écritures contemporaines

C’est dire qu’il faudra un hasard heu­reux, une chance excep­tion­nelle, pour que nous notions jus­te­ment, dans la réa­lité pré­sente ce qui aura le plus d’inté­rêt pour l’his­to­rien à venir.

Bergson

S’inter­­ro­­ger sur la place de la lit­­té­­ra­­ture contem­­po­­raine à l’uni­­ver­­sité est essen­­tiel pour com­­pren­­dre les enjeux de nos tra­­vaux. L’uni­­ver­­sité a tou­­jours eu pour ambi­­tion de trans­­met­­tre les savoirs. Non pas seu­­le­­ment les savoirs déjà connus et reconnus, comme un conser­­va­­toire des pra­­ti­­ques et des connais­­san­­ces, mais aussi les recher­­ches en cours, les nou­­vel­­les pers­­pec­­ti­­ves du savoir. L’ensei­­gne­­ment de la lit­­té­­ra­­ture contem­­po­­raine s’ins­­crit dans cette ambi­­tion : dire un savoir, mais dans sa genèse.

Cependant, la proxi­­mité des auteurs a sou­­vent été perçue à la fois comme un risque et un écueil. Un risque, parce que le pré­­sent nous rend myope, les valeurs sont encore mobi­­les, les arêtes des événements encore peu contras­­tées. En un mot, le tri­­bu­­nal du temps n’a pas encore rendu son juge­­ment. Mais l’on sait que ce juge­­ment du temps ne cesse d’évoluer, que ceux sont que nous his­­sons désor­­mais dans notre pan­­théon ont connu des siè­­cles d’ano­­ny­­mat, des pério­­des de latence et connaî­­tront des heures dis­­crè­­tes : c’est un juge­­ment qui ne cesse d’être rendu d’année en année, se contes­­tant et sapant son auto­­rité à mesure. Un écueil ensuite, parce que l’on craint de confon­­dre l’écriture uni­­ver­­si­­taire et la décou­­verte jour­­na­­lis­­ti­­que. Mais tout l’enjeu est bien celui-là, de consi­­dé­­rer les œuvres du pré­­sent avec les outils cri­­ti­­ques, les savoirs uni­­ver­­si­­tai­­res qui ont fait leur preuve sur les siè­­cles pré­­cé­­dents. Et sans doute que le lan­­gage uni­­ver­­si­­taire saura se renou­­ve­­ler au contact des œuvres d’aujourd’hui.

Comme le rap­pelle Dominique Viart, dans son arti­cle « De la lit­té­ra­ture contem­po­raine à l’Université : une ques­tion cri­ti­que »1 , la pré­sence de la lit­té­ra­ture au pré­sent dans les amphi­théâ­tres est récente, et ne se fit pas sans de nom­breu­ses réti­cen­ces. Cette inté­gra­tion pro­longe sans doute un mou­ve­ment plus ample marqué entre autres par la créa­tion d’un par­cours spé­ci­fi­que­ment consa­cré à l’étude des let­tres moder­nes. Pourtant, conti­nue le cri­ti­que, « Cela ne signi­fiait pas seu­le­ment un chan­ge­ment de corpus, mais aussi un chan­ge­ment de méthode. La cri­ti­que lit­té­raire se décou­vrait alors de nou­vel­les pra­ti­ques autant que de nou­veaux ter­ri­toi­res. »

La car­to­gra­phie tou­jours à refaire de la lit­té­ra­ture contem­po­raine devrait alors sans doute invi­ter à pro­po­ser de nou­vel­les expé­rien­ces, à inven­ter de nou­vel­les métho­des, ou du moins et plus modes­te­ment à inter­ro­ger les pré­sup­po­sés de notre pra­ti­que. Car tra­vailler sur la lit­té­ra­ture d’aujourd’hui amène à repen­ser les limi­tes d’un corpus, les inte­rac­tions entre champ uni­ver­si­taire et champ lit­té­raire et la fabri­que des valeurs.

