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Méthodes, pratiques et enjeux des études littéraires. Regards et questions des doctorant.es sur la discipline. Journée d’études des doctorant.es de Passages XX-XXI Vendredi 6 février
Journée d’études : classicisation du contemporain. Marie-Odile André et Mathilde Barraband vous proposent à Paris III de suivre le devenir-classique de la littérature au présent
Rencontre avec Dominique Viart : dans le cadre de son séminaire sur les enjeux du contemporain, Laurent Demanze s’entretient mardi 19 novembre 2013 avec Dominique Viart, à l’ENS de Lyon.
C’est dire qu’il faudra un hasard heureux, une chance exceptionnelle, pour que nous notions justement, dans la réalité présente ce qui aura le plus d’intérêt pour l’historien à venir.
Bergson
S’interroger sur la place de la littérature contemporaine à l’université est essentiel pour comprendre les enjeux de nos travaux. L’université a toujours eu pour ambition de transmettre les savoirs. Non pas seulement les savoirs déjà connus et reconnus, comme un conservatoire des pratiques et des connaissances, mais aussi les recherches en cours, les nouvelles perspectives du savoir. L’enseignement de la littérature contemporaine s’inscrit dans cette ambition : dire un savoir, mais dans sa genèse.
Cependant, la proximité des auteurs a souvent été perçue à la fois comme un risque et un écueil. Un risque, parce que le présent nous rend myope, les valeurs sont encore mobiles, les arêtes des événements encore peu contrastées. En un mot, le tribunal du temps n’a pas encore rendu son jugement. Mais l’on sait que ce jugement du temps ne cesse d’évoluer, que ceux sont que nous hissons désormais dans notre panthéon ont connu des siècles d’anonymat, des périodes de latence et connaîtront des heures discrètes : c’est un jugement qui ne cesse d’être rendu d’année en année, se contestant et sapant son autorité à mesure. Un écueil ensuite, parce que l’on craint de confondre l’écriture universitaire et la découverte journalistique. Mais tout l’enjeu est bien celui-là, de considérer les œuvres du présent avec les outils critiques, les savoirs universitaires qui ont fait leur preuve sur les siècles précédents. Et sans doute que le langage universitaire saura se renouveler au contact des œuvres d’aujourd’hui.
Comme le rappelle Dominique Viart, dans son article « De la littérature contemporaine à l’Université : une question critique »1 , la présence de la littérature au présent dans les amphithéâtres est récente, et ne se fit pas sans de nombreuses réticences. Cette intégration prolonge sans doute un mouvement plus ample marqué entre autres par la création d’un parcours spécifiquement consacré à l’étude des lettres modernes. Pourtant, continue le critique, « Cela ne signifiait pas seulement un changement de corpus, mais aussi un changement de méthode. La critique littéraire se découvrait alors de nouvelles pratiques autant que de nouveaux territoires. »
La cartographie toujours à refaire de la littérature contemporaine devrait alors sans doute inviter à proposer de nouvelles expériences, à inventer de nouvelles méthodes, ou du moins et plus modestement à interroger les présupposés de notre pratique. Car travailler sur la littérature d’aujourd’hui amène à repenser les limites d’un corpus, les interactions entre champ universitaire et champ littéraire et la fabrique des valeurs.
La revendication d’une histoire du présent est récente, et apparaît après l’essor des Annales qui privilégiait l’étude de la longue durée, pour proposer une histoire culturelle centrée sur des invariants, au détriment de l’histoire événementielle et politique. Elle date essentiellement du dernier quart du XXe siècle, et plus précisément de 1978 avec la création de l’Institut d’histoire du temps présent fondé par François Bédarida au sein du CNRS. Si cette pratique historiographique s’est développée institutionnellement de fraîche date, elle prolonge des préoccupations anciennes, puisque dès l’émergence de l’histoire Hérodote et Thucydide s’étaient demandé quel crédit accorder aux témoins des guerres et des bouleversements politiques de l’époque, en interrogeant les distinctions méthodologiques propres au témoignage oral et au témoignage écrit.
Telle approche historiographique ne fut pas sans susciter réserves et prudences, tant elle soulève de nombreuses difficultés méthodologiques et heurte de front la passion du passé au cœur de la démarche historienne. Car interroger le présent avec une démarche historienne invite à brouiller en permanence la distinction entre histoire et mémoire, à interroger l’inscription de l’observateur dans son champ d’étude et à poser en permanence la délimitation de son champ.
