écritures contemporaines

Philosophe et écrivain, Vincent Delecroix croise de plus d’une manière les savoirs et la lit­té­ra­ture, en don­nant à ses récits des allu­res de para­doxes phi­lo­so­phi­ques ou en pre­nant comme figure de rêve­rie Kierkegaard. Mais depuis la paru­tion de son pre­mier roman en 2003, cette œuvre oscille sur­tout entre mélan­co­lie et ironie. Car qu’il com­pose des essais, invente des romans ou rédige la bio­gra­phie d’Achille, au croi­se­ment des genres et des dis­ci­pli­nes, il montre la puis­sance de déri­sion et de sar­casme de la mélan­co­lie. Elle n’est alors ni un abat­te­ment ni un décou­ra­ge­ment, mais un déca­lage amusé ou une séces­sion ana­chro­ni­que pour dire les incongrui­tés et les bizar­re­ries du monde.



Ce qui est perdu  : Gallimard, 2006.

Comment faire le deuil de « ce qui est perdu » : telle est la ques­tion lan­ci­nante et tou­jours modu­lée que pose ce roman de Vincent Delecroix. Elle est d’abord sou­le­vée par le nar­ra­teur, vic­time d’un deuil amou­reux qui dure et qui l’amène à rédi­ger à l’inten­tion de la femme qui l’a quitté, et à qui il s’adresse en per­ma­nence, une bio­gra­phie de Kierkegaard. A cette entre­prise d’écriture s’asso­cie une démar­che orale : il s’agit pour lui d’expri­mer sa dou­leur sur le fau­teuil d’un salon de coif­fure, au fur et à mesure que tom­bent sur le sol les mèches de l’endeuillé. Alors chacun des per­son­na­ges qui se mani­fes­tent autour de lui vien­nent à repren­dre cette inter­ro­ga­tion, contant leur propre his­toire et leur manière propre de com­bler ce vide laissé dans l’exis­tence et qui donne lieu au deuil.

Dans un ver­ti­gi­neux effet de kaléi­do­scope, le nar­ra­teur convo­que donc dif­fé­ren­tes figu­res qui ne ces­sent de réfrac­ter sa peine et sus­ci­tent une poé­ti­que du res­sas­se­ment : l’his­toire prin­ci­pale se module et se méta­mor­phose de per­son­nage en per­son­nage, mais pour per­met­tre au nar­ra­teur de maî­tri­ser sa peine et s’appro­prier ce qui est perdu. Ces mul­ti­ples voix, qui répon­dent à celle du nar­ra­teur comme dans une cham­bre d’échos, char­rient de nom­breu­ses his­toi­res aux tona­li­tés mêlées, tantôt tris­tes et tantôt incongrues. Elles four­nis­sent cons­tam­ment un contre­point, une varia­tion sur un même thème : elles oscil­lent entre le lyrisme –ainsi, l’his­toire du gérant de l’hôtel, ou celle de M. Møller, vieil homme que le nar­ra­teur accom­pa­gne en pèle­ri­nage dans les rues de Paris–, le cocasse –l’his­toire d’un phi­lo­so­phe qui che­mine de Husserl aux Stoïciens, en pas­sant par l’exer­cice phy­si­que et le jave­lot– ou le sar­cas­ti­que –dans les com­men­tai­res de cer­tains clients du salon de coif­fure–.

Par ces contre­points, le récit défait avec ironie les empha­ses de la perte, en déce­lant les cli­chés et moquant les sté­réo­ty­pes – le héros endeuillé qui sacri­fie sa che­ve­lure à celle qu’il aime est ici un client d’un salon de coif­fure, aux che­veux de plus en plus à mesure qu’il res­sasse sa perte. Ce fai­sant, Vincent Delecroix cons­ti­tue l’auto­dé­pré­cia­tion du mélan­co­li­que, ana­ly­sée par Freud, en prin­cipe esthé­ti­que, qui use du dédou­ble­ment et du contre­point iro­ni­que. lOn tra­verse ainsi un texte fait des entre­lacs de ces voix endeuillées, et donc pro­fon­dé­ment com­po­site, aussi bien dans les tona­li­tés mises en place que dans la variété qu’emprunte la fic­tion pour dire cette peine et l’errance qu’elle pro­vo­que.