Historien du présent

La reven­di­ca­tion d’une his­toire du pré­sent est récente, et appa­raît après l’essor des Annales qui pri­vi­lé­giait l’étude de la longue durée, pour pro­po­ser une his­toire cultu­relle cen­trée sur des inva­riants, au détri­ment de l’his­toire événementielle et poli­ti­que. Elle date essen­tiel­le­ment du der­nier quart du XXe siècle, et plus pré­ci­sé­ment de 1978 avec la créa­tion de l’Institut d’his­toire du temps pré­sent fondé par François Bédarida au sein du CNRS. Si cette pra­ti­que his­to­rio­gra­phi­que s’est déve­lop­pée ins­ti­tu­tion­nel­le­ment de fraî­che date, elle pro­longe des préoc­cu­pa­tions ancien­nes, puis­que dès l’émergence de l’his­toire Hérodote et Thucydide s’étaient demandé quel crédit accor­der aux témoins des guer­res et des bou­le­ver­se­ments poli­ti­ques de l’époque, en inter­ro­geant les dis­tinc­tions métho­do­lo­gi­ques pro­pres au témoi­gnage oral et au témoi­gnage écrit.

Telle appro­che his­to­rio­gra­phi­que ne fut pas sans sus­ci­ter réser­ves et pru­den­ces, tant elle sou­lève de nom­breu­ses dif­fi­cultés métho­do­lo­gi­ques et heurte de front la pas­sion du passé au cœur de la démar­che his­to­rienne. Car inter­ro­ger le pré­sent avec une démar­che his­to­rienne invite à brouiller en per­ma­nence la dis­tinc­tion entre his­toire et mémoire, à inter­ro­ger l’ins­crip­tion de l’obser­va­teur dans son champ d’étude et à poser en per­ma­nence la déli­mi­ta­tion de son champ.

En effet, l’his­toire du temps pré­sent ne dis­pose pas, à la dif­fé­rence des autres champs his­to­rio­gra­phi­ques, d’un ter­ri­toire aux limi­tes chro­no­lo­gi­ques fixées. La mobi­lité des bornes qui s’avan­cent en mesure en aval invi­tent à penser un décou­page d’ordre concep­tuel et pro­blé­ma­ti­que, davan­tage que chro­no­lo­gi­que.

Dans un entre­tien récent2 , Henry Rousso sou­li­gnait plu­sieurs lieux conflic­tuels dans l’appré­hen­sion d’une his­toire du pré­sent : le désir d’un délai de réserve, le chan­ge­ment des modes d’écriture de l’his­toire et l’ina­chè­ve­ment de l’his­toire. D’abord, sour­ces et archi­ves ne sont pas immé­dia­te­ment à la dis­po­si­tion des cher­cheurs, car l’État main­tient un délai de réserve avant de dif­fu­ser lar­ge­ment ou d’ouvrir au public les docu­ments : il faut entre trente et soixante ans pour accé­der aux docu­ments les plus vifs de la mémoire natio­nale, entre pro­tec­tion de la vie privée et pré­ser­va­tion de la cohé­sion natio­nale, entre secret intime et secret d’État, au point d’impo­ser aux his­to­riens d’autres sour­ces et d’autres modè­les inqui­si­to­riaux. En effet, à la dif­fé­rence de bien des pério­des ana­ly­sées, l’his­toire du pré­sent impose une grande hété­ro­gé­néité des sour­ces docu­men­tai­res : sans doute moins d’archi­ves mais des témoi­gna­ges audio­vi­suels, presse, sour­ces infor­ma­ti­ques et mémoire orale, qui néces­si­tent non seu­le­ment d’affi­ner les métho­do­lo­gies pour maî­tri­ser cette diver­sité hété­ro­gène des sour­ces, mais aussi de repen­ser en per­ma­nence l’arti­cu­la­tion entre mémoire orale et his­toire écrite, et sans penser néces­sai­re­ment ce pas­sage de l’oral à l’écrit comme une objec­ti­va­tion et un dépas­sion­ne­ment du récit ori­gi­nel. Enfin, et sur­tout, l’his­to­rien du pré­sent se heurte essen­tiel­le­ment à l’ina­chè­ve­ment des événements his­to­ri­ques. Il fau­drait en effet pour saisir l’his­toire, un recul qui dépas­sionne les débats, et parce que la signi­fi­ca­tion des évènements ne se donne à lire que dans l’après-coup lors­que l’oubli a accen­tué les arêtes des évènements consi­dé­ra­bles en jetant dans l’arrière-plan ce qui demeure secondaire. Une telle réti­cence manque cepen­dant l’appa­ri­tion des nom­breu­ses scien­ces socia­les –socio­lo­gie, science poli­ti­que, économie– qui s’atta­chent à dire le pré­sent, au milieu des acteurs essen­tiels non sans penser en per­ma­nence les inte­rac­tions entre l’obser­va­teur et les objets de l’ana­lyse, c’est-à-dire en posant la néces­sité d’une réflexi­vité de l’acte inter­pré­ta­tif. Ce fai­sant, l’his­toire du pré­sent réin­tro­duit la dimen­sion tem­po­relle dans les sai­sies du monde contem­po­rain, en met­tant en lumière les effets de rythme, les pério­di­sa­tions cour­tes ou laten­tes