En effet, l’histoire du temps présent ne dispose pas, à la différence des autres champs historiographiques, d’un territoire aux limites chronologiques fixées. La mobilité des bornes qui s’avancent en mesure en aval invitent à penser un découpage d’ordre conceptuel et problématique, davantage que chronologique.
Dans un entretien récent2 , Henry Rousso soulignait plusieurs lieux conflictuels dans l’appréhension d’une histoire du présent : le désir d’un délai de réserve, le changement des modes d’écriture de l’histoire et l’inachèvement de l’histoire. D’abord, sources et archives ne sont pas immédiatement à la disposition des chercheurs, car l’État maintient un délai de réserve avant de diffuser largement ou d’ouvrir au public les documents : il faut entre trente et soixante ans pour accéder aux documents les plus vifs de la mémoire nationale, entre protection de la vie privée et préservation de la cohésion nationale, entre secret intime et secret d’État, au point d’imposer aux historiens d’autres sources et d’autres modèles inquisitoriaux. En effet, à la différence de bien des périodes analysées, l’histoire du présent impose une grande hétérogénéité des sources documentaires : sans doute moins d’archives mais des témoignages audiovisuels, presse, sources informatiques et mémoire orale, qui nécessitent non seulement d’affiner les méthodologies pour maîtriser cette diversité hétérogène des sources, mais aussi de repenser en permanence l’articulation entre mémoire orale et histoire écrite, et sans penser nécessairement ce passage de l’oral à l’écrit comme une objectivation et un dépassionnement du récit originel. Enfin, et surtout, l’historien du présent se heurte essentiellement à l’inachèvement des événements historiques. Il faudrait en effet pour saisir l’histoire, un recul qui dépassionne les débats, et parce que la signification des évènements ne se donne à lire que dans l’après-coup lorsque l’oubli a accentué les arêtes des évènements considérables en jetant dans l’arrière-plan ce qui demeure secondaire. Une telle réticence manque cependant l’apparition des nombreuses sciences sociales –sociologie, science politique, économie– qui s’attachent à dire le présent, au milieu des acteurs essentiels non sans penser en permanence les interactions entre l’observateur et les objets de l’analyse, c’est-à-dire en posant la nécessité d’une réflexivité de l’acte interprétatif. Ce faisant, l’histoire du présent réintroduit la dimension temporelle dans les saisies du monde contemporain, en mettant en lumière les effets de rythme, les périodisations courtes ou latentes
La formule sans doute autrefois paradoxale d’une histoire du présent invite à envisager des rapports contrastés au vrai. Soit la vérité historique est ce qui se donne dans le surgissement de l’événement, c’est-à-dire dans l’effet et l’effraction subis, ou dans l’effarement constaté par des témoins. Soit la vérité n’apparaît que lorsque la poussière de l’événement est retombée, que la violence des acteurs, et leur partialité sont éteintes et que l’on peut à loisir interroger causes profondes et déterminismes cachés. D’un côté, une vérité vécue au présent dans l’inconscience des raisons invisibles mais sous la force de ce qui arrive. De l’autre, une vérité vécue comme décantation, où le savoir ne vient que dans l’après-coup des émotions et des rivalités éteintes.
Quelle vérité détient l’acteur, immergé dans la situation présente ? qu’on décrive le présent comme opacité engluante, immersion aveuglante ou qu’on le valorise comme le moment même où l’événement est vécu, on fera du présent le moment où la subjectivité est la plus affirmée : reste à savoir si l’analyse d’une situation doit rendre compte du moment tel qu’il est vécu, ou dans le recul et le retrait, pour gagner en objectivité et intelligibilité à mesure que l’on s’éloigne du présent.
Dans un article récent3 , Dominique Rabaté remarquait la coïncidence entre le développement des études sur la littérature contemporaine et la fin du mythe du corpus clos de l’œuvre littéraire. Si l’interdit a longtemps pesé de travailler sur la littérature vivante, c’est que l’œuvre était encore en gestation et dans un inachèvement fondamental qui battait en brèche la conception d’un corpus comme totalité organique et cohérent : « L’idée classique qui dictait cet interdit de travailler sur un écrivain vivant était d’avoir accès à la totalité de l’œuvre […]. » Le développement de la génétique textuelle, l’attention portée aux manuscrits, correspondances ou brouillons ont contribué à brouiller les limites de l’œuvre et d’amener à déplacer l’accent des études : le chercheur est habitué désormais à considérer une œuvre comme un processus en cours et en devenir, mais avec ses étapes et ses cristallisations, en somme comme un inachèvement figé.
