ti­pli­ci­tés insai­sis­sa­bles, des emmê­le­ments de niveaux tem­po­rels. Temps des Ténèbres : temps des désillu­sions, de la perte, de l’échec, du vieillis­se­ment. Roman des Ténèbres : mais ce n’est pas parce que nous sommes en lam­beaux, qu’il faut mettre le roman en char­pie. C’est que, mieux que le frag­ment, les lon­gues phra­ses conti­nues disent cette « pénom­bre indis­tincte des temps » où se fon­dent des trames tem­po­rel­les et des voix diver­ses comme s’enche­vê­trent les stra­tes bou­le­ver­sées d’un site archéo­lo­gi­que. » (Lamentation des Ténèbres, 4e cou­ver­ture)

Dès ce roman, se disent le bas­cu­le­ment d’un temps, et la fin des lon­gues durées, des patien­tes époques au profit de l’éclatement de l’ins­tant et de la frag­men­ta­tion des savoirs et des per­cep­tions. Le roman relève dès lors d’une manière de résis­tance au temps, qui dans une longue phrase réu­nisse des temps inconci­lia­bles et refa­bri­que une durée à partir de moments hété­ro­gè­nes. Se dit aussi la figure cen­trale de cette œuvre : le roman est un site archéo­lo­gi­que, qui donne à voir les temps révo­lus, mais dans un bou­le­ver­se­ment des stra­tes qui a partie liée à la confu­sion des époques. Désir de durée et durée du désir, goût de l’attente et de la rêve­rie, Jean-Paul Goux écrit ses livres à l’ombre des récits de Julien Gracq auquel il a consa­cré plu­sieurs textes. Comme l’écrit Jean-Paul Goux, ses romans sont à la fois une œuvre contre le temps, avec le temps et dans le temps. Contre le temps, car il s’agit de tra­vailler contre l’irré­ver­si­bi­lité du temps et le mor­cel­le­ment, en créant une conti­nuité seconde. Avec le temps, car le roman tra­vaille avec la durée propre du désir et de l’attente, de la rêve­rie et de l’allant. Dans le temps, puis­que la lec­ture d’un roman confronte à l’épaisseur des épisodes, au tra­vail de la mémoire, comme s’il s’agis­sait de faire éprouver au lec­teur une expé­rience du temps aujourd’hui révo­lue. Site archéo­lo­gi­que ou palimp­seste, pâte ou limon, il s’agit véri­ta­ble­ment pour Jean-Paul Goux de créer une unité aux temps hété­ro­gè­nes et de les faire tenir ensem­ble : c’est sans doute en cela qu’il est bien un de nos contem­po­rains, si l’on en croit l’accent que fait porter Pascal Quignard sur ce mot, en y lisant le désir de mettre les temps ensem­ble et de les faire coexis­ter.

Une restitution de la voix

C’est ce même souci de durée qui sous-tend la res­ti­tu­tion de la voix que mène Jean-Paul Goux. Dominique Rabaté a rap­pelé que les poé­ti­ques de la voix sont extrê­me­ment liées à l’indi­vi­dua­li­sa­tion à l’œuvre dans les socié­tés moder­nes, à l’esseu­le­ment de l’indi­vidu que le roman tente de saisir. Mais ce qu’il cher­che à rendre ce n’est pas tant les échos d’une voix concrète, ni le pré­cieux secret d’un indi­vidu. Ces romans ne sont pas les romans d’un mono­lo­gue inté­rieur où se dirait l’iden­tité psy­cho­lo­gi­que du per­son­nage, mais une parole dia­lo­gi­que. Car les voix ne sont pas sai­sies dans le res­sas­se­ment de l’enfer­me­ment, mais dans l’adresse, dans la confron­ta­tion, dans la nar­ra­tion à autrui de ce qui fut. Comme l’écrit Jean-Paul Goux, « la parole inté­rieure est rare­ment tout à fait soli­taire : elle est le plus sou­vent tissée de la parole d’autrui, elle se déve­loppe dans la reprise et l’assi­mi­la­tion cons­tan­tes de la parole d’autrui, et de la parole qu’on a ou qu’on aurait pu, qu’on va ou qu’on pour­rait adres­ser à autrui, si bien qu’elle est plutôt une poly­pho­nie ».2 Donnant à lire la voix d’un per­son­nage, Jean-Paul Goux res­ti­tue ainsi une com­mu­nauté de paro­les et le tres­sage des voix l’une à l’autre. Comme le remar­quait d’ailleurs Dominique Rabaté, la voix est un mot qui par bon­heur s’écrit pareille­ment au sin­gu­lier et au plu­riel. Et c’est ce plu­riel de voix, qui se relan­cent mutuel­le­ment que veut saisir Jean-Paul Goux, dans une langue qui doit beau­coup aux réflexions de Bakhtine sur le dia­lo­gisme : car notre parole est tou­jours tramée d’autres rumeurs, nos livres entés dans d’autres ouvra­ges. C’est dire que la voix que Jean-Paul Goux exhume est moins la parole intime d’un indi­vidu que la cham­bre d’échos d’une com­mu­nauté : que ce soit celle du dia­lo­gue inin­ter­rompu entre des amis, comme dans Les Jardins de Morgante, ou l’entre­la­ce­ment des dis­cours poli­ti­ques d’une famille dans La Commémoration, ou les voix amuies des ouvriers des usines Peugeot dans Mémoires de l’enclave. Dans ce livre d’une rare ampleur, qui mêle à la fois le jour­nal, un acte d’accu­sa­tion du roman, une archéo­lo­gie des dis­cours de l’usine, des bio­gra­phies brèves et des entre­tiens consi­gnés à mi-chemin de l’eth­no­lo­gie et de la socio­lo­gie. Mais ce livre est com­posé comme une cham­bre d’échos, où les voix esseu­lées se fon­dent dans une grande mono­die sociale où les dis­cours des uns (le pater­na­lisme, le syn­di­ca­lisme) entaille et entame la voix des autres.