A force d’échos nar­ra­tifs et de glis­se­ments énonciatifs, il peut arri­ver que le lec­teur se perde dans cette poly­pho­nie dérou­tante ; il ne fait plus alors qu’écouter ce concert de voix mêlées –tenues ensem­ble par un « je » qui pour­rait avoir Shéhérazade comme figure tuté­laire– et dirigé tout entier vers un creux : celui qu’a laissé la femme qui manque et à qui le nar­ra­teur s’adresse in absen­tia ; celui d’un essai bio­gra­phi­que ina­che­va­ble, devant prou­ver la valeur d’un bio­gra­phe qui se consa­cre à un phi­lo­so­phe danois pour y trou­ver son pos­si­ble alter ego ; celui enfin des spec­tres qui nous rap­pel­lent sans cesse ce qui est perdu. Jusqu’à ce que le nar­ra­teur, abrup­te­ment, se rende compte que le deuil est fini. Et que lec­teur par­vienne ainsi à la der­nière page. Car la mélan­co­lie ne connaît pas de dia­lec­ti­que, ni d’étapes dans sa gué­ri­son : elle est seu­le­ment une prise de cons­cience qu’elle a dis­paru.

Yannick Balant



La Chaussure sur le toit  : Gallimard, 2007.

La pré­sence incongrue d’une chaus­sure aban­don­née sur le toit d’un immeu­ble d’un quar­tier popu­laire du nord de Paris, voilà ce qui lance chacun des dix récits qui com­po­sent La Chaussure sur le toit, qui oscille entre roman aux nar­ra­tions imbri­quées et recueil de nou­vel­les.

Variations et modulations : la solitude contemporaine, en dix versions

Non-coïn­ci­dence. Chaque récit pro­pose une réponse dis­tincte à la pré­sence de cette chaus­sure, comme une énigme qu’il s’agit à chaque fois d’élucider. Cependant la pré­sence de cet objet unique et sin­gu­lier est expli­qué par dix rai­sons dif­fé­ren­tes et inconci­lia­bles. L’objet commun à tous les per­son­na­ges est donc celui aussi qui les dis­tin­gue les uns des autres : cette non-coïn­ci­dence des récits fait de chaque per­son­nage une monade leib­ni­zienne, un atome isolé et soli­taire mais qui exprime à sa manière le monde. Chaque récit centré sur un per­son­nage pro­pose en effet une pers­pec­tive sin­gu­lière et déve­loppe une expli­ca­tion dif­fé­rente à la pré­sence de cet objet inso­lite. Au lieu de confor­ter l’uni­vers fic­tion­nel, les récits s’addi­tion­nent alors pour mieux se contes­ter.

Hétérogénéité et jux­ta­po­si­tion. L’orga­ni­sa­tion des textes retrans­crit for­mel­le­ment cette soli­tude col­lec­tive, puis­que elle jux­ta­pose des récits aux nar­ra­teurs et aux tons très hété­ro­gè­nes. La pre­mière per­sonne du sin­gu­lier se fait tour à tour la voix d’un père de famille, d’une jeune fille amou­reuse, d’une vieille dame, d’un pré­sen­ta­teur de télé­vi­sion reconverti dans la phi­lo­so­phie, d’un écrivain mélan­co­li­que, d’un ange, et même d’un chien... Si le ton est le plus sou­vent oral et géné­reux en traits d’esprit comi­ques, les figu­res mélan­co­li­ques de la perte et de l’aban­don han­tent également le recueil, comme l’his­toire émouvante de cet écrivain frappé d’une incu­ra­ble mélan­co­lie, et rap­por­tée par son chien, ce qui permet un ori­gi­nal décen­tre­ment du point de vue. Chaque « je » est for­te­ment carac­té­risé, et cette sin­gu­la­rité tonale accen­tue l’hété­ro­gé­néité des récits. À l’inverse d’un enchâs­se­ment logi­que, donc, la jux­ta­po­si­tion de varia­tions nar­ra­ti­ves dif­fé­ren­tes et incom­pa­ti­bles révèle une com­mu­nauté de textes auto­no­mes, qui se croi­sent sans se cor­res­pon­dre véri­ta­ble­ment. Les per­son­na­ges déjà ren­contrés réap­pa­rais­sent plus ou moins fur­ti­ve­ment, venant par­fois com­plé­ter, mais le plus sou­vent trou­bler l’his­toire des autres.