Ce faisant, prendre en charge un texte contemporain, c’est l’inscrire dans une historicité, interne et externe, qui tend à lui restituer son étrangeté. En effet, l’un des écueils du contemporain est sans doute une illusion de proximité qui efface les héritages discrets et atténue les déterminismes de champ. Le travail du chercheur consiste autant à proposer des lectures qu’à fabriquer de l’éloignement et de l’altérité, en brossant un contexte et en inscrivant l’œuvre dans une rythmicité plurielle. Si l’ambition des chercheurs en littérature sur les œuvres plus anciennes consiste souvent à souligner l’actualité, sinon la modernité, des textes du passé, celle du chercheur en littérature contemporaine est de travailler à dessiner des contrastes pour montrer comment une œuvre fait événement en déplaçant les conditions de réception : il s’agit en somme de déjouer la naturalité de la réception d’une œuvre récente, et de l’artificialiser.
Comme le souligne à très juste titre Dominique Vaugeois, un des fondements de l’herméneutique littéraire tient à la « présomption de valeur »4. La minutie des lectures proposées ou la pluralité des outils sollicités sont garanties par l’autorité de l’écrivain, par la reconnaissance patrimoniale du texte étudié qui fondent sa richesse présumée : l’inscription de l’auteur dans un panthéon imaginaire de la littérature légitime l’hypothèse d’une herméneutique infinie ou d’un sens dernier à se tenir toujours en réserve. En somme, la valeur présumée d’un auteur ou d’une œuvre permettrait d’asseoir la richesse des lectures : la patrimonialisation de l’œuvre permettait le jeu aporétique des interprétations, l’inscription de l’œuvre dans le trésor des œuvres passées ouvrait l’espace multiple des lectures présentes.
Mais cette aura légitimante de l’écrivain consacré qui fonde nos études littéraires n’est ni immédiate ni intangible : elle est essentiellement la somme des réceptions et des lectures, le dépôt des interprétations successives que l’on a pu faire de son œuvre. Il y a toute une histoire à écrire des processus de classicisation des auteurs, selon les siècles et les écarts avec les esthétiques dominantes, en tenant compte des lieux de légitimation que sont l’université, la presse ou même les tribunaux, et qui amènerait à composer une histoire plurielle, différenciée et stratifiée. S’il est possible donc de fonder notre pratique de l’herméneutique littéraire sur une « présomption de valeur », c’est que toute une durée a contribué à constituer une mémoire des œuvres et à composer une hiérarchie des auteurs. Ce travail de la durée a sans doute le mérite de libérer les protocoles herméneutiques de la question taraudante de leur légitimité, mais elle risque dans le même mouvement de faire oublier le nécessaire soupçon sur nos pratiques, voire sur la valeur littéraire des textes des auteurs.
L’on pourrait donc renverser la perspective et considérer que c’est sans doute l’une des forces du travail universitaire sur la littérature d’aujourd’hui : travailler avec le soupçon permanent de l’illégitimité et de la fragilité de nos objets, de la caducité de nos méthodes. Ce renversement des perspectives amènerait sans doute à considérer que la valeur d’un texte n’est pas un donné, stabilisé ou fixé, mais la sédimentation des interprétations successives et conflictuelles qui s’en saisissent. Étudier la littérature contemporaine à l’Université amènerait en quelque sorte à inverser la réflexion esthétique en suspendant la « présomption de valeur » pour au contraire mettre à l’épreuve la valeur d’un texte par les possibles herméneutiques qu’il libère : non plus la valeur consacrée d’un texte comme caution légitimante des lectures, mais la force des lectures pour faire émerger la valeur. Un tel renversement amène évidemment à se confronter en permanence avec la fabrique de la valeur, ses enjeux et ses dispositifs.
L’on sait les critiques adressées notamment depuis les années 1970 à la production du discours scientifique : contradictions et concurrences entre les savoirs, absence de fondement, caducité accrue. S’il n’est pas besoin de les rappeler une fois encore, il convient de souligner que l’universitaire doit en permanence poser la légitimité et l’intelligibilité de son discours, en développant une réflexivité méthodologique, en élaborant un langage spécifique, en présupposant la stabilité de son objet. Or étudier de la littérature contemporaine amène évidemment à considérer que l’essentiel de son travail consiste à élaborer son objet : sélectionner un auteur, circonscrire une œuvre en cours en mettant en scène son impossible cohérence, inscrire cette œuvre dans un devenir de l’histoire littéraire, contextualiser l’œuvre en tissant des affinités électives à travers le champ littéraire, comprendre les métamorphoses de cette œuvre et comment elle se débat avec elle-même ou à la recherche d’elle-même… Le chercheur sur le contemporain ne travaille donc pas sur un objet déjà constitué, mais sur un objet en permanence en cours d’émergence.