Des régimes de vérité différenciés

La for­mule sans doute autre­fois para­doxale d’une his­toire du pré­sent invite à envi­sa­ger des rap­ports contras­tés au vrai. Soit la vérité his­to­ri­que est ce qui se donne dans le sur­gis­se­ment de l’événement, c’est-à-dire dans l’effet et l’effrac­tion subis, ou dans l’effa­re­ment cons­taté par des témoins. Soit la vérité n’appa­raît que lors­que la pous­sière de l’événement est retom­bée, que la vio­lence des acteurs, et leur par­tia­lité sont éteintes et que l’on peut à loisir inter­ro­ger causes pro­fon­des et déter­mi­nis­mes cachés. D’un côté, une vérité vécue au pré­sent dans l’incons­cience des rai­sons invi­si­bles mais sous la force de ce qui arrive. De l’autre, une vérité vécue comme décan­ta­tion, où le savoir ne vient que dans l’après-coup des émotions et des riva­li­tés éteintes.

Quelle vérité détient l’acteur, immergé dans la situa­tion pré­sente ? qu’on décrive le pré­sent comme opa­cité engluante, immer­sion aveu­glante ou qu’on le valo­rise comme le moment même où l’événement est vécu, on fera du pré­sent le moment où la sub­jec­ti­vité est la plus affir­mée : reste à savoir si l’ana­lyse d’une situa­tion doit rendre compte du moment tel qu’il est vécu, ou dans le recul et le retrait, pour gagner en objec­ti­vité et intel­li­gi­bi­lité à mesure que l’on s’éloigne du pré­sent.

L’œuvre en devenir, le texte à distance

Dans un arti­cle récent3 , Dominique Rabaté remar­quait la coïn­ci­dence entre le déve­lop­pe­ment des études sur la lit­té­ra­ture contem­po­raine et la fin du mythe du corpus clos de l’œuvre lit­té­raire. Si l’inter­dit a long­temps pesé de tra­vailler sur la lit­té­ra­ture vivante, c’est que l’œuvre était encore en ges­ta­tion et dans un ina­chè­ve­ment fon­da­men­tal qui bat­tait en brèche la concep­tion d’un corpus comme tota­lité orga­ni­que et cohé­rent : « L’idée clas­si­que qui dic­tait cet inter­dit de tra­vailler sur un écrivain vivant était d’avoir accès à la tota­lité de l’œuvre […]. » Le déve­lop­pe­ment de la géné­ti­que tex­tuelle, l’atten­tion portée aux manus­crits, cor­res­pon­dan­ces ou brouillons ont contri­bué à brouiller les limi­tes de l’œuvre et d’amener à dépla­cer l’accent des études : le cher­cheur est habi­tué désor­mais à consi­dé­rer une œuvre comme un pro­ces­sus en cours et en deve­nir, mais avec ses étapes et ses cris­tal­li­sa­tions, en somme comme un ina­chè­ve­ment figé.