Qui parle ? De l’énigme de la chaussure à l’énigme de l’énonciation

Microfictions. Le recueil pro­pose ainsi une cons­truc­tion frac­tale, au point d’anéan­tir toute pos­si­bi­lité d’un nar­ra­teur omni­scient, qui occu­pe­rait une posi­tion de sur­plomb sur l’his­toire. La mul­ti­pli­cité des « je » nar­ra­teurs, qui nous offrent chacun une courte nar­ra­tion auto­nome, inter­dit toute com­pré­hen­sion tota­li­sante du recueil : les récits n’ont point de dimen­sion méto­ny­mi­que qui réfè­re­rait à une seule et unique his­toire géné­rale. L’auteur lui-même, d’ailleurs, ne reven­di­que aucune maî­trise sur son texte : il n’appa­raît même que fur­ti­ve­ment dans les notes de bas de page, en limi­tant son rôle à celui d’un col­lec­teur cri­ti­que des dix récits, et par­fois iro­ni­que dans ses remar­ques.

Vertige nar­ra­tif. Cette plu­ra­lité des ins­tan­ces énonciatives sus­cite chez le lec­teur un effet de ver­tige, dès que l’on consi­dère l’infini de ces pos­si­bles nar­ra­tifs. On retrouve chez Vincent Delecroix des concep­tions moder­nes de la logi­que, influen­cées notam­ment par les avan­cées de la phy­si­que quan­ti­que, dans l’archi­tec­ture du recueil : la chaus­sure, tout comme le chat de Schrödinger, semble conte­nir tous les pos­si­bles et battre en brèche toute logi­que. Car ce volume « sature l’expli­ca­tion » en jux­ta­po­sant un à un tous ces pos­si­bles, d’où le ver­tige du lec­teur pour qui les « je » de réfé­rence et les réa­li­tés pos­si­bles se démul­ti­plient sans cesse, igno­rant l’inco­hé­rence.

Une Shéhérazade énigmatique. Comme Shéhérazade, le nar­ra­teur prend soin de dif­fé­rer la chute pour tenir le lec­teur en haleine : tous les nar­ra­teurs jouent de l’attente, et remet­tent à plus tard la révé­la­tion du secret. Raconter son cau­che­mar ou dire son his­toire sont autant de mys­tè­res des­ti­nés à tenir en haleine. Et c’est à cause de ce dis­po­si­tif énigmatique que l’inci­pit de chaque récit, in medias res se veut inso­lite, intri­gant, pour mieux invi­ter à pour­sui­vre la lec­ture. Les phra­ses d’amorce sont des appâts, les titres sont objets de curio­sité et les moti­va­tions des per­son­na­ges sont don­nées tar­di­ve­ment. Tous ces dis­po­si­tifs plon­gent le lec­teur dans une attente com­pa­ra­ble à celle du sultan des Mille et une Nuits. Mais au-delà de savoir d’où vient la chaus­sure, c’est sur­tout la réponse à la ques­tion « qui parle ? » que le lec­teur finit donc par atten­dre à la fin de chaque nou­velle. Ce dépla­ce­ment de l’attente fait alors de La chaus­sure sur le toit un jeu d’énigmes sur l’énonciation, une enquête sur la nar­ra­tion, sur les sour­ces de la voix. Et détourne ainsi l’atten­tion de la matière à la manière. Le nar­ra­teur s’amuse des effets d’attente, de mise en sus­pens, de chutes inat­ten­dues qui invi­tent à relire le récit en connais­sant désor­mais son nar­ra­teur.

Littérature et société : divertir la solitude

Empathie. Les évocations des dif­fi­cultés des sans-papiers et des drames liés aux expul­sions sont une cons­tante dans les œuvres de Vincent Delecroix, que l’on songe par exem­ple à l’épisode du ven­deur de maïs dans Ce qui est perdu. Malgré l’ironie habi­tuelle avec laquelle sont trai­tés ces per­son­na­ges, on peut penser tou­te­fois qu’au-delà de leur aspect sté­réo­typé, dont joue cons­tam­ment le texte, ils se dis­tin­guent des autres per­son­na­ges par une sim­pli­cité du lieu commun qui, s’il faire rire, fait rire jaune. La troi­sième nou­velle de notre recueil, « le chant de l’absence », qui se carac­té­rise par un tra­vail sur les sté­réo­ty­pes du style lit­té­raire tra­gi­que, donne voix à une jeune femme sépa­rée de son amant sans-papiers. Cette alliance du topos du chant tra­gi­que et de la réa­lité pathé­ti­que mais cou­rante des expul­sions et des sépa­ra­tions entraîne alors, du côté de la récep­tion, au-delà de la dis­tance iro­ni­que, une véri­ta­ble empa­thie.