Il n’est pas en cela très différent des autres chercheurs sauf à considérer qu’il entre fréquemment en dialogue avec les écrivains sur lesquels il travaille et que ses travaux ne sont pas sans conséquence sur la légitimation ou la réception de ces écrivains. Il y a donc une double interaction avec le champ littéraire : une constitution dialoguée des œuvres et une légitimation indirecte des auteurs. Le chercheur a donc pleinement conscience non seulement de réfléchir sur des œuvres en devenir, mais aussi de constituer par son regard même l’objet qu’il étudie. D’autres sciences se sont affrontées à ces interactions, au point de mettre en place des protocoles ou de poser les enjeux et les risques de ces interactions. La littérature contemporaine attend encore de telles réflexions : on pourrait alors s’interroger sur la place de la parole des écrivains contemporaines dans l’activité du critique, réfléchir au statut des entretiens ou encore attendre du critique qu’il inscrive de manière réflexive sa place dans l’étude qu’il propose, comme cela se pratique à l’intérieur de certaines sciences humaines.
Le travail du critique n’est plus dès lors celui d’un observateur éloigné de son objet mais celui d’un acteur, impliqué dans les débats et plus largement dans la vie du champ littéraire. Il est peut-être juste alors que cette implication se traduise par des formes d’engagement littéraire, ou du moins avec la conscience d’une responsabilité envers son présent. Le critique est souvent amené à réfléchir aux choix qu’il est amené à faire, à être militant en faisant découvrir tel auteur encore peu connu, tel éditeur dont le travail exigeant mérite la reconnaissance. Et même si sa prise de position ne prend pas les formes d’une critique négative, défendue par exemple par Pierre Jourde, le choix d’un objet suppose d’en écarter d’autres, d’en passer sous silence certains. Travailler sur le contemporain, c’est en effet être au cœur de la fabrique de l’histoire pour espérer que son tribunal ne rende pas un jugement trop erroné.
Prendre acte de l’instabilité des valeurs et de la fragilité des hiérarchies, ce n’est pas pour autant renoncer au jugement esthétique, ou se retrancher derrière un relativisme sceptique. Car si les histoires littéraires connaissent des séismes qui remodèlent les paysages, et des résurrections singulières, c’est d’abord le signe qu’elle est elle-même un processus en cours, qui n’est jamais clos, mais ne cesse d’être réinterprété. C’est ensuite le signe que les travaux du chercheur s’inscrivent dans cette historicité des jugements et des valorisations. Comme le remarque Dominique Rabaté, l’enseignant « est obligé de réfléchir aux mécanismes de production de ces valeurs, aux phénomènes d’autorisation dans lesquels l’Université joue aussi un rôle. »5
L’historicité des procédures de légitimation engage à contextualiser le geste même du chercheur pour y déchiffrer les présupposés d’époque et les impensés culturels ou sociaux. Car les valeurs défendues par l’enseignant pourront être « reçues comme des symptômes de l’époque où nous sommes engagés »6 continue Dominique Rabaté. Le geste critique s’accompagne dès lors d’une critique des mécanismes de légitimation, et doit expliciter en permanence sa position, de manière réflexive et soupçonneuse envers son propre geste.
À cet égard, il est saisissant de constater combien la littérature contemporaine ne cesse de se saisir de ces légitimations problématiques pour faire trembler en permanence le grand roman de l’histoire littéraire, ou pour mettre en crise le tribunal du temps. On songe bien évidemment à Pascal Quignard qui s’attache à faire revivre les obscurs, à Pierre Michon qui de livre en livre joue du contraste concerté entre le désir de renommée des artistes et le hasard qui les élève ou les plonge dans l’oubli. Tout se passe alors comme si l’époque contemporaine donnait à lire de manière réflexive par des figures détournées ses propres conditions de réception et les apories des jugements.
Laurent Demanze
http://www.fabula.org/atelier.php?D...
Henry Rousso, La Hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 2008.
Dominique Rabaté, « Récit ou roman ? Réflexions actuelles sur un débat français », in Jean-Luc Bayard et Anne-Marie Mercier-Faivre, Vous avez dit contemporain ? Enseigner les écritures d’aujourd’hui, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 19.
http://www.fabula.org/atelier.php?L...
Dominique Rabaté, « Récit ou roman ? Réflexions actuelles sur un débat français », in Jean-Luc Bayard et Anne-Marie Mercier-Faivre, Vous avez dit contemporain ? Enseigner les écritures d’aujourd’hui, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 19.
Ibid., p. 20.