Ce fai­sant, pren­dre en charge un texte contem­po­rain, c’est l’ins­crire dans une his­to­ri­cité, interne et externe, qui tend à lui res­ti­tuer son étrangeté. En effet, l’un des écueils du contem­po­rain est sans doute une illu­sion de proxi­mité qui efface les héri­ta­ges dis­crets et atté­nue les déter­mi­nis­mes de champ. Le tra­vail du cher­cheur consiste autant à pro­po­ser des lec­tu­res qu’à fabri­quer de l’éloignement et de l’alté­rité, en bros­sant un contexte et en ins­cri­vant l’œuvre dans une ryth­mi­cité plu­rielle. Si l’ambi­tion des cher­cheurs en lit­té­ra­ture sur les œuvres plus ancien­nes consiste sou­vent à sou­li­gner l’actua­lité, sinon la moder­nité, des textes du passé, celle du cher­cheur en lit­té­ra­ture contem­po­raine est de tra­vailler à des­si­ner des contras­tes pour mon­trer com­ment une œuvre fait événement en dépla­çant les condi­tions de récep­tion : il s’agit en somme de déjouer la natu­ra­lité de la récep­tion d’une œuvre récente, et de l’arti­fi­cia­li­ser.

Valeurs et interprétations

Comme le sou­li­gne à très juste titre Dominique Vaugeois, un des fon­de­ments de l’her­mé­neu­ti­que lit­té­raire tient à la « pré­somp­tion de valeur »4. La minu­tie des lec­tu­res pro­po­sées ou la plu­ra­lité des outils sol­li­ci­tés sont garan­ties par l’auto­rité de l’écrivain, par la reconnais­sance patri­mo­niale du texte étudié qui fon­dent sa richesse pré­su­mée : l’ins­crip­tion de l’auteur dans un pan­théon ima­gi­naire de la lit­té­ra­ture légi­time l’hypo­thèse d’une her­mé­neu­ti­que infi­nie ou d’un sens der­nier à se tenir tou­jours en réserve. En somme, la valeur pré­su­mée d’un auteur ou d’une œuvre per­met­trait d’asseoir la richesse des lec­tu­res : la patri­mo­nia­li­sa­tion de l’œuvre per­met­tait le jeu apo­ré­ti­que des inter­pré­ta­tions, l’ins­crip­tion de l’œuvre dans le trésor des œuvres pas­sées ouvrait l’espace mul­ti­ple des lec­tu­res pré­sen­tes.

Mais cette aura légi­ti­mante de l’écrivain consa­cré qui fonde nos études lit­té­rai­res n’est ni immé­diate ni intan­gi­ble : elle est essen­tiel­le­ment la somme des récep­tions et des lec­tu­res, le dépôt des inter­pré­ta­tions suc­ces­si­ves que l’on a pu faire de son œuvre. Il y a toute une his­toire à écrire des pro­ces­sus de clas­si­ci­sa­tion des auteurs, selon les siè­cles et les écarts avec les esthé­ti­ques domi­nan­tes, en tenant compte des lieux de légi­ti­ma­tion que sont l’uni­ver­sité, la presse ou même les tri­bu­naux, et qui amè­ne­rait à com­po­ser une his­toire plu­rielle, dif­fé­ren­ciée et stra­ti­fiée. S’il est pos­si­ble donc de fonder notre pra­ti­que de l’her­mé­neu­ti­que lit­té­raire sur une « pré­somp­tion de valeur », c’est que toute une durée a contri­bué à cons­ti­tuer une mémoire des œuvres et à com­po­ser une hié­rar­chie des auteurs. Ce tra­vail de la durée a sans doute le mérite de libé­rer les pro­to­co­les her­mé­neu­ti­ques de la ques­tion tarau­dante de leur légi­ti­mité, mais elle risque dans le même mou­ve­ment de faire oublier le néces­saire soup­çon sur nos pra­ti­ques, voire sur la valeur lit­té­raire des textes des auteurs.