Une inquiétude de l’héritage

Or cette poly­pho­nie de la col­lec­ti­vité permet de penser la ques­tion de l’héri­tage. Non plus l’indi­vidu moderne esseulé, atome social coupé de sa com­mu­nauté, mais l’indi­vidu qui se res­sai­sit de son passé fami­lial et de son his­toire fami­liale. C’est le cas dans La Commémoration, La Maison forte ou L’Embardée, ces trois romans qui nous racontent com­ment un indi­vidu cher­che à s’appro­prier à nou­veau un passé qui lui était jusque-là dérobé. L’héri­tage, c’est d’un point de vue his­to­ri­que la même ques­tion du continu qui est au centre de l’œuvre de Jean-Paul Goux et qui se disait tout à l’heure dans la poé­ti­que de la voix ou la recher­che de la durée. L’héri­tage, c’est une durée qui tra­verse l’indi­vidu, quel­que chose d’étranger qui se saisit de nous et qu’il faut s’appro­prier. C’est « la vieille ques­tion de l’héri­tage et de son appro­pria­tion cri­ti­que » dont parle Jean-Paul Goux en qua­trième de cou­ver­ture de Triomphe du temps. Et si le motif de la maison est si cru­cial dans ces romans, ce n’est pas l’impres­sion d’un chez soi retrouvé, d’une maison natale pro­té­gée du temps ou d’une ori­gine célé­brée, mais l’indice que le passé doit tou­jours être réap­pro­priée et res­saisi depuis un pré­sent inquiet. Comme l’écrit Jean-Paul Goux, , c’est « l’expé­rience de l’héri­tage (quelle place faire à ce qui nous revient et qu’on ne choi­sit pas ?) ».3

Mais cette res­sai­sie de l’héri­tage se heurte à la géné­ra­tion des pères, sou­vent absents dans l’œuvre de Jean-Paul Goux ou bien des­truc­teurs. Ce sont des pères-ogres qui ont refusé le passé, mis à bas les trans­mis­sions : ils sont le véri­ta­ble emblème d’une géné­ra­tion moderne, qui a délaissé l’héri­tage pour s’inven­ter un monde neuf à leur mesure, comme les pères de La Maison forte ou de L’Embardée. Ce sont donc des romans de petits-fils, plus que de fils, et qui renouent avec les lon­gues durées de la famille, de l’art, mais aussi de l’archéo­lo­gie et de la géo­lo­gie. Car ce qui motive ces héros, ce n’est pas la ten­ta­tion moderne d’une inven­tion de soi à partir de rien, comme ces pères qui ont pro­pagé les malé­fi­ces du néga­tif, lors­que le « mort saisit le vif »4, mais une dilu­tion de l’iden­tité indi­vi­duelle dans les lon­gues durées : c’est-à-dire essayer de mesu­rer la part de passé que l’on porte en soi, et la part d’étrangeté qui se loge au cœur de soi.

Tel mou­ve­ment qui aus­culte les affi­ni­tés électives entre soi et l’autre, on le retrouve à tra­vers les essais et l’écriture de Jean-Paul Goux. Puisqu’il énonce ses lec­tu­res, se livres à de minu­tieu­ses ana­ly­ses cri­ti­ques et dresse pour nous sa biblio­thè­que. En un mot, il établit le cadas­tre de ses emprunts et des emprein­tes inter­tex­tuel­les. Car ses textes célè­brent les œuvres des inter­ces­seurs : Simon, Gracq, Chateaubriand ou Lautréamont. L’écrivain, lui aussi, est un héri­tier et un lec­teur, il ne cons­truit pas ses œuvres sur une table rase mais se livre à une archéo­lo­gie de la lit­té­ra­ture. Non pas selon un souci d’imi­ta­tion, mais dans le désir de pro­lon­ger ses pro­pres inquié­tu­des dans les œuvres d’autre­fois. Signe sans doute que chaque écrivain repar­court toute la lit­té­ra­ture et rebâ­tit une sin­gu­lière his­toire de la lit­té­ra­ture.

Jean-Paul Goux, La Voix sans repos, Paris, Éditions du Rocher, 2003, p. 135.

Ibid., p. 136.

Ibid., p. 130.

Jean-Paul Goux, La Maison forte, Arles, Actes Sud, 1999, p. 250.