Mixité sociale en terre de lit­té­ra­ture. Juxtaposer des récits incom­pa­ti­bles, c’est aussi jux­ta­po­ser des per­son­na­ges dont les réa­li­tés socia­les sem­blent incom­pa­ti­bles dans notre réa­lité. Ainsi, le recueil se fait un lieu géo­gra­phi­que, une utopie peut-être, dans lequel coha­bi­tent l’élite intel­lec­tuelle guin­dée des salons pari­siens, une bande de voyous, une grand-mère et un immi­gré clan­des­tin. La lit­té­ra­ture devient alors un geste d’enga­ge­ment et de déran­ge­ment des caté­go­ries socia­les rigi­de­ment établies, en mêlant aussi les tons et les styles, et en fai­sant d’un objet quo­ti­dien la matière à des récits tra­gi­ques ou des médi­ta­tions phi­lo­so­phi­ques.

Divertissement et soli­tude. Paradoxalement, si La chaus­sure sur le toit révèle, comme on l’a vu, l’exis­tence d’une « com­mu­nauté néga­tive » par la non-coïn­ci­dence de ses récits, elle lutte également contre ce désœu­vre­ment de la com­mu­nauté. En effet, quel rôle tient l’intro­duc­tion de cette chaus­sure sur le toit, sinon de per­met­tre aux hommes « d’inven­ter toutes les his­toi­res qu’ils vou­draient afin de se diver­tir de leur soli­tude ». Elle permet aux récits de s’imbri­quer, elle permet aux per­son­na­ges de se croi­ser, et au lec­teur de ren­contrer l’ima­gi­naire d’un auteur. Cet objet anec­do­ti­que les diver­tit de leur soli­tude et crée l’espace d’une com­mu­nauté lit­té­raire.

Pauline Franchini et Mathilde Roussigne

Tombeau d’Achille  : Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2008.

Vincent Delecroix renoue avec l’ancienne tra­di­tion du tom­beau pour célé­brer la figure d’Achille et donner à voir ce qui la cons­ti­tue au-delà des réin­ter­pré­ta­tions suc­ces­si­ves et des défor­ma­tions qu’elle a subies. Par un geste archéo­lo­gi­que, l’écrivain débar­rasse le héros des sco­ries du temps et des gloses entas­sées pour mieux saisir ce qui fait sa spé­ci­fi­cité, mais cher­che aussi à se dire à tra­vers son rap­port per­son­nel au héros qui l’a ins­piré.

Désenfouir une figure mythique occultée

Découvrir Achille. Tombeau d’Achille tente de redon­ner chair à un héros sur lequel on a déjà tant écrit. Si Vincent Delecroix res­sus­cite cette figure mythi­que, c’est en la débar­ras­sant de la cara­pace de gloses pour retrou­ver un corps perdu. Car l’essence de ce héros n’est révé­lée qu’en le déles­tant des textes accu­mu­lés : il faut faire dis­pa­raî­tre les lec­tu­res hasar­deu­ses et his­to­ri­que­ment datées pour dévoi­ler la sim­pli­cité et la bru­ta­lité d’Achille, mais aussi dénon­cer la moder­ni­sa­tion ana­chro­ni­que du mythe. La figure achil­léenne est alors envi­sa­gée comme une ruine fer­tile qu’il ne faut pas cher­cher à recons­truire, mais bien à décou­vrir. Cependant, dans son entre­prise pour décou­vrir Achille, Vincent Delecroix a cons­cience d’ajou­ter un texte sup­plé­men­taire, et de pro­po­ser une autre inter­pré­ta­tion alors même qu’il vou­lait les effa­cer. C’est donc une entre­prise cri­ti­que de résur­rec­tion du héros, et la verve iro­ni­que de l’auteur ne cesse de dénon­cer son propre geste.

Mythe et fic­tion. Dans l’œuvre, la figure achil­léenne semble pensée comme para­digme de l’héroïsme. Le genre lit­té­raire du tom­beau ici convo­qué lui rend hom­mage, doublé de la méta­phore du tom­beau maté­riel qui dirige la com­po­si­tion de l’œuvre, avec les trois cha­pi­tres sous-titrés « la statue », « les bas-reliefs » et « la frise ». Le projet ambi­tieux de Vincent Delecroix de faire revi­vre le mythe débar­rassé du poids des inter­pré­ta­tions n’est pas le signe que cette figure appar­tient au passé : l’auteur la réac­tua­lise, et le mythe d’Achille se mêle ainsi à la réa­lité du monde vécu. Le texte est ainsi par­couru d’une ten­sion entre mythe, fic­tion et réa­lité. Vincent Delecroix ne dis­tin­gue pas les dif­fé­rents plans puis­que le réel se super­pose au mythe, ce qui fait d’Achille une figure tout sauf loin­taine. S’il y a une insis­tance sur la dimen­sion archaï­que d’Achille, ce n’est pas pour la reje­ter dans un temps révolu, mais pour en faire une réa­lité pré­sente. En super­po­sant Achille à la réa­lité, Vincent Delecroix révèle la poro­sité des deux mondes.