L’on pour­rait donc ren­ver­ser la pers­pec­tive et consi­dé­rer que c’est sans doute l’une des forces du tra­vail uni­ver­si­taire sur la lit­té­ra­ture d’aujourd’hui : tra­vailler avec le soup­çon per­ma­nent de l’illé­gi­ti­mité et de la fra­gi­lité de nos objets, de la cadu­cité de nos métho­des. Ce ren­ver­se­ment des pers­pec­ti­ves amè­ne­rait sans doute à consi­dé­rer que la valeur d’un texte n’est pas un donné, sta­bi­lisé ou fixé, mais la sédi­men­ta­tion des inter­pré­ta­tions suc­ces­si­ves et conflic­tuel­les qui s’en sai­sis­sent. Étudier la lit­té­ra­ture contem­po­raine à l’Université amè­ne­rait en quel­que sorte à inver­ser la réflexion esthé­ti­que en sus­pen­dant la « pré­somp­tion de valeur » pour au contraire mettre à l’épreuve la valeur d’un texte par les pos­si­bles her­mé­neu­ti­ques qu’il libère : non plus la valeur consa­crée d’un texte comme cau­tion légi­ti­mante des lec­tu­res, mais la force des lec­tu­res pour faire émerger la valeur. Un tel ren­ver­se­ment amène évidemment à se confron­ter en per­ma­nence avec la fabri­que de la valeur, ses enjeux et ses dis­po­si­tifs.

Engagements littéraires

L’on sait les cri­ti­ques adres­sées notam­ment depuis les années 1970 à la pro­duc­tion du dis­cours scien­ti­fi­que : contra­dic­tions et concur­ren­ces entre les savoirs, absence de fon­de­ment, cadu­cité accrue. S’il n’est pas besoin de les rap­pe­ler une fois encore, il convient de sou­li­gner que l’uni­ver­si­taire doit en per­ma­nence poser la légi­ti­mité et l’intel­li­gi­bi­lité de son dis­cours, en déve­lop­pant une réflexi­vité métho­do­lo­gi­que, en élaborant un lan­gage spé­ci­fi­que, en pré­sup­po­sant la sta­bi­lité de son objet. Or étudier de la lit­té­ra­ture contem­po­raine amène évidemment à consi­dé­rer que l’essen­tiel de son tra­vail consiste à élaborer son objet : sélec­tion­ner un auteur, cir­cons­crire une œuvre en cours en met­tant en scène son impos­si­ble cohé­rence, ins­crire cette œuvre dans un deve­nir de l’his­toire lit­té­raire, contex­tua­li­ser l’œuvre en tis­sant des affi­ni­tés électives à tra­vers le champ lit­té­raire, com­pren­dre les méta­mor­pho­ses de cette œuvre et com­ment elle se débat avec elle-même ou à la recher­che d’elle-même… Le cher­cheur sur le contem­po­rain ne tra­vaille donc pas sur un objet déjà cons­ti­tué, mais sur un objet en per­ma­nence en cours d’émergence.

Il n’est pas en cela très dif­fé­rent des autres cher­cheurs sauf à consi­dé­rer qu’il entre fré­quem­ment en dia­lo­gue avec les écrivains sur les­quels il tra­vaille et que ses tra­vaux ne sont pas sans consé­quence sur la légi­ti­ma­tion ou la récep­tion de ces écrivains. Il y a donc une double inte­rac­tion avec le champ lit­té­raire : une cons­ti­tu­tion dia­lo­guée des œuvres et une légi­ti­ma­tion indi­recte des auteurs. Le cher­cheur a donc plei­ne­ment cons­cience non seu­le­ment de réflé­chir sur des œuvres en deve­nir, mais aussi de cons­ti­tuer par son regard même l’objet qu’il étudie. D’autres scien­ces se sont affron­tées à ces inte­rac­tions, au point de mettre en place des pro­to­co­les ou de poser les enjeux et les ris­ques de ces inte­rac­tions. La lit­té­ra­ture contem­po­raine attend encore de telles réflexions : on pour­rait alors s’inter­ro­ger sur la place de la parole des écrivains contem­po­rai­nes dans l’acti­vité du cri­ti­que, réflé­chir au statut des entre­tiens ou encore atten­dre du cri­ti­que qu’il ins­crive de manière réflexive sa place dans l’étude qu’il pro­pose, comme cela se pra­ti­que à l’inté­rieur de cer­tai­nes scien­ces humai­nes.