Le com­po­site et l’épure. Les stra­tes du mythe, les gloses mul­ti­ples et les réin­ter­pré­ta­tions suc­ces­si­ves de la figure achil­léenne com­po­sent un texte com­po­site. C’est Achille lui-même qui à son tour est pro­posé en mor­ceaux, dans un deuxième cha­pi­tre aux allu­res de traité ana­to­mi­que. Mais ce texte com­po­site n’est pas dis­pa­rate, car en dépouillant Achille de toutes les gloses qui l’alour­dis­sent, Vincent Delecroix ne garde de la figure qu’une épure phy­sio­lo­gi­que : son élan. Il y a en effet dans ce livre toute une phy­sio­lo­gie d’Achille qui fait pro­gres­si­ve­ment appa­raî­tre sa carac­té­ris­ti­que essen­tielle : sa vitesse, sa légè­reté, la fougue d’un héros au mode de vie tendu, uni­que­ment inté­ressé par l’ins­tan­tané et menacé par la mort. La vitesse d’Achille est rendue par une écriture tout aussi élancée, empreinte d’accé­lé­ra­tions. Les pério­des de la phrase et l’atten­tion extrême au rythme de l’écriture évoquent la course de la figure achil­léenne.

Une genèse indirecte

Récit d’Achille, auto­bio­gra­phie et mytho-bio­gra­phie. Suivant le prin­cipe de la col­lec­tion « L’un et l’autre », qui pro­pose aux écrivains de se raconter en évoquant un alter ego dans une sorte d’auto­bio­gra­phie indi­recte, l’auteur évoque une vision d’Achille empreinte de sou­ve­nirs per­son­nels. Vincent Delecroix n’est pas loin de com­po­ser une mytho-bio­gra­phie, à la façon de Claude Louis-Combet, quand il envi­sage son exis­tence à partir d’un mythe fon­da­teur, fan­tasmé aussi : le récit du héros se double d’une quête de l’enfance perdue et prend alors une tona­lité mélan­co­li­que, et la bio­gra­phie de l’un touche à l’auto­bio­gra­phie de l’autre. Dans ce dis­po­si­tif qui tra­vaille sur le lien qui unit deux êtres, temps intime et temps mythi­que se mêlent et se répon­dent.

Enfance et mélan­co­lie. Le texte est cons­truit sur la rela­tion qui unit les sou­ve­nirs de l’enfance et la jeu­nesse d’Achille. Malgré des tona­li­tés nos­tal­gi­ques, l’enfance ne peut être retrou­vée, car elle était d’emblée minée par la perte et la cons­cience de sa fra­gi­lité. Il en de même d’Achille, qui est aussi le héros lucide qui porte un regard des­sillé sur sa propre mort. Le texte acquiert alors une tona­lité cré­pus­cu­laire, notam­ment dans le der­nier cha­pi­tre qui est une des­cente aux Enfers. Néanmoins cette mélan­co­lie n’est pas une asthé­nie ni un épuisement, elle est au contraire colère et refus. Achille et le nar­ra­teur ont cette colère en par­tage : elle pousse le pre­mier au combat, et le second vers l’écriture comme autant de façons de ne pas se rési­gner devant l’oubli.

Rompre la clô­ture solip­siste. Ce lien de l’auteur à son modèle est si intime qu’il pour­rait ris­quer d’exclure le lec­teur. Pourtant, le mode énonciatif de l’adresse, avec un « vous » omni­pré­sent, réus­sit aussi bien à faire enten­dre la dimen­sion affec­tive qui lie l’auteur à ce héros qui le hante depuis l’enfance qu’à inter­pel­ler le lec­teur, lui pro­po­ser de se reconnaî­tre dans l’expé­rience décrite : il le lie à son tour à Achille. L’adresse pos­sède sur le lec­teur un véri­ta­ble pou­voir de cap­ta­tion, en lui per­met­tant de s’appro­prier à son tour cette sil­houette héroï­que. C’est enfin par le détour de ce « vous » que prend nais­sance le « je » de l’auteur, qui par­vient à la fin de son œuvre, grâce à Achille, à employer la pre­mière per­sonne.

Damien Blanchard et Cécile Chatelet