Le tra­vail du cri­ti­que n’est plus dès lors celui d’un obser­va­teur éloigné de son objet mais celui d’un acteur, impli­qué dans les débats et plus lar­ge­ment dans la vie du champ lit­té­raire. Il est peut-être juste alors que cette impli­ca­tion se tra­duise par des formes d’enga­ge­ment lit­té­raire, ou du moins avec la cons­cience d’une res­pon­sa­bi­lité envers son pré­sent. Le cri­ti­que est sou­vent amené à réflé­chir aux choix qu’il est amené à faire, à être mili­tant en fai­sant décou­vrir tel auteur encore peu connu, tel éditeur dont le tra­vail exi­geant mérite la reconnais­sance. Et même si sa prise de posi­tion ne prend pas les formes d’une cri­ti­que néga­tive, défen­due par exem­ple par Pierre Jourde, le choix d’un objet sup­pose d’en écarter d’autres, d’en passer sous silence cer­tains. Travailler sur le contem­po­rain, c’est en effet être au cœur de la fabri­que de l’his­toire pour espé­rer que son tri­bu­nal ne rende pas un juge­ment trop erroné.

Une critique de la légitimation des valeurs

Prendre acte de l’ins­ta­bi­lité des valeurs et de la fra­gi­lité des hié­rar­chies, ce n’est pas pour autant renon­cer au juge­ment esthé­ti­que, ou se retran­cher der­rière un rela­ti­visme scep­ti­que. Car si les his­toi­res lit­té­rai­res connais­sent des séis­mes qui remo­dè­lent les pay­sa­ges, et des résur­rec­tions sin­gu­liè­res, c’est d’abord le signe qu’elle est elle-même un pro­ces­sus en cours, qui n’est jamais clos, mais ne cesse d’être réin­ter­prété. C’est ensuite le signe que les tra­vaux du cher­cheur s’ins­cri­vent dans cette his­to­ri­cité des juge­ments et des valo­ri­sa­tions. Comme le remar­que Dominique Rabaté, l’ensei­gnant « est obligé de réflé­chir aux méca­nis­mes de pro­duc­tion de ces valeurs, aux phé­no­mè­nes d’auto­ri­sa­tion dans les­quels l’Université joue aussi un rôle. »5

L’his­to­ri­cité des pro­cé­du­res de légi­ti­ma­tion engage à contex­tua­li­ser le geste même du cher­cheur pour y déchif­frer les pré­sup­po­sés d’époque et les impen­sés cultu­rels ou sociaux. Car les valeurs défen­dues par l’ensei­gnant pour­ront être « reçues comme des symp­tô­mes de l’époque où nous sommes enga­gés »6 conti­nue Dominique Rabaté. Le geste cri­ti­que s’accom­pa­gne dès lors d’une cri­ti­que des méca­nis­mes de légi­ti­ma­tion, et doit expli­ci­ter en per­ma­nence sa posi­tion, de manière réflexive et soup­çon­neuse envers son propre geste.

À cet égard, il est sai­sis­sant de cons­ta­ter com­bien la lit­té­ra­ture contem­po­raine ne cesse de se saisir de ces légi­ti­ma­tions pro­blé­ma­ti­ques pour faire trem­bler en per­ma­nence le grand roman de l’his­toire lit­té­raire, ou pour mettre en crise le tri­bu­nal du temps. On songe bien évidemment à Pascal Quignard qui s’atta­che à faire revi­vre les obs­curs, à Pierre Michon qui de livre en livre joue du contraste concerté entre le désir de renom­mée des artis­tes et le hasard qui les élève ou les plonge dans l’oubli. Tout se passe alors comme si l’époque contem­po­raine don­nait à lire de manière réflexive par des figu­res détour­nées ses pro­pres condi­tions de récep­tion et les apo­ries des juge­ments.

Laurent Demanze

http://www.fabula.org/atelier.php?D...

Henry Rousso, La Hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 2008.

Dominique Rabaté, « Récit ou roman ? Réflexions actuelles sur un débat français », in Jean-Luc Bayard et Anne-Marie Mercier-Faivre, Vous avez dit contemporain ? Enseigner les écritures d’aujourd’hui, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 19.

http://www.fabula.org/atelier.php?L...

Dominique Rabaté, « Récit ou roman ? Réflexions actuelles sur un débat français », in Jean-Luc Bayard et Anne-Marie Mercier-Faivre, Vous avez dit contemporain ? Enseigner les écritures d’aujourd’hui, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 19.

Ibid., p. 20.